La vie de Sundar Singh, du jour de sa naissance jusqu'au moment où il quitta l'Occident pour revenir aux Indes, en septembre 1920, se divise en quatre parties bien distinctes. La première se termine avec la seizième année et sa conversion au christianisme. La fin de cette période est marquée par un désir intense de paix ; désir anxieux, constant.
Dans la seconde partie, Sundar Singh, chrétien, décide d'adopter la vie de Sadhou [1], c'est-à-dire de « saint homme » hindou. Cette période comprend sept années de développement, spirituel et d'expériences diverses.
À vingt-trois ans, il reçut l'ordre intérieur de jeûner pendant quarante jours, à l'imitation de Notre-Seigneur. Le jeûne ne dura pas ce laps de temps ; mais le Sadhou estime que cette tentative fut le point de départ d'un grand accroissement de force spirituelle et de vision intérieure. Ce jeûne marqua le début de la troisième période : période de maturité spirituelle aussi bien que de travail, d'aventures et de dangers, auxquels il échappa à grand-peine.
Jusqu'à la fin de 1917, il eut pour champ d'action le nord de l'Inde et le Tibet.
Au début de 1918, un voyage dans le sud de l'Inde et à Ceylan marque le début d'une quatrième période. Elle ouvre l'ère des voyages missionnaires, qui devaient s'étendre au monde entier. Le premier de ces voyages le mena en Birmanie, à la presqu'île de Malacca, en Chine et au Japon. Le second le conduisit en Europe, en Amérique, en Australie. Pendant ces trois années, il n'eut plus à souffrir des tribulations et des persécutions qui l'avaient durement mis a l'épreuve ; par contre, il courut le danger, plus redoutable encore, d'être considéré de son vivant et non sans raison, comme un apôtre et un saint.
Sundar naquit le 3 septembre 1889 à Rampur (État de Patiala), dans le nord de l'Inde. Ses parents étaient fortunés ; ils avaient plusieurs enfants, et Sundar était le plus jeune. Il fait souvent allusion, dans ses discours, aux premières impressions reçues dès l'enfance, dans un foyer où règne l'aisance. Il fait ressortir le contraste entre de bien-être matériel, troublé par l'inquiétude spirituelle, et les épreuves de la vie de Sadhou, riche en joie intérieure, en bonheur et en paix. Ses parents étaient de race sikh ; mais, au point de vue de la pensée et des pratiques religieuses, ils semblent s'être rattachés à l'Hindouisme. Ils fréquentaient les lieux de culte, lisaient les livres sacrés et se tenaient en contact étroit avec les maîtres des deux religions. Faisant allusion à cette période de sa vie, Sundar traduit sa pensée par un jeu de mots bien caractéristique de sa façon de parler, mot d'esprit qui peut se rendre en anglais, et encore, mieux dans sa langue maternelle : « I was not a Sikh, but a seeker... after truth. » [2].
Ce fut sa mère, surtout, qui encouragea et guida ses aspirations religieuses si intenses. Chacun a pu remarquer l'amour qui illumine le visage du Sadhou dès qu'il parle d'elle. Lorsque Sundar s'adresse à des mères, il fait ressortir les possibilités merveilleuses de l'influence maternelle. Un ecclésiastique lui donna un jour ce conseil :
– Vous auriez plus d'influence et vous obtiendriez de meilleurs résultats si vous suiviez un cours dans une Faculté de Théologie.
– Le Sadhou répondit :
– J'ai été à la meilleure Faculté du monde.
– Vraiment ? demanda son interlocuteur, surpris.
– C'est sur les genoux d'une mère qu'on suit les meilleurs cours de théologie.
– Parlant de sa mère à l'archevêque de Cantorbery, il dit :
– Si je ne dois pas retrouver ma mère au ciel, je demanderai à Dieu de m'envoyer en enfer, afin de vivre auprès d'elle.
Sa mère lui dépeignit constamment la vie de Sadhou comme un idéal à suivre dès qu'il serait grand, l'exhortant à renoncer aux biens de ce monde pour essayer d'acquérir la paix intérieure, seule durable et parfaite, cette paix que les religions de l'Inde ont cherché à atteindre depuis des temps immémoriaux. Sundar Singh perdit sa mère lorsqu'il eut quatorze ans, et il nous est permis de supposer que sa grande douleur accrut encore l'ardeur de sa recherche pendant les deux années qui suivirent [3].
Le désir de paix qu'elle avait implanté dans l'âme de l'enfant se développa ; mais les moyens qu'elle lui avait proposés échouèrent complètement. À l'âge de sept ans, il savait par cœur la plus grande partie de la Bhagavad gîta, qui est unanimement reconnue comme le livre le plus remarquable des Écritures hindoues. À seize ans, il avait lu le Granth des Sikhs, le Coran et une quantité d'Upanishads hindous [4] ; fait remarquable, même en tenant compte de la formation intellectuelle de l'Hindou, plus précoce que celle de l'Anglo-saxon. Mais tous ces efforts furent vains. Sa mère le conduisit chez des prêtres et des Sadhous capables d'indiquer les textes sacrés qui lui montreraient la voie. Pendant quelque temps, sous la direction d'un Sadhou hindou, il pratiqua une forme de Yoga, l'une des méthodes de concentration d'esprit, préconisée par les Hindous, qui permet au sujet en état de transe de s'unir à l'Esprit Suprême et d'obtenir ainsi la paix et l'illumination. Là encore, il n'obtint aucun résultat. Il lut la Bible pour la première fois à l'école de la Mission Presbytérienne de son village, mais elle le choqua. Il la jugea subversive quant à la religion de ses pères, et se sentit outragé dans les fières traditions de son sang sikh. Il était loin de penser qu'à cette source, il trouverait un jour la paix dont il était altéré.
Sa conversion eut lieu le 18 décembre 1904. Nous en trouvons le récit le plus fidèle dans un des discours que Sundar prononça à Candy :
« Missionnaires et chrétiens venaient souvent me trouver, mais je les contredisais et les persécutais. Quand j'allais dans une ville, j'enrôlais des gens pour leur jeter des pierres. Je lacérais la Bible et la brûlais quand j'en trouvais l'occasion. En présence de mon père, je déchirai la Bible en morceaux, ainsi que d'autres livres chrétiens ; Je les arrosai de pétrole et j'y mis le feu. je pensais que c'était une religion impie et je consacrais tous mes efforts à la détruire. J'étais fidèle à ma propre religion, mais j'avais beau accomplir tous les rites et toutes les cérémonies quelle prescrit, je n'obtenais aucune satisfaction, aucune paix. Je résolus donc de tout quitter et de me suicider.
Trois jours s'étaient écoulés depuis que j'avais brûlé la Bible. Je me réveillai à trois heures du matin, environ ; je fis mes ablutions rituelles et priai ainsi : « Ô Dieu, s'il y a un Dieu, veuille me montrer le chemin, sinon je me « tuerai. » J'avais l'intention, si je ne recevais aucune réponse, de me coucher sur les rails au passage du train de cinq heures et de me tuer ainsi. Ne pouvant trouver aucune satisfaction dans cette vie, j'espérais dans la vie future. Je priai, mais je n'obtins aucune réponse. Je continuai de prier pendant une demi-heure encore, espérant trouver la paix. À quatre heures et demie du matin, j'aperçus quelque chose que je n'avais encore jamais vu. Dans la chambre où je priais, je vis une grande lumière ; je crus que la maison était en feu. je regardai autour de moi, mais ne trouvai rien. La pensée me vint alors que c'était une réponse de Dieu, et comme je continuais de prier, je regardai cette lumière et j'y vis resplendir l'apparition du Seigneur Jésus-Christ ; elle semblait rayonner de gloire et d'amour. S'il s'était agi de l'incarnation d'une divinité hindoue, je me serais prosterné devant elle. Mais c'était le Seigneur Jésus-Christ que j'avais insulté peu de jours auparavant. Je compris qu'une vision pareille ne pouvait être le fruit de mon imagination. J'entendis une voix qui me parlait en hindoustani :
Combien de temps me persécuteras-tu encore ? Je suis venu te sauver. Tu priais pour connaître le vrai chemin, pourquoi ne le prends-tu pas ? »
Je pensai en moi-même : « Jésus-Christ n'est pas mort, il vit ; ce doit être lui-même ». Alors je tombai à Ses pieds et trouvai cette Paix merveilleuse que j'avais cherchée de tous côtés. C'était la joie si ardemment désirée. C'était le ciel même ! Quand je me relevai, la vision s'était évanouie, mais bien qu'elle eût disparu, la paix et la joie ne me quittèrent plus désormais. J'allai trouver mon père et lui dis que j'étais chrétien. Il me répondit :
– Va te recoucher, et dors. Comment, avant-hier tu as brûlé la Bible et tu dis maintenant que tu es chrétien ? » Je répondis :
« Oui ; j'ai découvert que Jésus-Christ est vivant et je suis résolu à le suivre. À partir d'aujourd'hui je deviens son disciple et je le servirai. »
On a objecté au Sadhou que sa vision n'était qu'un rêve, une simple création de son imagination ; qu'elle était semblable aux visions des Yoghis hindous, dans cet état de transe que Sundar lui-même qualifia d'autosuggestion. Sundar répond en insistant sur deux faits : avant de se mettre en prière, il avait pris un bain froid un matin d'hiver et, par conséquent, il ne pouvait avoir rêvé ; ensuite, l'apparition du Christ était complètement inattendue. De plus, il attache une extrême importance au fait que cette vision l'a transformé complètement, et d'une façon durable. La Paix qui envahit son âme, ce jour-là, ne le quitta plus, et cela depuis quatorze ans.
À l'heure de l'épreuve et de la persécution, cette paix s'accrut et devint toujours plus profonde. Sundar en déduit qu'une force nouvelle, venue de l'extérieur, a pénétré sa vie et que le Christ lui est apparu et lui a parlé. Sundar croit pouvoir affirmer qu'à cette époque il ignorait la conversion de saint Paul, bien qu'en pareille matière il soit difficile de se fier entièrement à la mémoire humaine. Mais il reconnaît l'influence exercée par la Bible pour l'amener à la foi chrétienne, et il insiste toujours sur ce point [5].
Il fait une distinction très nette entre la vision qui amena sa conversion et les visions ultérieures. Dans l'une, il vit le Christ avec les yeux de la chair ; dans les autres, il était en extase, il vit et entendit le Christ « spirituellement ».
Persuadés, comme nous le sommes, que l'esprit d'examen scientifique n'est nullement opposé à l'esprit religieux, mais que ce sont deux chemins par lesquels l'homme peut atteindre les divers aspects de la Vérité, nous maintenons que la Puissance Divine s'exerce au moyen des lois psychologiques, comme elle s'exerce au moyen des lois naturelles [6]. C'est pourquoi nous n'hésitons pas à affirmer que le Sadhou, lors de sa vision, fut réellement et manifestement appelé par Dieu. Mais nous admettons volontiers que la forme de cette vision ait été conditionnée par des lois psychologiques. Quoi qu'il en soit, cette vision fut, sans aucun doute, le tournant décisif de sa vie. À dater de ce jour, les forces qui s'étaient combattues en lui pour le dominer, s'harmonisèrent pour former un nouvel équilibre. Une autre échelle des valeurs s'établit ; il devint un homme nouveau.
Son père, son oncle, son frère aîné (sa mère était déjà morte) firent tous leurs efforts pour le dissuader de devenir chrétien. On, lui parla de la brillante position sociale et des richesses qui seraient siennes s'il restait fidèle à la religion de ses pères. Il entendit de douloureuses réflexions sur la honte et le déshonneur qui rejailliraient sur sa famille s'il devenait chrétien ; mais tous ces arguments ne purent ébranler sa décision. L'affection et le raisonnement ayant échoué, on essaya de la persécution. Pendant neuf mois, on l'abreuva d'outrages et d'humiliations. Un Rajah, ami de. la famille, fit appel à son honneur, à son orgueil de race, mais il ne put vaincre sa résolution ; après quoi, Sundar fut rejeté par les siens et reçut l'ordre de partir pour toujours. Il quitte son foyer, muni de provisions auxquelles on avait mêlé du poison. Mieux valait qu'il mourût, que de continuer à déshonorer sa famille.
« Je me souviens de la nuit où je fus chassé de chez moi... jamais je n'oublierai cette nuit ! Ayant appris à connaître mon Sauveur, j'en avais parlé à mon père, à mon frère, à mes autres parents. Au début, ils ne firent guère attention à mes propos ; puis ils pensèrent que c'était un grand déshonneur de me voir chrétien et ils me chassèrent de la maison paternelle. Je passai cette première nuit sous un arbre, par un temps froid, Je n'avais jamais été soumis à pareille épreuve ; je n'étais pas habitué à dormir à la belle étoile. je songeais : « Hier encore je vivais entouré de tout le luxe de ma maison ; maintenant je tremble de froid. J'ai faim et j'ai soif, je suis sans abri, privé de vêtements chauds et de nourriture. » Je passai toute la nuit sous cet arbre, mais je me souviens de la joie merveilleuse et de la paix qui inondaient mon âme ; je sentais la présence de mon Sauveur. Je tenais mon Nouveau Testament dans ma main et je me souviens de cette nuit comme de ma première nuit au ciel. Je comparais avec bonheur mon état présent avec ma vie luxueuse d'autrefois. Au milieu des richesses et du confort, je n'avais pu trouver la paix de l'âme ; maintenant, la présence de mon Sauveur changeait la souffrance en joie. Depuis lors, j'ai toujours senti Sa présence [7]. »
Sundar Singh fut baptisé à l'Église anglicane de Simla le 3 septembre 1905.
En décidant d'adopter, tout en étant chrétien, le genre de vie et le costume de sadhou, Sundar réalisait une idée originale, fertile en conséquences. Un sadhou, un sannyasi ou un fakir (nous n'avons pas ici de distinctions à faire) ne possède au monde que sa robe couleur safran, et cette robe indique sa profession. Il se consacre entièrement à la vie religieuse qu'il a choisie et qui varie selon l'individu. Pratiques d'ascétisme, méditations solitaires accompagnées d'extase mystique, ou bien encore, prédications ; mais ce dernier cas est moins fréquent. Le « saint homme » est traité avec un profond respect. Les personnages les plus haut placés s'inclinent devant lui. La superstition lui attribue des pouvoirs merveilleux. C'est, au point de vue religieux, un acte méritoire que de lui offrir un repas ou l'hospitalité pendant une nuit. Tout cela rend cette « profession » possible à l'homme qui a pour idéal de mener une vie sainte. Mais beaucoup se font sadhous à cause des avantages qu'ils en retirent. Ces hommes-là mènent des vies qui sont loin d'être édifiantes. Malgré les défaillances d'un grand nombre, il en est quelques-uns dont l'ascétisme incontestable conserve à cette profession son prestige ; aussi le véritable sannyasi est-il salué des titres royaux et divins de Swami, Mahatma, Maharaja.
Être converti au Christianisme et jouer le rôle d'un sadhou, c'était bénéficier d'un avantage incontestable, mais au prix de grosses difficultés. L'avantage consistait à pouvoir présenter la nouvelle religion sous une forme essentiellement hindoue. Mais d'autre part, le respect et la vénération traditionnels attachés à la personne et à la vie d'un sadhou, pouvaient se convertir en ressentiment, en persécution, lorsqu'on verrait que cet étrange sadhou prêchait le christianisme. Pendant les sept années qui suivirent, Sundar expérimenta les avantages et les inconvénients de ce genre de vie. Il allait de lieu en lieu, ne possédant que sa robe safran, une couverture et un exemplaire du Nouveau Testament ; comme, abri et comme nourriture, il avait seulement ce que des auditeurs charitables ou reconnaissants voulaient bien lui donner. Et lorsque tout venait à lui manquer, il vivait de racines et de feuilles, dormait dans des grottes ou bien sous un arbre.
La population des Indes et celle des États voisins vit surtout dans les villages ; il est facile d'y réunir un auditoire, et pour cela un inconnu n'a besoin d'aucune publicité. C'est ainsi que le Sadhou prêcha le plus souvent jusqu'à ces derniers temps. Dans son premier voyage, il parcourut le Punjab, sa province natale, le Cachemire, le Béloutchistan et l'Afghanistan. Il le termina par un court repos dans un village nommé Kotgarth, dans l'Himalaya, à six mille pieds d'altitude et à cinquante-cinq lieues de Simla. Depuis lors, ce village devint pour lui une sorte de quartier général, ou du moins le point de départ et d'arrivée de ses tournées missionnaires.
C'est là, vers la fin de 1906, que Sundar rencontra un riche Américain, M. S. E. Stokes, qui, enthousiasmé par le caractère et l'idéal de saint François d'Assise, avait renoncé à tous ses biens terrestres pour fonder une congrégation sur le modèle des premiers franciscains, afin d'évangéliser les Indes.
« Quelques semaines après que j'eus changé de vie, écrivait M. Stokes, un chrétien hindou vint se joindre à moi ; il en avait eu l'inspiration. C'était un sikh converti qui voyageait dans le pays depuis plus d'un an, un Sadhou (saint homme) qui prêchait le christianisme. Lorsque ma tâche me ramena dans la plaine, il s'occupa de nos intérêts dans la montagne et obtint de tels résultats que tous en furent étonnés. Son influence avait été très supérieure à la mienne, et, quoiqu'il fût à peine sorti de l'adolescence, il avait affronté la faim, le froid, la maladie et même la prison pour son Maître. » [8].
Ces deux hommes ne se contentèrent pas de prêcher dans les villages ; ils travaillèrent ensemble à la léproserie de Sabathu et dans un camp de pestiférés près de Lahore. Sundar déclare avoir collaboré à l'œuvre de Stokes pendant deux ans, mais il ne fut en contact personnel avec lui que pendant trois mois. Stokes l'entretint longuement de saint François.
C'est toujours avec la plus grande vénération que le Sadhou parle de saint François. il a certainement été inspiré par ce génie spirituel, dont le but et la manière de vivre se rapprochaient de son idéal de sadhou chrétien ; autant que cette influence s'est exercée au début de sa carrière. Nous ne devons pas, croire cependant que Sundar ait voulu imiter saint François. « Soyez vous-même, ne copiez personne. » C'est là un des principes fondamentaux du Sadhou, qu'il s'agisse des autres ou de lui-même.
Il a toujours beaucoup admiré le caractère de M. Stokes et son œuvre, mais il pensait que son ami avait fait une erreur en voulant copier trop servilement le modèle franciscain, et il refusa de devenir membre régulier de la nouvelle communauté.
Il est un point important sur lequel il a toujours refusé d'imiter saint François : « Saint François se sentit appelé par Dieu à fonder un nouvel ordre ; je n'ai pas l'impression que ce soit là la volonté de Dieu à mon égard. » À tort ou à raison, il n'a guère encouragé ceux qui lui conseillaient de fonder un ordre de sadhous chrétiens. Il estime que de tels ordres dégénèrent souvent, après la mort de leur fondateur et, qu'en outre, les communautés religieuses ont tendance à donner trop de place au côté matériel de leur organisation : « Dans les montagnes, les torrents roulent leurs eaux et frayent eux-mêmes leur route. Mais dans la plaine, les hommes sont obligés de creuser péniblement des canaux afin que l'eau puisse, s'écouler. Il en est de même pour ceux qui vivent sur les hauteurs, avec Dieu : le Saint-Esprit les inspire et les pénètre librement ; mais les hommes qui consacrent peu de temps à la prière et à la communion avec Dieu, sont obligés de recourir à une organisation laborieuse. »
Cette décision du Sadhou, son indifférence à l'égard de toute organisation et probablement son incompétence sur ce point, le différencient nettement de saint François et de saint Paul, les deux grands missionnaires mystiques avec lesquels il a cependant de nombreux points communs. Le Sadhou témoigne d'une grande sollicitude à l'égard de ceux qu'il nomme « ses filleuls spirituels » ; il veut « prendre soin de toutes les Églises », mais il n'est jamais entré dans les détails d'une organisation pratique. Il s'est chargé de la croix en maintes occasions, mais il n'a pas lutté et souffert afin d'empêcher une communauté aimée de tomber dans le formalisme, le schisme, ou l'abandon de la simplicité primitive de la règle. C'est peut-être la raison pour laquelle le Sadhou n'a pas vu aussi loin, aussi profondément à certains égards qu'un saint Paul ou un saint François.
En 1908, le Sadhou entreprit son premier voyage au Tibet ; depuis lors, ce pays est devenu son principal champ d'activité. Cette contrée l'avait attiré pour deux raisons : l'Évangile n'y était guère répandu ; seuls, quelques missionnaires, principalement des Moraves, étaient arrivés sur les confins du pays ; ensuite, le Sadhou considérait que la conversion du Tibet incombait tout spécialement aux missionnaires de l'Église des Indes.
La religion du Tibet est une forme dégénérée du Bouddhisme. Les prêtres, nommés Lamas, occupent de par leurs fonctions sacerdotales, tous les postes administratifs ; ils sont par cela même hostiles à toute innovation religieuse. Si le Sadhou a toujours été attiré par le Tibet, c'est très certainement à cause des épreuves exceptionnelles qui l'y attendaient. Le froid, la neige, la certitude d'être persécuté, le martyre possible, tout cela répondait à son désir intense : partager les souffrances du Christ. C'est bien le trait caractéristique de cette nature et c'est à cause de cela que beaucoup ont cru à tort, comme nous le verrons plus loin, que Sundar était un ascète.
À Partir de 1908, il résolut de passer six mois de l'année, où davantage, au Tibet et de travailler aux Indes pendant les mois d'hiver. Il essaya une fois de prêcher au Tibet pendant la mauvaise saison, mais il fut bloqué pendant sept jours par une chute de neige de douze pieds de haut ; il comprit qu'il était impossible à un missionnaire de travailler à cette époque de l'année, dans ce pays.
Il Passa les années 1909 et 1910 à Saint-John's Divinity Collège, à Lahore. Un de ses compagnons d'étude raconte comment Sundar menait au collège la vie d'un sadhou. Il ne se plaignait jamais et critiquait rarement ses camarades, mais il n'était pas en communauté de pensées avec la moyenne des étudiants. Il souffrait sincèrement de voir à quel point les chrétiens, en général, restaient inférieurs à l'idéal de leur foi. jugement qui s'explique, étant donné l'idéal de perfection de Sundar, mais qui ne saurait être appliqué spécialement aux chrétiens de Lahore.
Le programme des études, parfait pour un étudiant ordinaire, ne pouvait convenir a un homme de son tempérament et de son expérience. C'est à cette époque de sa vie qu'il sentit mûrir en lui cette conviction : à savoir que la véritable science religieuse s'acquiert non par l'étude intellectuelle, mais par la communion directe avec le Christ.
C'est sans doute à Lahore qu'il lut l'imitation de Jésus-Christ. Il eut l'occasion de la relire bien souvent après, et plusieurs pages de sa Philosophie de la Croix en sont imprégnées. D'après le Sadhou, la Bible et le livre de la Nature sont les seules lectures qu'il fasse encore régulièrement. Et ces deux livres-là ne le quittent jamais. Mais, lorsqu'il se trouve avec des amis, il lit volontiers d'autres ouvrages, surtout lorsqu'ils traitent des mystiques, ou quand il s'agit d'un livre écrit par l'un d'eux. Il a lu une Vie de saint François, mais il ne peut se rappeler à quel moment ; il n'a pas gardé souvenir du nom de l'auteur. Ce sont là des détails qui ne l'intéressent guère. Il a parcouru Al Chazzali et d'autres mystiques soufis. Il a lu des passages de Boehme, de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix et quelques fragments de Swedenborg et de Madame Guyon. Mais nous croyons qu'il n'a lu ces cinq auteurs que tout récemment ; nous n'avons pu obtenir de précision quant aux dates.
Au collège, il apprit à jouer de la « sitar », instrument à cordes hindou. Mais il y renonça bientôt, car il y consacrait trop de temps et il est difficile à un sadhou de transporter cet instrument avec lui. Il l'offrit à un ami et lui demanda de s'en servir pour la gloire de Dieu. La musique produit des impressions très diverses sur le Sadhou suivant les circonstances. Lorsqu'il songe à tous les devoirs qui l'attendent, elle le déprime. Au contraire, dans les moments d'exaltation, il éclate en hymnes de louanges ; mais il dépeint avec humour son attitude générale : « je préfère ne pas chanter : je craindrais de ne faire que du bruit. »
Peu de temps après, il prit une importante décision. Il avait été invité à recevoir l'ordre du Diaconat et déjà on lui avait donné l'autorisation de prêcher. Mais lorsqu'il comprit que le fait d'entrer dans les Ordres sacrés de l'Église Anglicane entraverait sa liberté d'action, l'empêcherait de s'occuper des chrétiens d'autres confessions, imposerait des limites à son travail, il décida de refuser le Diaconat. En même temps, il renvoya son autorisation de prêcher à Mgr Lefroy, alors évêque de Lahore.
L'évêque avait compris que le Sadhou était appelé à une œuvre spéciale et qu'il avait besoin d'un vaste champ d'action. Il approuva pleinement la sagesse de sa décision et, jusqu'à la fin de sa vie, lui témoigna, ainsi qu'à son œuvre, l'intérêt le plus paternel et le plus profond.
Lorsque le Sadhou était à Oxford, nous lui demandâmes la raison pour laquelle il avait renvoyé son autorisation de prêcher :
– On m'avait dit que lorsque je serais ordonné dans l'Église Anglicane, je ne pourrai plus prêcher dans d'autres Églises ; il m'était seulement permis de prendre la parole dans les écoles et les collèges des autres confessions chrétiennes.
Cette remarque nous amena à parler de l'unité chrétienne. Nous notâmes, au cours de nos entretiens, ces paroles bien caractéristiques :
– Si les chrétiens ne peuvent vivre en paix ici-bas, pendant cette courte vie, comment feront-ils pour vivre ensemble dans l'éternité ? Les enfants de Dieu sont de bons enfants, mais bien singuliers. Ils sont très gentils, mais bien étroits. J'ai dit à l'archevêque de Cantorbery : De même qu'il y a aux Indes de hautes et de basses castes, il y a dans l'Église anglicane une Haute et une Basse Église. Le Christ n'y aurait pas fait de distinctions.
Parlant encore de sa conversation avec l'archevêque à Lambeth :
– je lui déclarai franchement, dit-il, que je prenais la parole dans des églises anglicanes ; que j'avais accepté une invitation du Dr J. H. Jowett pour parler à Westminster Chapel, et une autre au Métropolitain Tabernacle.
– Mais c'est parfait... pour vous, dit l'archevêque avec un sourire.
– Le Sadhou réserve avec calme et fermeté sa liberté d'action, mais il n'est aucunement hostile à l'autorité ecclésiastique. Sur la proposition d'un ami anglican qui se trouvait là, il agenouilla respectueusement devant l'archevêque, avant de le quitter, pour recevoir sa bénédiction. L'archevêque exprima le vif désir de le revoir ; mais comme les circonstances ne s'y prêtaient pas, il put seulement assister à une réunion du clergé de Londres, présidée par l'évêque de Londres, réunion au cours de laquelle le Sadhou prit la parole.
Trois anecdotes suffiront pour donner l'impression de cette vie du Sadhou, indépendante de toute organisation religieuse, vie qui devint la sienne depuis lors. La première nous fut contée par Sundar lui-même dans un salon de Paris :
Un jour qu'il se dirigeait vers un village, il aperçut deux hommes qui marchaient devant lui. L'un d'eux disparut tout à coup. Comme il rejoignait l'autre, celui-ci lui montra une forme étendue par terre, recouverte d'un drap. Il dit au Sadhou que c'était son ami qui venait de mourir en chemin :
– Je suis étranger dans ce pays ; je t'en supplie, donne-moi un peu d'argent pour l'enterrer.
Sundar n'avait que sa couverture et deux sous de cuivre qu'on lui avait donnés pour le péage d'un pont ; Mais il donna le tout à l'homme et poursuivit sa route. Il n'était pas bien loin lorsque l'homme le rattrapa en courant. Il tomba à ses pieds, éclata en sanglots et dit :
Mon compagnon est vraiment mort !
Le Sadhou ne comprenait pas ; mais l'homme lui expliqua qu'ils avaient coutume d'extorquer de l'argent aux voyageurs en prétendant, à tour de rôle, que l'un d'eux était mort. Ils faisaient ce métier depuis plusieurs années. Cette fois-ci, l'homme était revenu sur ses pas, il avait appelé son ami, mais n'avait pas obtenu de réponse. Il souleva le drap et fut épouvanté de le voir mort pour tout de bon.
Je suis bien content, dit-il naïvement, que cela n'ait pas été mon tour de jouer le mort aujourd'hui.
Le malheureux, persuadé qu'il était en présence d'un grand saint que son compagnon et lui avaient dépouillé de tout ce qu'il possédait, convaincu qu'ils avaient mérité la colère des dieux, se mit à implorer le pardon du Sadhou. Alors Sundar lui parla du Christ et lui expliqua qu'il pourrait obtenir son pardon du Seigneur.
– Fais de moi ton disciple, dit l'homme.
– Comment le pourrais-je, quand je ne suis moi-même qu'un disciple ? répondit le Sadhou.
Cependant il permit à cet homme de l'accompagner quelque temps, alors qu'il voyageait. Plus tard, il l'envoya à une station missionnaire dans les environs de Garhwal où il reçut le baptême en temps voulu.
Nous empruntons la seconde anecdote à la brochure de Mrs Parker :
Dans un village du district de Thoria, la population le traita si mal qu'il dut passer toutes ses nuits dans la jungle, et cela tout le temps qu'il demeura auprès d'eux. Après une journée particulièrement dure et décourageante, le Sadhou découvrit une caverne ; la nuit était profonde. Il étendit sa couverture par terre et s'endormit. Au lever du jour, il aperçut un grand léopard qui dormait tout près de lui. A cette vue, il fut presque paralysé de peur, mais une fois hors de la caverne, il réalisa la merveilleuse protection de Dieu qui l'avait gardé pendant son sommeil.
Jusqu'à présent, dit-il, aucune bête sauvage ne m'a fait de mal [9].
L'histoire suivante est tirée d'une lettre signée et adressée au Nur Afshan, revue chrétienne hebdomadaire du nord de l'Inde, et communiquée par M. Zahir [10]. L'auteur de la lettre, un Hindou cultivé, employé au département des forêts du Civil Service, nous raconte qu'un jour où il descendait de la montagne, il rencontra un Sadhou qui gravissait le chemin, Au lieu d'engager la conversation comme il en avait eu tout d'abord l'idée, il attendit curieux de savoir ce qui allait se passer, et voici ce qu'il vit : Lorsque le Sadhou arriva au village, il s'assit sur un tronc d'arbre, essuya la sueur de son visage et entonna un cantique chrétien. Bientôt la foule se rassembla, Mais lorsque les assistants comprirent que Sundar chantait l'amour du Christ, ils se fâchèrent, y compris l'auteur de la lettre qui était un membre zélé de l'Arya Samaj [11].
Un homme bondit sur le Sadhou, lui assena un coup qui lui fit une cruelle entaille à la joue et à la main, et le renversa de son siège. Sundar se releva sans mot dire. Il banda sa main avec son turban et, le visage ruisselant de sang, il se mit à chanter les louanges de Dieu et à appeler Sa bénédiction sur ses persécuteurs. L'homme qui avait renversé Sundar, nommé Kripa Ram, fit par la suite de longues recherches pour le retrouver dans l'espoir d'être baptisé par « cette main blessée ». Ses recherches n'ayant pas abouti, il accepta le baptême d'un missionnaire de l'endroit, dont il cite le nom. Mais il conserva toujours le grand espoir de revoir le Sadhou. Le témoin explique longuement ensuite comment cet incident bouleversa ses idées sur le christianisme. Il termine son récit en demandant aux lecteurs du journal de prier pour lui, afin qu'il soit rendu digne (par le baptême) de confesser publiquement sa foi au Christ.
Le Sadhou, dans sa vingt-troisième année, tenta de jeûner pendant quarante jours à l'imitation de son Maître. Ses amis essayèrent de l'en dissuader, mais en vain. Il choisit un endroit à l'ombre dans la jungle, entre Hardwar et Dehra Dun, et nota dans son Nouveau Testament le jour exact où il commença son jeûne. Il fit un tas de quarante pierres, qu'il plaça auprès de lui, se proposant d'en ôter une chaque jour pour mesurer le temps. Les premiers jours, il ressentit une brûlure intense à l'estomac, par suite du manque de nourriture ; mais cette sensation disparut assez rapidement. Pendant son jeûne, le Christ lui apparut, les pieds et les mains ensanglantés, le visage resplendissant. Il le vit « non pas comme au jour de sa conversion », avec ses yeux de chair, aujourd'hui obscurcis, incapables de discerner quoi que ce soit ; il eut une vision spirituelle. Pendant tout le temps que dura le jeûne, Sundar sentit grandir et se fortifier en lui le sentiment de paix et de joie dont il jouissait depuis sa conversion. Ce sentiment était tellement intense qu'il n'eut jamais la tentation de renoncer à son jeûne. Lorsque ses forces faiblirent, il vit ou crut voir un lion ou un autre fauve ; il l'entendit rugir. Le rugissement semblait venir de loin, alors que l'animal semblait proche ; l'ouïe s'affaiblissait sans doute plus vite que la vue. Il devint faible au point de ne pouvoir jeter ses pierres et perdit ainsi la notion du temps ; c'est pourquoi il ne peut savoir la durée de son jeûne. Deux bûcherons le trouvèrent dans cet état et le portèrent dans sa couverture à Rishi Kish, et de là à Dehra Dun. Il était pleinement conscient de ce qui passait autour de lui, bien qu'il lui fût impossible de parler.
Le Sadhou affirme que sa vie spirituelle a été transformée par ce jeûne, et qu'il en ressent encore aujourd'hui les effets. Certains de ses doutes se dissipèrent. Il s'était parfois demandé si le sentiment de paix et de joie qu'il éprouvait n'était pas « une force latente de son moi » dû par conséquent à sa personnalité et non à la Présence divine. Mais pendant le jeûne, alors que ses forces physiques étaient diminuées au point de n'être presque plus, la paix intérieure n'avait cessé de croître et de devenir plus intense. Il en conclut que cette paix était d'origine céleste et ne provenait pas de l'exercice naturel de ses facultés humaines. Il acquit la conviction que l'esprit est un élément qui diffère du cerveau. Il s'était souvent demandé ce que deviendrait son esprit après la désagrégation de son corps. Ce jeûne lui permit de constater que plus son corps s'affaiblissait, plus ses facultés spirituelles semblaient redoubler d'activité. il en tira la conclusion que l'esprit est entièrement indépendant du cerveau : « Le cerveau n'est que l'atelier où travaille l'esprit. Le cerveau est semblable à un orgue et l'esprit est l'organiste qui en joue. Deux ou trois notes peuvent faire défaut et rester muettes. Cela n'implique pas que l'organiste soit absent. »
– Le jeûne, nous dit-il, exerça également une influence durable sur mon caractère. Avant d'avoir entrepris ce jeûne de quarante jours, j'étais souvent assailli par des tentations (lorsque vous écrirez votre livre, il faudra dire également mes faiblesses) ; quand j'étais fatigué, par exemple, je m'impatientais lorsqu'on venait me parler et me poser des questions. Cela m'est encore difficile à supporter, mais beaucoup moins depuis le jeûne. Mes amis m'ont affirmé qu'on ne s'en apercevait pas ; alors même qu'ils diraient la vérité, c'est une faiblesse que je regrette. Elle m'a créé bien des difficultés et des doutes. Mais peut-être est-ce le moyen de me maintenir dans l'humilité, comme l'écharde dans la chair dont parle saint Paul ; j'ai parfois pensé qu'il faisait allusion à une épreuve du même genre. Cette faiblesse provient peut-être en partie du fait que je vis encore dans mon corps, mais je souhaiterais qu'il en fût autrement, Avant le jeûne, d'autres tentations me firent également souffrir. Lorsque j'étais tourmenté par la faim et la soif, j'avais coutume de me plaindre et de me demander pourquoi le Seigneur n'y pourvoyait pas. Il m'avait dit de ne prendre aucun argent sur moi. Si j'en avais eu, j'aurais pu me procurer le nécessaire. Depuis mon jeûne, lorsque je suis accablé d'épreuves physiques, je me dis : - « C'est la volonté de mon Père, peut-être ai-je fait quelque chose pour le mériter. » Avant le Jeûne, j'ai parfois été tenté d'abandonner la vie et les tribulations du Sadhou, pour retourner au luxe de la maison paternelle, pour me marier et vivre dans le bien-être. N'était-il pas possible de vivre cette vie-là en communion avec Dieu et d'être un bon chrétien ? je compris que les hommes ne commettaient aucun péché en cherchant à vivre confortablement, en jouissant de leurs richesses et de leur foyer, mais que Dieu avait d'autres vues sur moi ; le don d'extase qu'il m'avait accordé ne valait-il pas un foyer et même davantage ? C'est ainsi que je connus des joies qui surpassent toutes les autres.
Ma véritable union est avec le Christ. Je ne dis pas que le mariage soit mauvais en soi. Mais si je suis uni au Christ, comment pourrais-je m'unir à quelqu'un d'autre ?
Nous lui demandâmes s'il s'était imposé, par la suite, des jeûnes de moindre durée.
– J'y ai été contraint, dans l'Himalaya.
– Ce jeûne-là a-t-il été profitable à votre vie spirituelle ?
– J'ai compris que tout était utile à ma vie spirituelle, la faim, la soif aussi bien que le reste.
Le Sadhou nous expliqua qu'il n'avait pas entrepris son jeûne dans un esprit de macération, ce qui serait, dit-il, une idée hindoue [12].
Il n'a pas l'intention de renouveler cette épreuve et ne croit pas qu'il soit nécessaire aux chrétiens en général, d'en faire l'essai. Après l'avoir entendu traiter ce sujet à différentes reprises, nous conclûmes que ce jeûne avait constitué une crise de son développement spirituel. Nous pourrions y voir (pour employer le langage de la théologie mystique), la transition de l'état « d'illumination » à l'état de « communion ». Mais les indications se rapportant à l'état intermédiaire connu sous le nom de « nuit obscure de l'âme » sont trop rares ; un tel rapprochement risquerait de nous induire en erreur. D'ailleurs, nous reviendrons sur ce point dans le chapitre suivant. Nous pourrions encore dire de cette crise qu'elle est un passage de l'expérience de saint Paul à l'expérience de saint Jean, si toutefois il était possible de définir la doctrine de saint Paul sans tenir compte des épîtres pastorales. Mais cette interprétation risquerait également de nous égarer. Le Sadhou à une personnalité assez marquée pour que son développement se soit fait selon des voies qui lui sont propres.
La période qui suivit le jeûne est caractéristisée par un redoublement de persécutions, en particulier au Tibet et par des secours que Sundar semble attribuer à l'intervention d'un ange. Après quelques difficultés, nous avons obtenu du Sadhou qu'il nous racontât, dans une réunion intime à Pusey House, à Oxford, l'un de ces remarquables incidents. Le récit que nous donnons ici est emprunté au livre de Mrs Parker ; nous indiquons en note les quelques différences que nous avons relevées entre ces deux versions.
« Dans une ville nomme Rasar, le Sadhou fut arrêté et traduit devant le chef des Lamas, sous l'inculpation d'avoir pénétré dans le pays et d'y avoir prêché l'Évangile du Christ. Il fut déclaré coupable ; une foule hostile l'entoura ; il fut mené au lieu de l'exécution. La peine capitale est appliquée de deux façons : on coud le condamné dans une peau de yack encore humide et on l'expose au soleil jusqu'à ce que la mort mette fin à ses tourments ; ou bien, on le jette au fond d'un puits tari, dont l'orifice est soigneusement scellé au-dessus de la tête du coupable [13. Ce fut-ce dernier genre de supplice qui fut choisi.
« Arrivé au lieu de l'exécution, le Sadhou fut dépouillé de ses vêtements et précipité dans le gouffre obscur de ce charnier avec une telle violence qu'il fut blessé au bras droit. Beaucoup d'autres avant lui avaient été jetés dans ce même puits pour n'en plus sortir, et ce fut sur un tas d'ossements humains et de chairs en décomposition qu'il s'abattit. Toute autre mort eût semblé préférable à celle-ci. En quelque endroit qu'il portât les mains, il rencontrait des cadavres putréfiés dont l'odeur l'asphyxiait presque. Il s'écria, répétant les paroles de son Sauveur : « Pourquoi m'as-tu abandonné ? »
« La nuit succéda au jour, n'amenait aucun changement en cet horrible lieu obscur. Sundar ne put dormir. Sans nourriture et même sans eau, les heures étaient aussi longues que des jours entiers. Il sentit qu'il arrivait au bout de ses forces. La troisième nuit, comme il venait de prier et de crier à Dieu, il entendit du bruit au-dessus de sa tête. Quelqu'un ouvrait le couvercle cadenassé de la sinistre prison. Il entendit tourner la clef, résonner le couvercle de fer qu'on tirait de côté. Du haut du puits une voix lui cria de saisir la corde qu'on lui jetait pour le délivrer. Lorsqu'il sentit la corde, il la saisit avec tout ce qui lui restait de forces et fut hissé vigoureusement, mais avec précaution, hors de ce lieu maudit ; bientôt il respira l'air frais du dehors.
« Quand Sundar fut hissé au haut du puits, le couvercle fut replacé et fermé à clef. Il regarda autour de lui et ne vit nulle trace de son sauveur ; sa douleur au bras avait disparu, l'air pur le rendait à la vie. Le Sadhou rassembla les forces qui lui restaient pour remercier Dieu de sa merveilleuse délivrance. Au matin, il se traîna jusqu'à la ville et se reposa au caravansérail jusqu'à ce qu'il fût en état de reprendre sa tournée de prédication. Son retour à la ville et la reprise de son activité soulevèrent un émoi considérable. Le Lama en fut informé ; il sut que l'homme que tous croyaient mort était en vie et recommençait à prêcher. Le Sadhou fut arrêté, amené devant le tribunal ; interrogé sur ce qui s'était passé, il fit le récit de sa merveilleuse évasion. Le Lama entra dans une grande colère et déclara que quelqu'un avait dû se procurer la clef pour le délivrer. On chercha la clef ; elle était pendue à la propre ceinture du Lama. Celui-ci demeura muet de stupeur et d'effroi. Il enjoignit à Sundar de quitter la ville et de s'en aller aussi loin que possible, de crainte que son Dieu puissant ne le frappât lui et son peuple de calamités inconnues [14]. »
Cette période de la vie du Sadhou est marquée par deux incidents qui ont vivement frappé l'imagination populaire.
Le Sadhou découvrit l'existence d'une communauté chrétienne évaluée à vingt-quatre mille membres ; on l'appelait la « Mission secrète Sannyasi ». Chrétienne, par certains côtés, elle a des traditions et des doctrines curieuses, mais sans grand intérêt ni valeur, autant qu'on en puisse juger par ce qui a été publié jusqu'à présent. Le Sadhou est entré en rapport avec cette mission, comme avec toutes les sectes chrétiennes, dans un esprit de sympathie fraternelle. Mais il leur a demandé instamment de travailler au grand jour. Pour lui, confesser le Christ courageusement et Lui rendre témoignage, constitue l'essence même du Christianisme.
Plus tard, il découvrit dans une grotte des monts Kailash, dans l'Himalaya, à treize mille pieds au-dessus de la mer, un « rishi », ermite très âgé, appelé le « Maharishi de Kailash ». Le rishi fit au Sadhou d'étonnantes révélations sur son âge prodigieux, ses pouvoirs extraordinaires et ses aventures. Il lui fit part également d'une série de visions d'un caractère apocalyptique. Le Sadhou fut certainement frappé de ces récits ; il retourna plusieurs fois chez le rishi et raconta aux Indes à diverses personnes ce qu'il avait vu et entendu. Il était assez naturel que le peuple, séduit par le côté fantastique du récit, s'intéressât à l'ermite. Malheureusement, cette curiosité, gêna parfois le Sadhou ; il fut assailli de questions sur le rishi et ses révélations.
– On a attaché trop d'importance à cet épisode de ma vie, nous dit-il à Oxford. Le Maharishi est un homme de prière, et j'ai le plus grand respect pour lui. Mais mon but est de prêcher le Christ et non pas le rishi.
À cette époque de sa vie, le Sadhou était arrivé à sa maturité spirituelle, si toutefois l'on peut parler ainsi d'un homme encore vivant. Il est donc nécessaire d'attirer l'attention sur les trois aspects de sa vie intérieure : sa philosophie de la croix, si nous pouvons donner ce nom à l'attitude caractéristique du Sadhou devant la souffrance ; la paix ineffable qui provient de son expérience mystique de la présence du Christ ; ses heures d'extase. Celles-ci, bien que s'étant nettement manifestées avant le jeûne, ont augmenté, par la suite, en intensité et en fréquence.
En 1906, pendant l'automne, M. Stokes soigna le Sadhou atteint d'un accès de fièvre et de violentes douleurs à l'estomac. Il l'entendit murmurer doucement :
Comme il est doux de souffrir pour l'amour de Lui !
Pour le Sadhou, comme pour saint Paul, il est un point essentiel : la souffrance est un privilège, en ce sens qu'elle donne à l'homme l'occasion de partager les souffrances du Christ et de coopérer à son œuvre. Il est évident que Sundar se réjouit littéralement de souffrir pour l'amour du Christ. C'est pourquoi on a voulu voir en lui un ascète ; mais comme nous le verrons plus loin, il rejette l'ascétisme tel qu'il est généralement compris. Il aime la souffrance non pour elle-même, mais pour l'amour du Christ et de son œuvre :
« Dans le ciel et sur la terre, rien n'est comparable à la Croix. C'est par la Croix que Dieu a révélé son amour pour l'humanité. Sans elle, nous aurions toujours ignoré l'amour de notre Père céleste. C'est pourquoi Dieu désire que tous ses enfants portent le lourd mais « doux » [15] fardeau de la Croix ; c'est le seul moyen par lequel nous pouvons faire comprendre à nos frères notre amour pour Dieu et Son amour pour nous.
« C'est pendant que nous sommes sur la terre que nous avons l'occasion de porter la croix, car nous ne revivrons pas cette existence. C'est donc maintenant qu'il faut porter cette croix joyeusement ; jamais plus l'occasion ne nous sera donnée de porter ce doux fardeau [16].
« J'ai choisi la pauvreté et la simplicité. Si l'on m'offrait d'être archevêque, je refuserais. »
Nous devons noter ensuite la paix ineffable, « le ciel sur la terre », comme l'appelle Sundar, cette paix qui provient du sentiment constant de la présence du Christ et qui est toute la consolation, le soutien et la force du Sadhou. C'est là ce qui lui permet de mettre en pratique dans la vie quotidienne sa philosophie de la croix. Nous essaierons de dépeindre et d'analyser ce sentiment dans le chapitre intitulé « la paix d'un mystique ». Il suffit de rappeler ici que cette paix n'a jamais cessé de croître en intensité aux heures de souffrance et de persécution. Sundar se souvient de la joie grandissante qu'il ressentait lorsqu'il attendait la mort dans le puits du Tibet et, comme nous le verrons plus loin, lorsqu'il dut passer un jour et une nuit sans manger ni boire, les pieds et les mains dans une cangue, le corps couvert de sangsues.
Enfin, il y a ses heures d'extase qui sont, depuis le jeûne, plus fréquentes et lui donnent plus de joie. Il dit qu'il a l'impression d'être ravi au troisième ciel, comme saint Paul ; il voit, il entend des choses ineffables. Il sort de là non seulement réconforté spirituellement et illuminé, mais encore délassé physiquement ; ses forces sont renouvelées. Nous décrirons ces extases dans notre dernier chapitre, et nous parlerons de leur nature et de leur valeur.
J'ai la conviction, dit le Sadhou qu'une vie de prière, jointe à la paix intérieure qui résulte d'une vie chrétienne, permettent à l'homme de résister dans une grande mesure à la maladie, d'endurer la faim et les tribulations. J'ai été surpris d'apprendre que certains mystiques avaient eu beaucoup à souffrir dans leur santé.
L'expérience que M. Stokes fit à ce sujet mérite d'être notée : « Avant d'aller aux Indes, je ne jouissais pas d'une bonne santé. On se demandait si je pourrais supporter le climat, même placé dans des conditions normales. Après mon arrivée aux Indes, je contractai, avant d'avoir commencé mon travail, une fièvre typhoïde grave, avec rechutes. Les deux docteurs qui me soignaient m'ordonnèrent de retourner en Amérique ; ils affirmaient que je serais mort avant quatorze mois si je ne suivais pas leur conseil. Estimant que je ne pouvais abandonner mon travail, je restai. Et je suis toujours en vie ; ma santé s'est constamment améliorée depuis ce moment là. Je pose en fait que nous concluons souvent à l'impossibilité de bien des choses avant de les avoir tentées.
L'homme qui souffre contre sa volonté, dépérit rapidement ; mais l'homme qui est mû par un idéal et qui souffre de son plein consentement possède une force de résistance pour ainsi dire illimitée. J'ai constaté ce fait chez le Frère Sundar Singh et chez les bhagats hindous ; J'en ai moi-même fait l'expérience. Souffrir pour un idéal devient un privilège. Le médecin m'avait ordonné un régime, mais lorsque je devins moine, j'ai ai souvent absorbé des aliments que beaucoup d'Hindous n'auraient osé toucher. La force d'un homme est proportionnée non seulement au travail que Dieu lui assigne, mais au zèle et à l'enthousiasme avec lesquels il accomplit sa tâche [17]. »
Le Sadhou vint s'installer à Madras au début de 1918 ; cette date marque le début d'une nouvelle période de sa vie. C'est le passage de l'obscurité à la réputation mondiale. Dans le sud de l'Inde on savait quels travaux il avait accomplis dans le nord, et sa renommée l'avait précédé. Une foule nombreuse vint l'entendre. Partout où il passait, le Sadhou suscitait un véritable réveil religieux parmi les chrétiens. Ceux qui n'étaient pas chrétiens étaient également touchés ; dans une seule localité, on ne compta pas moins de dix-neuf conversions.
À ce propos, il nous faut noter que malgré les nombreuses demandes qui lui ont été adressées, le Sadhou a toujours refusé de baptiser les nouveaux convertis. Il les renvoie aux membres du clergé appartenant à la confession établie dans le pays. Son père, vers cette époque, résolut de se faire chrétien :
– C'est toi qui m'as ouvert les yeux à la vue spirituelle, c'est toi qui dois me baptiser.
– si je le fais, répondit le Sadhou, je serai obligé d'en baptiser des centaines d'autres. Mon œuvre n'est pas de baptiser, mais de prêcher l'Évangile.
Le Sadhou, sans aucun doute, estime que le baptême doit être précédé d'une instruction religieuse, laquelle ne peut être donnée par un prédicateur errant. Il trouve qu'il est nécessaire, pour la moyenne des convertis, d'adhérer à une communauté chrétienne bien définie, sous peine de retomber à bref délai dans leur ancien état. Mais s'il refuse d'accomplir les rites du baptême, c'est en grande partie parce qu'il craint de voir un converti, insuffisamment instruit, lui attribuer une action personnelle et des vertus spéciales. Cette crainte est fondée. L'Hindou prête volontiers des pouvoirs surnaturels à un « saint homme » ; il redoute sa malédiction et recherche sa bénédiction comme des forces qui émanent de l'homme lui-même. Le Sadhou tient essentiellement à ne pas être considéré comme un thaumaturge.
Nous lui demandâmes, un jour, s'il n'avait jamais essayé d'obtenir des guérisons par des moyens spirituels.
– Oui, dit-il, mais j'y ai renoncé, car les hommes m'attribuaient ce pouvoir, au lieu de l'attribuer au Christ, et c'est là une croix que je ne puis supporter. À Ceylan, un chrétien de bonne famille avait un fils qui se mourait. Les médecins l'avaient condamné. Sa mère me supplia de venir lui imposer les mains et de prier pour lui. Je lui dis : « Ces mains n'ont aucun pouvoir ; seules, les mains percées du Christ peuvent guérir. » À la fin je consentis à aller voir son fils à l'hôpital ; je priai pour lui, je posai mes mains sur sa tête. Trois jours après, j'apperçus le jeune homme, assis à côté de sa mère, au fond d'une salle où je prêchais. Je vis que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais faire comprendre aux gens que la guérison n'était pas obtenue par mon pouvoir personnel, mais qu'elle était opérée par le Christ seul, en réponse à la prière. On continuait à me considérer comme un faiseur de miracles, je vis qu'il était préférable de ne pas recommencer, car c'était encourager une superstition et détourner l'attention de l'Évangile que j'ai mission de prêcher.
Voici comment Sundar apprécie la célébrité ; nous tenons ce récit d'une missionnaire : Cette dame travaillait dans une ville du nord des Indes. Le Sadhou vint y prêcher et parla d'interventions merveilleuses, à son avis surnaturelles, dont il avait été l'objet. Il emploie souvent ce moyen pour illustrer son enseignement. Les chrétiens indigènes, pendant plusieurs semaines, me parlèrent que de cela. Au bout de trois ou quatre ans, le Sadhou retourna dans cette ville, mais il eut soin de ne plus faire allusion à des épisodes de ce genre.
Sa tournée de missions, dans le sud de l'Inde et à Ceylan, fut suivie d'un voyage dans les villes principales de Birmanie, aux États Malais, en Chine et au Japon ; après quoi il revint passer l'été au Tibet pour y reprendre son œuvre.
En janvier 1920, il s'embarqua pour l'Angleterre. Il aurait eu le désir de visiter la Palestine, mais il ne put obtenir de passeport. Il conservait néanmoins l'espoir de réaliser ce projet à son retour d'Angleterre. Il quitta ce pays au mois de mai pour aller aux États-Unis. Il était invité en Suède, en France et en Suisse, mais, en fin de compte, il accepta d'aller en Australie et s'en revint ensuite aux Indes.
Le Sadhou a pour principe de voyager sans argent et sans autres ressources, dans l'assurance que le Seigneur pourvoit à tous ses besoins ; il ne s'écarte jamais de ce principe. Quelqu'un élevait des doutes sur la possibilité de se conformer en occident à cette règle de vie ; Sundar répondit :
– Dieu est le même en Occident qu'en Orient.
Le fait est qu'il ne connut aucune difficulté. Son passage en Angleterre fut payé par son père qui s'était réconcilié avec lui, comme nous l'avons dit plus haut. En Angleterre et en Amérique, ses amis n'eurent aucune peine à trouver des hôtes heureux d'offrir l'hospitalité à un homme aussi remarquable. Ceux qui l'avaient reçu lui remettaient, en l'accompagnant à la gare, un billet pour sa nouvelle destination. Lorsqu'il s'agit de frais plus considérables, son voyage en Amérique, par exemple, une souscription fut ouverte parmi ses amis.
En venant en Occident, Sundar n'avait qu'un but : il voulait vérifier par lui-même ce que les non-chrétiens lui avaient dit aux Indes, à savoir que l'Occident était corrompu et que le Christianisme avait cessé d'y être une force vivante. Il désirait s'entretenir là-bas avec des « hommes de Dieu » ; il sentait qu'il était appelé à rendre témoignage au pouvoir du Christ.
Son séjour ne fut pas inutile. Les amis des missions furent très encouragés ; ils virent en Sundar une preuve éclatante des bénédictions divines accordées à leurs prières et à leurs travaux. D'autres reçurent une nouvelle impulsion, en l'écoutant présenter la religion sous un jour si neuf et si vivant : nombreux furent ceux pour lesquels la rencontre du Sadhou marqua un tournant décisif de leur vie. Ce séjour en Occident, en élargissant l'horizon de Sundar et en enrichissant son expérience, aura peut-être aussi quelque influence sur le développement futur du Christianisme aux Indes.
Dans les rues d'une ville d'Occident, la robe safran du Sadhou et son turban attirent l'attention. Mais en quelque lieu qu'il se trouve. il ne saurait passer inaperçu. Assez grand, svelte. il rappelle le type syrien : la barbe et les cheveux noirs, le teint mat, les yeux noirs, le regard velouté. Le calme de son expression et de son maintien, l'assurance paisible et la dignité de sa démarche. même sans tenir compte de la robe et du turban, lui donnent l'air « d'être sorti des pages de la Bible », comme il a été dit. On raconte qu'un jour, frappant à la porte d'une maison, il fut reçu par une petite bonne fraîchement débarquée de son village. Il se nomma :
– Sadhou Sundar Singh.
La petite bonne se précipita chez sa maîtresse et lui dit :
– Il y a quelqu'un qui vous demande, Madame. Je n'ai rien compris à son nom. Mais on dirait le Seigneur Jésus.
Étant très réservé, il porte souvent en public un pardessus dont il recouvre sa robe pour ne pas attirer l'attention, Lorsqu'il le peut, il évite les omnibus ou les trains bondés et préfère aller à pied, ou en voiture à l'occasion. Toutefois il supporte toujours avec bonne grâce l'ébahissement avec lequel on contemple sa personne et son costume étrange. Il n'est jamais impatienté par les réflexions bruyantes et plus ou moins courtoises des enfants des rues.
À Birmingham, on le mena visiter les chocolateries Cadbury, et on lui demanda si cette visite l'avait intéressé :
– je me suis bien amusé, mais je crois que les ouvriers et les ouvrières se sont encore plus amusés à me regarder.
– Vous auriez dû vous faire payer, dit un ami.
– Oui, oui, dit le Sadhou en souriant, mais ils m'ont donné tant de chocolat, que je n'ai pu dîner ce jour-là.
Ces traits d'humour ne sont pas rares chez lui ; comme les saints du moyen âge, il se met parfois au-dessus des formes conventionnelles du respect et de la politesse. Après être monté jusqu'au troisième étage de la Tour Eiffel, il plaisanta :
– Vous pourrez dire maintenant que vous êtes monté au troisième ciel, tout comme saint Paul.
Les personnes qui invitent le Sadhou à déjeuner ou à dîner demandent souvent s'il suit un régime. Il n'en fait pas.
– N'importe quoi à n'importe quelle heure, répète-t-il souvent.
Il s'assied devant un bon dîner soigneusement préparé, ou devant le plus frugal des repas, et, s'il le faut, se passe de nourriture. Lorsqu'on lui offre du café et des sucreries, il ne les dédaigne pas.
– Le climat anglais n'est pas assez froid pour moi, répondit-il à ceux qui craignaient pour sa santé, à cause de ses vêtements légers.
Le Tibet l'a aguerri au froid. Il préfère même ne pas porter de sandales (aux Indes, il n'en porte jamais). Mais des amis lui firent observer que les maîtresses de maisons anglaises s'inquiéteraient de la boue qu'il pourrait apporter sur les tapis s'il allait nu-pieds. Aussi porte-t-il des sandales dans la rue ; mais d'habitude il les quitte, à la mode orientale, avant d'entrer dans une pièce.
Affectueux pour ses amis, poli et rempli d'égards pour tous, grand ami des animaux (nous avons observé la façon presque tendre dont il caressait un petit chien qui mendiait ses faveurs), il apparut, à tous ceux qui le rencontrèrent, comme la personnification de la paix, de la douceur, de la bienveillance et de l'amour.
Se réveiller un beau matin, et se voir transformé en « étoile » faisant une tournée à Londres ou à New-York, est de nature à troubler l'esprit, alors même que l'on connaîtrait suffisamment la civilisation occidentale pour juger de la valeur des enthousiasmes populaires. Plusieurs amis du Sadhou éprouvèrent une appréhension toute naturelle à l'idée que Sundar pourrait se « gâter » pour employer une expression familière. À notre avis, cette crainte était superflue.
L'adulation de l'Église constitue un danger peut-être plus redoutable que l'hostilité du monde. Mais le Sadhou connaît l'âme humaine : « Nous devons suivre le Christ, les yeux constamment fixés sur lui, et les oreilles bouchées. Car, d'un côté, nous risquons d'entendre des paroles flatteuses qui pourraient nous enorgueillir ; de l'autre, des critiques ou des calomnies qui pourraient nous décourager. »
– On écrit beaucoup sur moi, dit-il au baron de Hügel, mais on ne fait pas ressortir mes défauts, afin que je les corrige.
On raconta devant lui que le livre de Mrs Parker était mis en vente dans une librairie de la ville.
– Il n'est pas bon, dit-il, que la biographie d'un homme soit écrite de son vivant.
C'est à la condition expresse que notre livre ne serait pas une seconde biographie, mais un effort tenté pour diffuser le message du Sadhou en Occident, et continuer ainsi l'œuvre de sa prédication, que Sundar a consenti à nous fournir les documents nécessaires.
Le bruit et l'agitation des villes d'Occident énervent et fatiguent visiblement ce grand ami du plein air et de la vie contemplative. Il redoute les grandes villes, même celles des Indes, Il y sent tout particulièrement la puissance de l'esprit du mal.
– C'est toujours contre mon gré que je me rends dans une grande ville ; je suis obligé de me contraindre pour le faire. Mais alors que j'étais en extase, j'appris que je devais profiter de ma vie actuelle pour aider les autres en ce monde, car il ne me serait pas donné d'autre occasion ; Les anges eux-mêmes n'ont pas ce privilège.
Nous jouirons du ciel éternellement, mais nous ne disposons ici-bas que d'un peu de temps pour servir, et c'est pourquoi nous ne devrons pas perdre cette unique occasion. Je comprends pourquoi les ermites préfèrent vivre dans des grottes et dans la montagne. Je le préférerais de beaucoup moi aussi.
Un jour, dans un dîner à Oxford, on lui demanda à brûle-pourpoint ce qu'il pensait du christianisme anglais et de la vie anglaise. Visiblement embarrassé pour exprimer ses idées sans manquer de courtoisie envers ses hôtes, il dit ne pas la connaître assez pour en avoir une opinion exacte. Mais il lui semblait que la paix de l'âme ne tenait pas assez de place dans la religion :
Les vérités spirituelles ne peuvent être discernées que dans le calme et la méditation.
Puis, avec une aisance parfaite, il parla de la paix de Dieu, de cette paix qui faisait défaut dans la vie et la religion anglaises, et aucun de ceux qui étaient présents n'oublia ses paroles.
Le Sadhou écrivit à un de ses amis aux Indes une lettre plus explicite encore : « Bien des gens s'étonnent de mon costume simple, sans bas ni souliers. Mais je leur ai dit que j'aimais la simplicité et que partout où j'irais, je voulais mener la même vie qu'aux Indes, ne désirant pas changer de couleur comme un caméléon. Je n'ai passé que deux semaines en Angleterre, aussi ne puis-je avoir que des impressions. Mais, de même qu'on voit rarement le soleil dans ce pays, à cause du brouillard et des nuages, de même le Soleil de justice me semble presque toujours obscurci par les vapeurs et les brumes du matérialisme... Bien des gens qui avaient retiré quelque bienfait de nos réunions m'ont dit que la présence des missionnaires des Indes serait utile ici. »
D'autre part, il expliqua à un de ses amis hindous qu'en dépit du matérialisme si marqué du peuple anglais, il avait rencontré beaucoup de personnes d'une haute spiritualité. Il repousse nettement l'idée que l'Inde n'a plus rien à apprendre des missionnaires d'Occident. À vrai dire, il considère le travail des missions et l'intérêt qu'il suscite comme la force la plus vivifiante du christianisme occidental.
En Amérique, cette double impression de l'Occident semble s'être affirmée ; en tous cas, Sundar l'exprime publiquement :
Le Christ aurait dit ici : « Venez à moi, vous tous qui êtes chargés d'or, et je vous soulagerai. » Cependant les enfants de Dieu sont répandus dans le monde entier, et en Occident, il a aussi de fidèles témoins.
En Amérique, en Angleterre, il fut reçu partout avec enthousiasme. Il se familiarisa avec l'anglais et put de la sorte parler facilement devant de grands auditoires. Il fut touché de l'accueil qu'il reçut ; il se fit des amis et put croire avec juste raison que son message n'avait pas été inutile. Cependant, ses amis les plus intimes comprirent qu'il n'était pas tout à fait heureux en Occident et que, de jour en jour, il aspirait plus ardemment à retrouver le calme de l'Himalaya et l'austère simplicité de la vie du sadhou indien.
[1] Ce mot se prononce comme s'il était écrit Sâdhou, avec un accent sur la première syllabe. On trouvera plus loin la signification de ce terme.
[2] Jeu de mots intraduisibles en français : « je n'étais pas un Sikh, mais un chercheur de vérité », (seeker).
[3] Les réflexions sur la mort d'êtres chers semblent provenir d'une expérience personnelle, p. 213.
[4] Il en ignore le nombre exact, qu'il estime à cinquante-deux. Le Coran a probablement été lu en urdu.
[5] Cf. p. 264.
[6] The Spirit, éd. B. H. Streeter. Essay II. (Macmillan.)
[7] The Bible in the World, juin 1920.
[8] G. E. Stokes, The. love of God, p.7 (Longmans), M. Stokes renonça à la vit franciscaine, au bout de cinq ans.
[9] Parker, p. 46.
[10] Zahir. A Lover of the Cross, p. 14.
[11] L'Arya Samaj est un des mouvements de réforme de l'Inde moderne : c'est peut-être celui qui travaille avec le plus d'activité. C'est une sorte de réforme protestante de l'Hindouisme. il a pour devise : « Retour aux Védas » (les anciennes Écritures des Indes). il comporte l'abolition du culte des images et donne une grande importance à l'éducation. Il cherche dans les anciens éléments de la religion nationale des idéals suffisamment élevés pour contrebalancer l'influence sans cesse grandissante du Christianisme.
[12] Pour être juste, il faut dire que beaucoup d'Hindous considèrent le jeûne non pas tant comme une discipline ascétique, mais comme un moyen d'aiguiser la perception spirituelle.
[13] C'est une façon ingénieuse de tourner la loi bouddhique qui interdit aux vrais disciples de tuer. De même, à Ceylan, on me montra le précipice dans lequel on jetait les criminels dans l'ancien royaume de Candy, état bouddhiste également.
[14] Parker, pp. 64. Lorsqu'il nous paria, le Sadhou dit qu'avant d'être précipité dans le puits, il avait reçu « un coup de massue qui lui avait presque cassé le bras » ; de plus, la corde était terminée par une boucle dans laquelle il mit le pied, sans quoi il n'aurait pu se tenir étant donné l'état de son bras. Il insiste vivement sur le fait que malgré l'horreur, le désespoir et la souffrance qui l'accablaient, il eut constamment un sentiment de joie intérieure et de paix.
[15] Le mot « doux », sweet, n'a pas chez le Sadhou la signification sentimentale que lui prête l'anglais moderne. Ce mot et la pensée sont directement inspirée de l'Imitation de Jésus-Christ. Si paradoxal que cela puisse paraître à la plupart des gens, le Sadhou éprouve un plaisir presque physique à souffrir pour le service du Christ.
[16] A. Zahir, Soul-Stirring Messages, p. 6.
[17] S. Stokes, op. cil. p. 19.