La présentation de l’enfant dans le temple. — Siméon. — Les mages d’Orient. Le massacre des enfants à Bethléhem. — L’accomplissement des prophéties. — Jésus dans le temple à l’âge de douze ans.
Si pendant ces jours de fête nous avons ouvert l’oreille et le cœur aux louanges des armées célestes, nous avons dû cette foisa nous sentir tout particulièrement pressés de nous associer du fond du cœur à cette grande parole : Paix sur la terre ! Il est vrai que la salutation céleste, qui retentit alors pour la première fois aux oreilles des bergers, leur apportait une grâce, que nul ne pouvait leur ravir, mais qu’elle ne leur donnait point l’assurance qu’aucun ordre du cruel Hérode ne pourrait les plonger dans le deuil et la misère. Combien plus devons-nous nous dire en ce temps-ci, que s’il nous est permis et ordonné de rejeter tous nos soucis sur le Seigneur, la paix, que les anges ont chantée, fait encore partie de la vie cachée avec Christ en Dieu en attendant sa manifestation complète et victorieuse. Dans ces temps de l’attente parfois douloureuse, il est bien consolant de chercher dans la suite de l’histoire du saint Enfant les traces de cette direction paternelle, qui, alors même qu’elle n’empêche pas le crime, fait concourir la malice humaine à l’accomplissement de ses desseins éternels, en même temps qu’après avoir fait connaître d’avance la gloire de cet enfant, elle a soin de lui préparer un asile caché dans le plus humble abaissement.
a – Le lendemain de Noël, les troupes fédérales étaient entrées à Bâle, et avaient occupé la frontière, menacée par la Prusse, à cause de Neuchâtel.
Les bergers avaient répondu la parole qui leur avait été adressée touchant cet enfant, à l’étonnement de ceux qui accordèrent quelque attention à leur humble témoignage. Puis l’enfant avait été soumis à la circoncision dans le délai prescrit par la loi. Ce fut alors que le Fils du Très-Haut, né d’une femme, fut mis sous la loi, en même temps qu’il reçut ce nom si beau et si rempli de promesses.
Ensuite vint pour la mère le jour de la purification d’après la loi (Lévitique 12). C’était le quarantième jour après sa naissance que le fils premier-né consacré au Seigneur devait lui être présenté dans le sanctuaire, que son rachat devait être effectué, et qu’un holocauste ainsi qu’un sacrifice pour le péché devaient être offerts pour la mère. Joseph et Marie apportent deux pigeonneaux, ce qui était l’oblation du pauvre. Mais leur trésor céleste, qui ne peut pas être apprécié d’après une mesure terrestre, est glorieusement manifesté par le vénérable prophète Siméon, venu au temple par un avertissement de l’Esprit. Siméon avait reçu la promesse qu’il ne mourrait point qu’auparavant il n’eût vu le Christ du Seigneur, qu’il attendait avec un ardent désir. Poussé par l’Esprit, il se rend au temple ; il trouve l’enfant, et à quoi le reconnaît-il ? Ce ne fut point par le moyen des récits de Marie ou des bergers, ni par la vue d’une auréole qui aurait entouré Jésus, ou d’anges qui auraient voltigé autour de lui, ce qui, au dire des évangiles apocryphes, détermina Siméon à baiser les pieds du petit enfant. Nous nous contentons de cette illumination prophétique, grâce à laquelle Siméon avait envisagé la ferme espérance et par laquelle il en contemplait maintenant l’accomplissement. Rempli de joie, il bénit Dieu qui laisse maintenant aller son serviteur en paix, et au milieu du temple de Jérusalem, il glorifie cet enfant, comme étant le salut préparé pour être présenté à tous les peuples, et la lumière qui doit éclairer les nations, en même temps qu’il est la plus grande gloire d’Israël, parce que c’est de son sein que ce salut se répand dans le monde. C’est ainsi qu’Esaïe (Ésaïe 49.6) avait déjà décrit la sublime vocation d’Israël, le serviteur de l’Eternel, laquelle ne pouvait être accomplie que par le serviteur unique et parfait de Dieu : C’est peu de chose que tu sois mon serviteur, pour rétablir les tribus de Jacob et ramener les restes d’Israël ; mais je t’ai donné pour être la lumière des nations, et pour être mon salut jusqu’au bout de la terre.
Nous comprenons l’étonnement de Joseph et de Marie en entendant d’une manière si inattendue ce témoignage de l’Esprit de la bouche d’un vieillard qu’ils ne connaissaient pas. Leur surprise devait être d’autant plus grande que jusqu’alors aucune parole n’avait aussi clairement annoncé que celle-là la destination de cet enfant pour toutes les nations. Mais ce que Siméon ajouta pour que la sainte joie fût saintement modérée et que la bénédiction dont il les bénissait, fût reconnue dans tout son sérieux, nous montre ce serviteur de l’Eternel dans toute sa signification, surtout lorsque nous le comparons à Zacharie.
Le pieux sacrificateur avait béni Dieu de tout son cœur, de ce qu’il avait accordé à son peuple d’Israël la délivrance de la main de tous ses ennemis, afin qu’il pût servir Dieu sans crainte dans la sainteté et dans la justice. Pour lui les ennemis du peuple de Dieu et les Israélites, qui sont ce peuple, sont opposés les uns aux autres. Quant à Siméon, il a mieux sondé la corruption du peuple juif et de ses conducteurs. Il voit la discorde non pas entre les nations d’un côté et Israël de l’autre, mais au milieu d’Israël, entre ceux pour qui la maîtresse pierre de l’angle sera une occasion de chute mortelle, et ceux qui par son moyen se relèveront de la mort. Siméon le premier applique à Jésus cette prophétie de la pierre qui, rejetée par les architectes, a été faite par Dieu la principale pierre de l’angle ; c’est pourquoi il dit que cet enfant sera en butte à la contradiction. Oui, le Seigneur Jésus est un signe vivant de la grâce et du jugement, et la contradiction à laquelle il est en butte, loin de réduire à néant la valeur de ce signe, ne fait que mettre le sceau à la vérité, car cette opposition a été prédite et elle accomplit la prophétie en la contredisant. Il est vrai que le voyant contemple à l’avance à quoi aboutira cette contradiction, qui n’est d’abord qu’un péché de la langue, et qui, parvenue à son comble, finira par percer le cœur de la mère. Mais si les pensées du cœur de plusieurs sont découvertes, le Sauveur se montre aussi comme le juge des hommes, en ce qu’il faut qu’il devienne une occasion de chute à tous ceux qui n’auront pas voulu l’accepter comme un moyen de relèvement. Voilà la perspective sérieuse que nous dévoile ce prophète d’un caractère différent de celui de Zacharie, et voilà ce merveilleux mélange de délicatesse et de précision du dessin évangélique, qui n’esquisse qu’en quelques traits les personnes qui entourent le personnage principal, mais qui le fait d’une telle manière que chacune de ces personnes se montre à nous dans l’originalité qui la caractérise.
Mais quel que soit le sérieux pénétrant des dernières paroles de Siméon, ce ne sont pas moins de saintes paroles de bénédiction. La paix dont elles parlent est plus forte que la mort et le jugement, et lorsqu’il exalte le Seigneur, une veuve avancée en âge se joint à lui. Depuis quatre-vingt-quatre ans durant lesquels Israël avait été bouleversé, elle avait à peine vécu dans ce monde et n’avait parlé qu’à son Dieu. A la vue du saint enfant, son esprit revit et elle en parle à tous ceux de Jérusalem qui attendaient la délivrance d’Israël. Combien y en avait-il dont on pouvait dire cela avec vérité ? C’était probablement un groupe peu nombreux. Mais ici ce n’est pas le nombre qui importe.
Matthieu déroule à nos regards un tableau bien différent de celui de Luc. Il raconte brièvement la naissance de l’enfant, et il s’accorde avec Luc quand il nous désigne Bethléhem comme le lieu de cette naissance, bien qu’il se taise complètement sur le dénombrement qui avait motivé le voyage des deux époux.
Par contre, il parle de l’arrivée des mages d’Orient, sans toutefois en indiquer le nombre. Ainsi que j’en ai déjà fait la remarque, la légende a fixé ce nombre à trois, en se fondant sur les trois dons qu’ils présentèrent à l’enfant, en même temps qu’elle les a transformés en rois, à cause de certains passages des psaumes et des prophètes. L’histoire ne parle que de mages, nom par lequel on désignait les astrologues et les devins, dont la patrie était la Babylonie, parmi lesquels autrefois Daniel avait été rangé, et qui, à l’époque dont nous parlons, s’étaient répandus au loin.
Que les mages, dont parle Matthieu, soient venus d’Arabie ou de Chaldée, en tous cas ils n’étaient pas Juifs, car en leur qualité d’étrangers, ils s’informent du roi des Juifs qui vient de naître, tandis que les moqueurs Juifs, qui plus tard entourèrent la croix se servirent de l’expression : s’il est le roi d’Israël, qu’il descende de la croix. Ces mages étaient donc les prémices des gentils venus pour rendre hommage au roi qui, sorti d’Israël, régnerait sur toutes les nations. Je vous rappelle ici de nouveau cette opinion répandue dans tout l’Orient, suivant laquelle des hommes, sortis de la Judée, devaient s’emparer de la domination. La dispersion d’Israël parmi toutes les nations, surtout dans les pays orientaux, devait répandre partout les grains de semence de cette attente messianique. Dans la Chaldée surtout, cette patrie des mages, ce qui avait été prédit par Balaam et par Daniel et ce que celui-ci, préposé aux mages (Daniel 2.48), leur avait probablement légué, tout cela avait dû y maintenir l’attention en éveil plus que partout ailleurs.
Au surplus les mages d’Orient ne parlent pas d’une prophétie de la Parole de Dieu, qui leur aurait enseigné à attendre un roi des Juifs, destiné à étendre sa domination sur le monde entier. « Nous avons vu son étoile en Orient » : c’est ce qu’ils indiquent comme les ayant poussés à faire ce long voyage. L’étoile du roi des Juifs ; qu’est-ce que cela signifie ? Nous connaissons bien l’opinion répandue dans tout l’ancien monde, que les astres, selon leur position respective non seulement présageaient des révolutions ou annonçaient la naissance et la mort d’hommes marquants, mais qu’ils exerçaient même une influence sur tous ces événements. L’astrologie serait-elle une vérité ? N’a-t-elle pas au contraire enfanté des frayeurs absurdes et des actions déplorables ? Qu’y a-t-il de commun entre ces choses et l’Ecriture ? C’est à tort qu’on verrait dans la prophétie de Balaam une pensée astrologique. Une étoile est procédée de Jacob, et un sceptre s’est élevé d’Israël (Nombres 24.17) : ces paroles ne prédisent pas l’apparition au ciel d’une étoile annonçant la naissance d’un roi puissant, mais l’étoile, dont parle le prophète, est ce roi lui-même dans la splendeur de sa gloire ; elle est un symbole et non un signe précurseur.
De même que la vérité de l’Evangile attaquée à l’endroit du dénombrement d’Auguste a été défendue par les plus éminents jurisconsultes, c’est un astronome du premier rang, le grand Kepler, qui est entré dans la lice en ce qui concerne l’étoile vue par les mages. Déjà avant le temps de Kepler, au quinzième siècle, un rabbin juif nommé Abarbanel avait trouvé par le calcul que trois ans avant la naissance de Moïse les planètes Saturne et Jupiter s’étaient tellement rapprochées dans le signe des poissons, qu’on pouvait presque les considérer comme une seule étoile ; et comme de son temps il avait observé une constellation semblable, il attendait dans un avenir prochain la naissance du Messie, car d’après une ancienne tradition astrologique, énoncée dès le onzième siècle, ce qu’on observait dans le signe des poissons concernait le peuple juif. Or Kepler put observer en 1603 et 1604 cette même constellation de Saturne et Jupiter, et à ces planètes vint s’ajouter une étoile brillante et inconnue, telle que parfois les astronomes en ont observé, qui surgirent subitement, brillèrent durant quelques années, furent peut-être même visibles pendant le jour pour disparaître ensuite, sans que les savants puissent s’expliquer cette apparitionsb. En calculant en arrière, Kepler trouva que dans les années 747 et 748 de Rome répondant aux années 7 et 6 de notre ère, les planètes Saturne et Jupiter s’étaient tellement rapprochées dans le même signe des poissons qu’elles avaient dû confondre leur éclat. Une troisième planète, Mars, avait dû à cette époque se joindre aux deux autres et avec elle, — mais ceci n’est qu’une supposition, — une étoile inconnue comme celle qu’observa Kepler, ou semblable à celle dont parlent les tables astronomiques des Chinois, comme ayant été observée à une époque répondant au commencement de l’an 750 de Rome. Il est vrai que Matthieu ne parle pas d’une constellation, mais d’une seule étoile ; or ce pouvait être là une de ces étoiles apparaissant pour la première fois, étoile à laquelle la constellation assignait une signification touchant Israël, ou bien une des planètes dont le brillant éclat acquérait, d’après le système des astrologues, une importance spéciale par le fait que les autres étoiles se rapprochaient d’elle dans le signe des poissons.
b – On sait aujourd’hui que ces nova, sont des étoiles arrivées en fin de vie, qui après s’être effondrées sur elles-mêmes, explosent. (ThéoTEX)
Mais peut-être allez-vous me demander avec étonnement ce que doit prouver ce calcul des astronomes ? Les planètes et peut-être une étoile nouvelle s’étaient-elles jointes parce que le Messie allait naître, ou bien a-t-il dû naître à cette époque parce que cette constellation s’était réalisée ? Rien de tout cela. Nous sommes si peu autorisés à tellement relier ces faits, que nous nous garderons de conclure avec Kepler que l’enfant est né dans l’année même de cette constellation ; il est dit de Moïse qu’il naquit trois ans avant une constellation semblable. Le massacre des enfants jusqu’à l’âge de deux ans, d’après le temps dont Hérode s’était exactement enquis auprès des mages, nous autorise à supposer que les mages ne s’étaient pas mis en route immédiatement après cette apparition au ciel. Voici la seule chose prouvée par les calculs des astronomes et réellement prouvée : c’est qu’à cette époque il y eut au ciel une apparition extraordinaire, qui dut éveiller l’attention des astrologues et qui, d’après les principes de leur science, devait leur faire supposer qu’un événement d’une importance majeure, que la naissance du roi des Juifs attendu depuis longtemps, avait eu lieu.
Mais que cet événement ait en effet eu lieu à cette époque et qu’ainsi l’opinion astrologique, au lieu de s’égarer comme à l’ordinaire, ait conduit cette fois au but d’une bienheureuse vérité : que dirons-nous de cela ? Rappelons-nous d’abord que ce ne fut pas seulement une astrologie trompeuse qui poussa ces hommes à faire un long voyage, mais que même en pays païen le désir de la venue du roi des Juifs avait sa source dans la parole prophétique, qui semblable à l’étoile du matin précédait le jour de la pleine manifestation de la lumière. Et par quelle école ces hommes ne durent-ils pas passer avant d’atteindre le but, afin qu’il fût manifesté qu’il y avait en eux à la fois un attrait divin, même dans ce dont ils s’étaient occupés jusqu’alors et une direction d’en haut, qui les purifia de l’alliage d’erreur humaine pour les conduire dans la pure vérité ! Le Seigneur donne la réussite aux cœurs droits.
Au surplus il n’est nullement vrai que la superstition consiste à croire trop ; elle est au contraire un manque de la foi en esprit et en vérité, et l’attachement à des choses, qui ne sont point Dieu, et qui s’opposent à l’abandon du cœur au Seigneur, qui est Esprit. Le Seigneur nous montre par l’exemple des mages de l’Orient, qu’il suit les enfants des hommes même dans les voies de l’erreur et que chez ceux qui sont droits de cœur, il peut même se servir de leurs erreurs comme d’un moyen pour les attirer dans le chemin de la paix. Il en était ainsi des Athéniens, auxquels l’Apôtre annonça ce Dieu inconnu qu’ils adoraient dans leur ignorance. Il en est de même encore aujourd’hui. A l’occasion d’un phénomène spirituel lugubre, il est arrivé que certaines âmes ont prêté aux choses surnaturelles une attention qu’elles ne leur avaient point accordée jusqu’alors. En ouvrant l’oreille à la vérité sainte, les hommes acquièrent des sens exercés pour pouvoir discerner cette vérité sainte de la vérité imaginaire, qui entraîne d’autres âmes dans l’abîme. L’école dans laquelle on peut apprendre ces choses ne nous fait pas plus défaut aujourd’hui qu’aux mages d’Orient.
C’est par degrés qu’ils durent se laisser conduire à la connaissance de la vérité. Rendus attentifs par l’étoile et connaissant dans une certaine mesure l’antique prophétie, ils arrivèrent à Jérusalem. Ils s’attendaient à y trouver tout le monde dans la joie et occupé à rendre hommage à ce glorieux fils du roi. Au lieu de cela ils rencontrent une ignorance générale, car en admettant même que la présentation de l’enfant avait déjà eu lieu, le grand monde de la capitale n’avait pas fait attention à l’allégresse du petit groupe de ceux qui, à l’exemple de Siméon, attendaient la délivrance d’Israël. Mais au moins vont-ils se réjouir vraiment ? Oh non ! Hérode s’effraye avec ses partisans et tout Jérusalem en est troublé. L’incrédulité est le châtiment de l’incrédulité ; l’usurpateur ne peut pas se représenter un autre roi des Juifs, qu’un roi comme lui-même, peut-être un prétendant de la maison qu’il a détrônée. La population de la capitale s’effraye à la pensée d’une nouvelle révolte et de sa compression sanglante ; ces âmes sans foi ne pensent qu’à ce qu’elles sont exposées à perdre et nullement à ce que le Messie apportera ; elles se cramponnent à leur misère. Quelle stupéfaction tout cela ne devait-il pas produire chez les mages ! Certes ce fut là une rude épreuve pour leur foi. Le roi assemble les principaux sacrificateurs et les scribes et il apprend par la citation d’un passage prophétique le lieu où a dû naître l’enfant promis. Les mages obéissent à cette parole prophétique, et c’est là le second degré de leur éducation. Ce n’est pas l’étoile mais au contraire une déclaration de l’Ecriture qui leur a indiqué Bethléhem ; et ce n’est qu’après s’être conformés à cette parole, qu’ils eurent la grande joie de revoir l’étoile, qu’ils n’avaient plus aperçue depuis leur départ. Elle allait devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée au lieu où était le petit enfant, elle s’y arrêta. Voilà ce que raconte Matthieu avec une parfaite simplicité, et cependant il sait aussi bien que nous qu’une étoile ne se meut pas, comme elle paraît le faire quand c’est nous qui marchons, ni ne se tient au-dessus d’une maison à l’exclusion de toutes les autres. Mais son écrit est enfantin pour un enfant, et cependant il permet à l’homme de comprendre que cette étoile n’était pas un guide dans le sens ordinaire du mot sur le chemin court et facile à trouver de la capitale à Bethléhem, chemin qui avait été indiqué aux mages, non par l’étoile, mais par la parole prophétique. Mais la splendeur de cet astre, qu’ils n’avaient plus vu en se rendant à Jérusalem, les remplissait de joie en leur annonçant qu’ils trouveraient dans la pauvre bourgade, au-dessus de laquelle l’étoile resplendissait, cet enfant, qu’ils avaient vainement cherché dans la splendide capitale.
Lorsqu’ils l’eurent trouvé, ils durent renoncer à l’attente d’une gloire terrestre, afin que leurs cœurs fussent disposés à sentir la gloire divine de cet enfant dans son abaissement même. Ce n’est pas dans la capitale, mais dans une chétive bourgade ; ce n’est pas dans un magnifique palais, mais dans la pauvre demeure d’un artisan que les mages durent consentir à s’agenouiller devant cet enfant, et à lui offrir l’hommage de leurs cœurs. C’était là une réalité bien différente de celle qu’ils s’étaient imaginée. Mais leurs cœurs bien disposés eurent le sentiment d’une réalité marquée du sceau divin dans sa simplicité sans apparat. Et c’est ainsi qu’ils apportèrent avec joie leurs trésors à l’enfant et à sa mère. Ces offrandes, choisies parmi les productions les plus excellentes de leur pays étaient en même temps un secours préparé par Dieu au moment où la sainte famille, dans sa fuite précipitée, allait en avoir besoin. C’étaient l’or que le sujet offre au roi, l’encens que le sacrificateur offre à Dieu et la myrrhe qu’un ami fidèle emploie pour embaumer un mort qui lui est cher ; c’était en même temps tout leur cœur offert avec ces dons.
Quelles prémices d’entre les gentils ! et par contre quelle démoralisation en Israël ! Nous avons déjà vu le trouble d’Hérode et de tout Jérusalem. Et malgré cela ils ne se réveillent pas de leur sommeil de mort, et ne sont pas même excités à jalousie en se voyant devancés par les gentils. Le Sanhédrin connaît la prophétie et peut-être se réjouit-il de montrer à cet Iduméen qu’il hait, cet autre roi qui doit surgir. Josèphe aussi raconte (Antiq., XVII, 2, 4) que les pharisiens prédirent que la maison d’Hérode perdrait la domination ; mais aucun d’entre eux n’accompagne les mages jusqu’à Bethléhem ; ce sont des hommes qui savent mais qui ne veulent point.
Quant à Hérode, il se montre dans toute son astuce et dans toute sa cruauté. C’est sans motif qu’on a cru ne pas trouver sa prudence accoutumée dans sa manière d’agir. Il n’est même pas nécessaire d’alléguer qu’il peut arriver à l’homme le plus prudent de commettre une méprise ; Hérode fit au contraire ce que la ruse d’une méchanceté hypocrite lui conseillait, et ce n’est que celui qui habite les cieux qui put se rire de lui et dissiper les projets de cet homme rusé. Hérode fut troublé, car il savait quelle était l’attente du peuple ; et tout en ayant peur de la prophétie, il s’imaginait pouvoir en empêcher l’accomplissement. Il n’est pas le seul despote qui montre ce mélange de crainte superstitieuse et de témérité incrédule. Où faut-il chercher cet enfant ? qu’attend-on de lui ? voilà ce qu’il veut avant tout connaître. Puis il s’enquiert hypocritement, dans une audience confidentielle, de l’âge que peut avoir cet enfant, non pas dans l’intention préméditée de tuer les enfants mâles de cet âge, mais seulement pour apprendre quelle est la nature du danger dont le menace ce prétendant. Il apprend qu’il a deux ans tout au plus. Un prince royal de cet âge n’est pas encore dangereux ! Voilà ce qu’il dut se dire, et nous comprenons son désir de s’informer de lui sans éveiller l’attention, afin de pouvoir d’autant plus sûrement s’emparer des personnes qui, dans son imagination, avaient tramé un complot pour mettre en avant cet héritier du trône. Un enfant de deux années au plus n’a pas encore l’idée de se faire roi ; il faut donc que d’autres y pensent. Les dernières années d’Hérode, que torturait une hideuse maladie, étaient en outre assombries par la crainte continuelle de conjurations, fruit amer de nombreuses expériences ; cinq jours avant sa mort il fit encore exécuter un de ses fils. Pour que son peuple ne se réjouît pas de sa mort, il commanda à ses familiers (qui se gardèrent bien d’exécuter cet ordre) de prendre un membre de chacune des principales familles du royaume, de les enfermer ensemble et de les faire massacrer au moment de sa mort afin qu’elle fût un sujet de deuil pour tout le pays (Josèphe, Antiq., XVII, 6, 5 ; XVII, 7 ; XVII, 8, 1). Cette disposition nous explique sa fureur, lorsqu’il se voit trompé par les mages. Ils ne m’échapperont point ! Quoi qu’il en soit de cette affaire, j’exterminerai d’un coup ce repaire de conjuration, et je chasserai une fois pour toutes ce fantôme d’un prétendant. Ils mourront tous pour que ce seul enfant meure. Voilà comment il calcula et il eût calculé juste, si un œil, qui ne dort jamais, n’était ouvert sur la ruse de l’homme impie. Mais l’enfant qu’il voulait faire périr avait déjà été mis à l’abri dans un autre pays, et ceux-là seuls restaient qu’une mystérieuse dispensation de Dieu destinait, même avant qu’ils n’en eussent conscience, à être les premiers martyrs de Jésus.
Josèphe ne dit pas un mot de cet acte de cruauté ; mais ce n’est pas là un motif pour mettre l’Evangile en suspicion. Hérode n’aura pas fait connaître en public le motif qui l’avait porté à faire massacrer une douzaine d’enfants dans une petite ville. Parmi les nombreux actes de cruauté de ce roi, celui-ci était assez insignifiant à n’en considérer que le dehors ; quant au mobile intérieur, qui était la persécution du Messie par Hérode, il n’a dû être connu que de quelques confidents.
Mais sommes-nous en droit de voir un événement si peu important dans ce massacre, quand nous voyons Matthieu décrire avec les paroles de Jérémie les lamentations qui s’élevèrent au sujet de ces enfants ? Personne ne contestera que ce ne soit là un deuil navrant ; seulement nous n’avons pas à imiter certains peintres, qui réunissent une nombreuse troupe de ces jeunes victimes en un même lieu. Dans une commune de 1600 âmes, il n’y a guère qu’une quarantaine de garçons de deux ans et au-dessous ; il n’y en a qu’une dizaine pour une population de 400 âmes. Il est vrai que nous ne savons pas le nombre d’habitants que Bethléhem possédait à cette époque, mais nous avons à nous le représenter comme peu considérable. Malgré cela cette parole de Jérémie trouve son application : « On a ouï dans Rama des cris, des lamentations, des pleurs et de grands gémissements, Rachel pleurant ses enfants ; et elle n’a pas voulu être consolée parce qu’ils ne sont plus, » Rachel était morte sur le chemin d’Ephrata, et elle y avait été ensevelie ; lorsqu’au temps de Jérémie des troupes d’Israélites captifs, qu’on emmenait dans la terre de la servitude, passaient devant ce tombeau, le prophète s’écrie ; « Ecoutez les lamentations de votre mère ! Elle, qui expira dans les douleurs de l’enfantement, elle souffre de nouveau, » Cela était vrai du temps de Jérémie, et cela se répéta lors du massacre de ces jeunes enfants. Cet événement, si même il est réduit à la perte de dix enfants mâles, mis à mort à cause du Messie, mit le comble à la situation lamentable d’Israël. En effet, ce n’est pas le nombre qui importe ici. Mais, après le massacre, la déchéance du peuple de Dieu était plus complète, sa misère plus désespérée, et la mère de ce peuple avait encore plus de motifs de se désoler lorsque, au lieu d’un roi étranger exilant le peuple pécheur, c’était un usurpateur qui mettait à mort ces jeunes enfants, parce qu’il voulait détruire le véritable roi d’Israël.
Mais ce roi véritable avait été gardé et conservé par le moyen de la vision qu’avaient eue les mages. Transporté d’abord en Egypte, il avait été plus tard dérobé aux poursuites du cruel Archélaüs, parce que Joseph, le fidèle protecteur de l’enfant, après un triple avertissement reçu en songe, s’était retiré avec sa famille dans la bourgade méprisée de Nazareth. Des expériences répétées avaient appris à Joseph à écouter avec attention et à exécuter docilement ces avertissements divins. Le véritable Evangile ne nous dit rien de la durée de ce séjour en Egypte, ni de ce qui y arriva à la sainte famille. L’Egypte était depuis longtemps le refuge le plus rapproché pour les Juifs persécutés. La seule chose qui puisse nous surprendre, c’est la parole du prophète Osée, que Matthieu cite à cette occasion. En effet, lorsque nous lisons ce passage tout entier, nous voyons qu’il n’y est question ni du Messie, ni en général d’une seule personne, mais Dieu dit par la bouche du prophète : « Quand Israël était jeune, je l’aimais, et j’appelai mon fils hors d’Egypte, » C’est dès lors le peuple entier, considéré comme un seul homme, qui est ce fils dont parle l’Eternel. Comment donc Matthieu peut-il dire que, pour que cette parole fût accomplie, Jésus a dû se réfugier en Egypte et en être rappelé ?
Il importe que nous apprenions de quelle manière libre et spirituelle il faut comprendre cette expression des apôtres : « Afin que cette parole fût accomplie… » A première vue, il pourrait nous sembler qu’il est question des traits isolés de la vie, des souffrances et de l’activité de Jésus-Christ, lesquels, prédits par les prophètes, ont trouvé leur accomplissement en lui. En effet, nous rencontrons plus d’un trait dans les prophéties de l’ancienne alliance qui a été réalisé d’une manière frappante dans la vie du Seigneur et de son Eglise. Mais il nous faut absolument éviter d’isoler ces traits du tableau d’ensemble que nous présente la parole prophétique. Ils n’ont, au contraire, d’importance que parce que nous voyons dans notre Seigneur Jésus-Christ le caractère fondamental de l’Oint, du Fils de David, du serviteur et du Fils de l’Eternel contemplé par les prophètes. C’est à lui que se rapportaient toutes les actions et toutes les souffrances des hommes de Dieu, l’histoire entière d’Israël et tous les symboles du culte lévitique. Toutes les promesses de Dieu étant Oui et Amen en lui, il a tout accompli, et en lui toute l’ancienne alliance a atteint son but et réalisé son objet. On peut donc dire que, même ce que l’Ancien Testament n’a pas dit littéralement de lui, a trouvé en lui son accomplissement, parce qu’il est le point central, auquel tout se rapporte. C’est ainsi que ces plaintes de David : « Ils m’ont haï sans cause, » et « celui qui mange mon pain m’a foulé aux pieds, » n’ont été pleinement accomplies que lorsque Jésus fut haï sans cause et trahi par Juda. En effet, David n’est qu’un type imparfait de la souffrance à cause de la justice, et ce n’est que dans notre Seigneur Jésus-Christ que ce type trouve son entière réalisation. Il en est de même de l’agneau pascal, dont les os ne devaient pas être rompus, et des animaux destinés au sacrifice, qui devaient être sans défaut : c’est seulement lorsque le Sauveur crucifié n’eut point les os rompus que le véritable agneau pascal fut préservé de cette extrémité, et c’est uniquement le sang de Christ, le véritable agneau sans défaut et sans tache, qui nous purifie réellement de nos péchés. Les symboles incomplets de l’ancienne alliance trouvèrent ainsi leur accomplissement en Christ.
C’est dans cette vaste connexion que l’œil de la foi contemple soit ici, soit là, un accomplissement où il n’est pas littéralement question d’une action du Messie ou d’un événement de sa vie ; il suffit pour cela qu’une analogie significative entre le peuple de l’ancienne alliance et son chef venu au temps de l’accomplissement s’offre au regard du fidèle. « J’ai rappelé mon fils hors d’Egypte, » dit le Seigneur en parlant de son peuple adoptif. Personne ne pouvait voir là une prophétie de la fuite du Messie en Egypte ; aucun apôtre n’aurait eu cette pensée, si cette fuite n’était pas un événement historique dont la certitude est confirmée par cela même que la parole prophétique semble si peu s’y adapter. Or, cet événement a été l’objet de la méditation de l’évangéliste ; il s’est dit : Il est donc vrai que pour Jésus aussi, le véritable Fils de Dieu, a dû s’accomplir ce qui était arrivé à Israël, le fils collectif de Dieu. Lui aussi a dû se réfugier en Egypte, et en être ramené par son père, afin de consommer la rédemption, si imparfaitement effectuée par l’exode de ce premier fils.
Nous venons de parler de deux prophéties que nous rencontrons dans les deux premiers chapitres de saint Matthieu, jetons aussi un regard sur les trois autres. « Voici, une vierge sera enceinte, et elle enfantera un fils, et on appellera son nom Emmanuel, » ce qui signifie : Dieu avec nous. Cette parole fut adressée par le prophète Esaïe (Ésaïe 7.14) au roi Achaz, alors que celui-ci, mû par une obstination hypocrite, refusa le signe qui devait l’encourager à s’assurer uniquement sur Dieu. Il faudrait que les interprètes fussent mieux d’accord entre eux sur le sens de cette parole évangélique dans l’ensemble du discours du prophète, pour rejeter l’interprétation de l’évangéliste et même de l’ange, et pour limiter la parole d’Esaïe à un enfant né au temps d’Achaz. Or nous ne trouvons pas une seule parole dans le livre de ce prophète où il soit dit qu’un enfant né à cette époque ait porté ce nom majestueux. Il contemple plutôt en esprit ce roi ennemi qui, semblable à un fleuve, se répandra sur Juda, « ton pays, ô Emmanuel ! » et il se console en se disant que le dessein des ennemis ne subsistera point, « car voici Emmanuel » (8.8, 10). Cet enfant qu’il attend, qu’il contemple en esprit, dont il voit la mère, qui l’enfante, mais non le père qui l’a engendré, cet enfant n’est nul autre que le Fils qui nous a été donné, et sur l’épaule duquel l’empire a été posé, ce Fils dont on appelle le nom l’Admirable, le Conseiller, le Dieu fort, le Puissant, le Père de l’éternité, le Prince de la paix (Ésaïe 9.5), ce Fils auquel le reste de Jacob se convertira (Ésaïe 10.21), ce rejeton du tronc d’Isaï, dressé pour enseigne des peuples (Ésaïe 11.1,10) ; Emmanuel, Dieu avec nous.
Esaïe, qui voit cet enfant si près de son œil spirituel, comme s’il devait être contemporain d’Achaz, ressemble à saint Paul écrivant aux Thessaloniciens (1 Thessaloniciens 4.15) : Nous, qui vivrons et qui resterons sur la terre à la venue du Seigneur, nous ne préviendrons point ceux qui seront morts. En effet, l’Apôtre et ses contemporains ne sont point restés jusqu’à la venue du Seigneur ; aussi se range-t-il ailleurs, parmi ceux qui se sont endormis avant cet événement, lorsqu’il écrit : « Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera aussi par sa puissance » (1 Corinthiens 6.14). C’est qu’il ne devait connaître ni le temps ni l’heure ; mais son devoir était de veiller lui-même et de réveiller les croyants, afin qu’ils marchassent en enfants de lumière. De même que le vrai Emmanuel n’est pas venu au temps d’Achaz, mais plus tard, ainsi l’avènement du Seigneur, bien qu’il n’ait pas eu lieu du vivant de saint Paul, arrivera infailliblement à son heure, et lorsqu’il en sera comme au temps de Noé. Quand, par une insouciance poussée à l’excès, les hommes se comporteront comme s’il ne pouvait plus être question de cette venue en vue du jugement, ils accompliront par leur mépris même la prophétie qu’ils méprisent (Matthieu 24.37). Alors la fin viendra, et il n’y aura de salut que pour ceux qui pourront dire avec joie ; Voici Emmanuel !
La seconde parole prophétique est celle que le Sanhédrin, consulté par Hérode, puise dans le livre du prophète Michée (Michée 5.1). Ce prophète annonce que le Seigneur livrera son peuple jusqu’au temps où celle qui est en travail d’enfant aura enfanté, et qu’alors sortira de Bethléhem, l’humble lieu natal de la famille de David, celui qui doit être dominateur en Israël. Il n’est pas seulement dit : de la maison de David, car dans ce cas il était inutile de mentionner Bethléhem ; mais c’est de cette pauvre bourgade, et non de la ville royale de Jérusalem, que doit sortir celui dont les issues sont d’ancienneté, dès les jours éternels. Michée dit : « Toi, Bethléhem, tu es trop petite pour être parmi les milliers de Juda ; malgré cela, — c’est là le sens, — malgré cela, c’est de toi que sortira le dominateur d’Israël. » Matthieu, dans la joie que lui inspire l’accomplissement de cette’promesse, la reproduit ainsi modifiée : « Toi, Bethléhem, tu n’es pas la moindre entre les principales villes de Juda ; car c’est de toi que sortira le conducteur qui paîtra Israël, mon peuple. » Pour la seconde fois, cette petite ville doit être glorifiée, et même à un plus haut degré qu’elle ne le fut par la vocation de David, car c’est d’elle que doit sortir celui qui a aussi une issue éternelle, Matthieu et Luc nous racontent comment il est sorti de Bethléhem ; l’autre issue dont parle Michée est décrite par Jean en ces termes : « La Parole est au commencement, la Parole était avec Dieu, et cette Parole était Dieu. » Le Seigneur en parle lui-même (Jean 6.38), alors qu’il dit : « Je suis issu du Père et venu dans le monde. » Les évangélistes qui appliquent cette parole de Michée à la naissance du Seigneur à Bethléhem ne peuvent être attaqués que par ceux qui nient le miracle en général et la prophétie en particulier, car la prophétie est un miracle de la connaissance, Nous, qui croyons à un Dieu, qui fait des miracles et qui connaît ses œuvres dès avant la création du monde, nous acceptons la parole des prophètes telle que la comprirent les évangélistes, et même ces souverains sacrificateurs et ces scribes dont le péché consiste à se borner à savoir par l’intelligence, au lieu de croire du cœur.
Il en est autrement de la dernière parole sur laquelle Matthieu appuie le fait que Jésus alla demeurer à Nazareth ; afin que fût accompli ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazarien. Ici se présente cette difficulté qu’il n’existe pas de passage qui ait littéralement cette teneur. Je n’entreprendrai pas de vous énumérer toutes les suppositions qu’on a énoncées pour expliquer cette parole. L’interprétation la plus ancienne est celle que Jérôme apprit de Juifs savants devenus chrétiens. Elle se réfère à ce passage du onzième chapitre d’Esaïe, où nous voyons le rejeton promis sortir de la racine d’Isaï. C’est là une similitude de l’abaissement profond de la maison de David, de laquelle doit à ce moment même sortir un nouveau surgeon qui portera du fruit. Cette conception est reproduite par les autres prophètes ; c’est ainsi que Jérémie et Zacharie parlent simplement de rejeton quand ils veulent désigner le Messie. Or, le mot hébreu dans le passage d’Esaïe c’est Nézer, et d’après cela, voici quelle serait la pensée de Matthieu : « Celui qui, par mépris, donne au fils de David le nom de Nazarien, accomplit la prophétie, car ce Nazarien, c’est le véritable Nézer, le rejeton de Dieu, sorti du tronc d’Isaïe. »
Je crois toutefois qu’il existe une explication encore plus frappante, mais pleinement intelligible aux seuls lecteurs du texte hébreu de Matthieu. En hébreu, le nom Nazarien se prononçait Nozri, et c’est ainsi que maintenant encore les Juifs nomment Jésus par mépris. Or ce même mot Nozri signifie aussi mon Sauveur, mon protecteur. Si cette expression ne se trouve pas dans un passage isolé de l’Ancien Testament, où il est parlé du Messie, tous les prophètes sans exception le dépeignent comme le sauveur et le protecteur d’Israël. Matthieu veut dire : « Si c’est pour vous une pierre d’achoppement que le Fils de David ait été élevé dans ce pauvre Nazareth, et en voulant l’insulter par ce reproche, vous ne faites qu’accomplir la prophétie. En l’appelant Nozri, vous annoncez sa valeur, vous accomplissez ce qu’ont prédit les prophètes, vous le déclarez votre sauveur et votre protecteur. C’est pour cela qu’il a dû venir à Nazareth, afin que ceux qui l’insultaient par le nom de Nozri fussent obligés de le glorifier, en lui disant : « Nozri, mon rédempteur et mon protecteur, » ce qu’il est en effet conformément à la parole des prophètes.
Jusqu’ici, nous n’avons pas comparé Matthieu et Luc, mais nous avons admis que leurs récits peuvent se concilier, et que le plus sûr est de placer la visite des mages et la fuite en Egypte après la présentation dans le temple. Il est vrai que Luc clôt le récit de cette présentation par ces paroles : « Après qu’ils eurent accompli tout ce qui est ordonné par la loi du Seigneur, ils retournèrent en Galilée, à Nazareth, qui était leur ville. » Evidemment, si nous n’avions que Luc, nous ne penserions pas à intercaler avant ces paroles la visite des mages et tout ce qui s’ensuivit ; nous n’aurions même aucun motif pour admettre que la sainte famille était retournée de Jérusalem à Bethléhem. Mais, ayant Matthieu, nous constatons que Luc procède comme le fait tout narrateur qui clôt un récit, parce que d’autres événements qui ont précédé le dernier fait lui sont inconnus. Il a hâte de clore par peu de mots, sans dire : Voici une lacune, où il y a lieu d’intercaler encore autre chose.
Ce n’est pas en vain que j’ai soutenu que nous ne sommes pas autorisés à exiger que chaque évangéliste connaisse tous les faits de la vie du Sauveur, ni qu’il raconte tout ce qui pouvait lui être connu. Pour concilier les deux récits, nous n’avons besoin que de deux suppositions aussi simples que naturelles : en premier lieu, l’évangile de Matthieu ne nous empêche nullement de nous représenter Nazareth comme le domicile de Joseph et de Marie avant la naissance de Jésus ; Matthieu se borne à passer sous silence ce domicile antérieur, le voyage à Bethléhem et le motif de ce voyage. En second lieu, on peut supposer la raison qui détermina les parents de Jésus à retourner à Bethléhem, avec l’intention de s’y fixer. Si cette intention ne se réalisa pas, c’est que le danger qui menaçait leur enfant les obligea de s’enfuir en Egypte, et que plus tard la crainte que leur inspirait Archélaüs les empêcha de s’établir de nouveau à Bethléhem. On comprend facilement que Marie et Joseph, descendants de David, après la dispensation divine qui avait fait naître l’enfant à Bethléhem, crurent agir conformément à la volonté de Dieu en y restant, afin que dans la suite le dominateur d’Israël sortît de Bethléhem selon la prophétie. Mais Dieu montra par le fait que son dessein était autre ; et c’est là ce que Matthieu s’applique à bien mettre en lumière.
Luc, de son côté, nous a montré la direction divine, suivant laquelle le Fils de Dieu devait être soumis au dénombrement de l’empereur romain, ce qui eut pour effet de faire naître Jésus à Bethléhem, et de montrer qu’il était l’enfant promis. Luc nous montre par l’exemple des bergers que, dès le commencement, Dieu choisit les choses humbles et pauvres afin de confondre les fortes. Par les récits de la circoncision et de la présentation de l’enfant, il fait voir que Jésus, mis sous la loi, fut reconnu par un prophète comme le Sauveur des croyants et la lumière des nations. D’accord avec Luc, Matthieu nous montre cet enfant né à Bethléhem et élevé à Nazareth. Mais à Bethléhem déjà ce petit enfant nous est représenté par Matthieu comme le roi des Juifs, annoncé par l’Ecriture, roi auquel les mages d’Orient rendent hommage. Mais l’hostilité d’un roi cruel, et en général la profonde déchéance d’Israël, firent que le Fils de David, au lieu de grandir dans la ville de David, dut être élevé dans la bourgade méprisée de Nazareth. Insulté par le surnom de Nozri, il devait être glorifié à l’insu et contre le gré des moqueurs.
La sagesse de Dieu éclate à nos yeux, lorsque nous considérons la manière dont elle dirigea tout ce qui concerne Jésus. Au commencement, la bonne nouvelle de sa naissance fut répandue au près et au loin par les bergers, par Siméon et Anne et par les mages, venus d’un pays éloigné ; mais au moment où l’attention se trouva excitée au plus haut degré, les mouvements de crainte et de curiosité, de haine et de joie prématurée furent calmés par la tempête de la persécution et par le son doux et subtil des visions, qui dirigèrent l’enfant dans un lieu caché. Là, il grandit, ignoré du monde, connu seulement de Dieu, à l’abri d’une vénération de mauvais aloi, si bien qu’au bout de trente ans, ceux-là mêmes qui se rappelaient les histoires de Bethléhem, ne pouvaient savoir ce qu’était devenu cet enfant. Mais dans l’obscurité de Nazareth vivait une mère, qui retenait toutes les paroles qu’elle avait entendues, et qui les remuait dans son cœur.
Quelle chose grande et magnifique, n’est-ce pas, que de voir dans le véritable Evangile, radicalement différent des apocryphes, l’adolescence et la jeunesse du Seigneur couvertes du voile d’une sainte obscurité, condition nécessaire pour son développement. Il s’agissait pour lui d’arriver à la conscience de ce qu’il était par son essence. Or, c’est un mystère pour quiconque réfléchit à l’origine divine de Jésus, qu’il puisse être dit de lui : L’enfant croissait et se fortifiait en esprit, étant rempli de sagesse ; et la grâce de Dieu était sur lui. Jésus croissait en sagesse, en stature et en grâce, devant Dieu et devant les hommes. En parlant de la condition dans laquelle il s’est placé, l’Apôtre dit qu’étant en forme de Dieu, Jésus-Christ s’est anéanti soi-même, en prenant la forme d’un serviteur et en se rendant semblable aux hommes.
Luc nous a conservé ce qui est à la fois la dernière parole de l’enfant et la première parole du Fils venu du Père, prononcée par la bouche d’un adolescent de douze ans. Suivant une belle coutume juive, les enfants de cet âge étaient appelés enfants de la loi, parce qu’à partir de cet âge on commençait à les initier à la connaissance de cette loi et à les faire participer au culte. C’est dans ce but que Jésus accompagna ses parents lorsqu’ils se rendirent à Jérusalem pour la fête de Pâques. En quittant cette ville, ils s’aperçurent, le soir du premier jour, que l’enfant n’était pas dans la caravane. Le jour employé pour revenir sur leurs pas et un troisième jour de recherche à Jérusalem s’écoulèrent avant qu’ils ne le trouvassent au milieu des rabbins dans le parvis du temple. Ferons-nous un reproche aux parents de s’être relâchés dans la surveillance de l’enfant ? Le blâme qui pourrait les atteindre les excuserait en même temps ; car cet enfant avait-il besoin d’être surveillé comme un enfant ordinaire ? Leur expérience ne les autorisait-elle pas à se dire : Cet enfant ne marche pas dans une voie défendue ; il saura bien nous trouver ? Bien heureuse serait la mère à qui son enfant ne causerait aucune autre peine que celle d’être trouvé dans le temple, sans qu’elle s’y attendît !
C’est donc bien moins le fait d’avoir perdu un instant de vue le jeune garçon, qui mérite d’être blâmé, que l’inquiétude et le manque de foi dont ses parents font preuve, pendant qu’ils le cherchent. On pourrait s’étonner qu’une telle angoisse ait été possible chez Marie, qui devait se rappeler les apparitions célestes lors de la naissance de cet enfant ; mais c’est là précisément le caractère de la crainte, qu’on oublie ce qui pourrait consoler, et qu’on néglige de s’attacher à ce qui pourrait servir d’appui. C’est cette angoisse du cœur de la mère qui, tandis que Joseph se retient, transforme le secret reproche que lui adresse sa conscience en ce blâme : « Mon enfant, pourquoi as-tu ainsi agi avec nous ? Voilà ton père et moi qui te cherchions, étant fort en peine ! »
Si dans sa réplique respectueuse, il confond l’inquiétude de leur petite foi, c’est sans l’ombre d’une intention, par la puissance de cette simple vérité : « Pourquoi m’avez-vous cherché ? et surtout pourquoi avez-vous été en peine ? Ne saviez-vous pas qu’ici je suis à la maison ? » C’est l’enfant parfait et sanctifié qui tient ce langage, l’enfant qui ne craint rien ; pourquoi aurait-il peur en cet endroit ? Pourquoi supposerait-il que ses parents seront en peine ? Ce n’est point par légèreté qu’il n’y pense pas, mais dans sa conscience pure, le jeune garçon ne voit point de cause d’inquiétude. En attendant avec confiance qu’on vienne le chercher, il demeure dans la maison de son Père, comme si c’était son lieu natal.
Mais voici ce qu’il y a de plus grand dans sa réponse : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être occupé aux affaires de mon Père ? » Il me faut être dans la maison de mon Père, dans la Parole de mon Père, occupé de pensées, de discours et d’actions qui concernent mon Père et par là même sous sa protection : voilà comment nous pouvons interpréter cette réponse, aussi simple et enfantine que profonde et majestueuse. En parlant de Joseph, Marie avait dit : Ton père. Sa réponse rectifie cette expression, sans la moindre intention d’un blâme et uniquement par la vérité, qu’il énonce ici pour la première fois. Il s’était trouvé dans son élément, dans la maison de son Père, qu’il voyait pour la première fois, et parmi les docteurs de la Parole de Dieu. D’après la coutume de l’enseignement rabbinique, il avait questionné et répondu, et par ses questions non moins que par ses réponses, il avait étonné les auditeurs par la profondeur de son intelligence. Toutefois il ne ressemble en rien à ce fantôme étrange des apocryphes, à cet enfant terrible qui se pose en docteur des docteurs, en faisant parade de toutes les sciences. Mais nul adolescent n’avait encore parlé comme cet adolescent, et n’avait pénétré comme lui dans les profondeurs de la parole prophétique. Personne en Israël n’avait pu dire, comme ce jeune garçon, en parlant de Dieu : mon Père.
Nous étonnerons-nous de ce que même Joseph et Marie ne comprirent point ces paroles ? Sans doute elle s’est dit : En effet l’ange m’a annoncé que je mettrais au monde le Fils du Très-Haut ; mais cette réflexion ne suffisait pas pour lui donner la pleine intelligence de la réponse du jeune garçon. Pour cela il aurait fallu qu’elle comprît comment son fils pouvait tout à coup prononcer de telles paroles. Si nous ignorons de quelle manière nous-mêmes nous arrivons à dire : moi, et si nous sommes impuissants à pénétrer ce mystère dans les enfants de notre chair et de notre sang, quel ne dut pas être l’étonnement de Marie en entendant sortir de la bouche de son enfant des paroles qu’elle ne lui avait jamais entendu prononcer ? Comment a-t-il trouvé cela ? Que s’est-il passé en lui ? Qui lui a communiqué cela ? Car Marie elle-même n’avait pas pu expliquer à l’enfant que Joseph n’était pas son père. C’est pourquoi elle ne comprend pas d’où il a tiré cette parole ni quel sens il lui donne. Elle sent que son enfant l’a dépassée dans son esprit, et désormais son unique préoccupation sera de conserver fidèlement de telles paroles afin qu’en suivant le Fils elle puisse trouver le Père.
Si Marie n’a pas pu le comprendre, comment comprendrons-nous de quelle manière Jésus adolescent a eu le pressentiment de sa nature divine ? Nous voyons seulement qu’il ne parle pas encore de sa mission de Rédempteur, mais uniquement de la relation personnelle entre le Fils et le Père. Le jeune garçon n’était pas encore à même de mesurer la profonde misère dans laquelle se trouvait le peuple ; par conséquent il ne se trouve rien dans ses paroles qui soit prématuré. Ce n’est qu’après être devenu un homme fait qu’il se présente pour accomplir toute justice en faveur des pécheurs. Ses paroles sont marquées à la fois du cachet de la naïveté enfantine la plus pure et de la vérité : il lui semble que la lumière qui s’est faite en lui doit être connue de tous et particulièrement de ses parents : peut-il en être autrement ? Y aurait-il quelqu’un qui l’ignore ? Certes, si nous devions trouver en nous-même les traits pour dépeindre un adolescent divin, nous nous tromperions cent fois ; mais le voilà dépeint à nos yeux cet adolescent divin. Le trait qui achève son image est celui-ci : Il s’en alla avec eux et vint à Nazareth, et il leur était soumis. Il quitta ce temple où il s’était senti si heureux ; il laissa ces docteurs dont l’admiration, peut-être bientôt changée en inimitié, n’aurait pas été profitable à son développement silencieux, et dans une humble soumission, il croissait en sagesse, en stature et en grâce. C’est ainsi que non seulement dans le sanctuaire de Jérusalem, mais aussi dans la bourgade méprisée de Nazareth, il était constamment occupé des affaires de son Père, tout en obéissant à ses parents terrestres. Qu’il nous donne, à nous, aussi, de rester attachés aux choses de Dieu et de Christ.