L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE I
Une ville qui n'est pas sans renom

Cette histoire commence par une complicité de meurtre, un lynchage comme les siècles en ont trop vu. Celui-ci porte un nom : lapidation.

Découlant d'une prescription légale autant que religieuse, l'exécution ne requiert aucun bourreau, seulement des hommes ordinaires qui s'efforcent à s'imprégner de haine jusqu'au déchaînement de tous les instincts. Chacun des acteurs s'arme de pierres pour les précipiter sur la cible vivante. De plus en plus vite, de plus en plus fort : une mise à mort qui s'accompagne d'un jeu d'adresse.

L'an 34 de notre ère, hors la ville de Jérusalem, l'homme que frappent ces pierres ne cherche pas à se dérober. A genoux, immobile, il prie. On entend ces mots :

— Seigneur Jésus, reçois mon esprit !

Les coups au but se multiplient. Le corps se marbre de traces sombres ou sanglantes. Des os se brisent. Pour transpirer plus à l'aise, les exécutants ont jeté leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme qui, à n'en pas douter, « approuve[1] ». Est-ce du geste ou de la voix ?

[1] Il « était de ceux qui approuvaient ce meurtre. » Actes 8.1. (voir Sources)

Une pierre frappe le lapidé en pleine tête. Il a la force de murmurer :

— Seigneur, ne leur compte pas ce péché...

Il tombe. Il meurt. Il s'appelle Etienne. Quelques temps plus tôt, la petite communauté chrétienne de Jérusalem l'a choisi pour être l'un des Sept chargés de l'administrer. Accusé d'avoir prononcé des « paroles blasphématoires contre Moïse et contre Dieu », il a été traduit devant le Sanhédrin. Non content de confirmer sa foi, il l'a proclamée. De toute l'assemblée, le cri a jailli :

— Lapidez-le !

Le jeune homme qui a gardé ses vêtements se nomme Saul. Il vient de Tarse, en Cilicie.

Je m'attache à Paul de Tarse depuis plus de quarante ans. Très exactement depuis que l'un de mes amis m'a dit : « Sais-tu que saint Paul n'a pas connu Jésus ? » Depuis je me suis toujours interrogé à son propos. Je l'ai « rencontré » dans les lieux où il a vécu, où il est passé, s'est arrêté, a prêché le Christ aux juifs[2], évangélisé les païens, écrit des lettres devenues sources fondamentales du christianisme. Je l'ai « vu » en proie à la haine, jeté en prison, flagellé à plusieurs reprises et survivre à une lapidation. J'ai connu Ephèse avant Tarse, Thessalonique avant Jérusalem, Rome avant Corinthe. De cette hérésie chronologique, j'ai vu surgir un personnage défiant toute mesure. J'ai hésité pendant vingt ans à lui consacrer un livre. Est-ce pour éviter d'aborder de front ce sujet redoutable que j'ai raconté aux enfants la Bible et Jésus ?

[2] Les règles de l'édition restent hésitantes quant à la façon d'écrire Juif ou juif. J'ai choisi ici la seconde forme du fait que le mot, dans ce livre, va se trouver sans cesse mêlé au mot chrétien pour lequel on ne saurait envisager aucune majuscule.

L'homme est immense. Fou du Christ : apostolus furiosus. Bouleversant par sa foi-brasier. Déconcertant par ses contradictions. Persécuteur impitoyable de chrétiens — ses méthodes préfigurent celles de polices politiques du XXe siècle — et reconnaissant le Fils de Dieu quand, sur le chemin de Damas, Jésus s'adresse à lui. Apôtre autoproclamé. Mystique et stratège. Caractériel. Souffrant mille morts quand ses certitudes sont mises en doute mais refusant d'en abdiquer aucune. Seul à comprendre que le christianisme n'avait d'avenir qu'en s'adressant aux païens. Epistolier grandiose. Convertisseur génial. Architecte du christianisme — inventeur, dit Reimarus au XVIIIe siècle, fondateur, reprend Nietzsche au XIXe —, il impose sa vision du Christ et forge, bien avant que soient écrits les Evangiles, les lois qui régiront l'Eglise.

A chaque page de la vie de Paul, quand on croit détenir une certitude, on trouve son contraire. Il semble prendre plaisir à effacer lui-même les traces qu'il laisse derrière lui. Il épuise ses biographes et parfois les exaspère. Ils lui pardonnent parce qu'il est unique.

Tarse s'allonge au pied du Taurus, chaîne gigantesque qui, au sud de la Turquie actuelle, surplombe la Méditerranée sur plusieurs centaines de kilomètres. Un demi-siècle avant la naissance de Saul — premier nom de Paul — vivaient dans ces montagnes des éléphants, des lions, des léopards, des autruches, des hyènes, des onagres (ânes sauvages), des ours, des sangliers, des panthères. De Rome, le 2 septembre 51 av. J.-C., l'édile Caelius qui avait besoin d'animaux sauvages pour le spectacle qu'il devait offrir au peuple, écrivait à Cicéron, alors gouverneur de Cilicie : « Patiscus ayant envoyé à Cuirio dix panthères, il serait honteux que tu ne m'en envoies pas beaucoup plus. » Cicéron s'est-il exécuté ?

Cette faune s'est raréfiée mais, au début du Ier siècle, quand Saul survient en ce monde, elle est loin d'être anéantie. Partout où l'on a repoussé les animaux sauvages, ont surgi des brigands.

A l'époque où va naître Saul, Octave — petit-neveu et fils adoptif de César — arrive au terme de quatorze années d'une guerre acharnée contre Antoine, Cassius et Brutus, conduite, dit l'historien de Rome Dion Cassius, « avec plus de prudence qu'un vieillard ». Déjà imperator, le sénat lui a décerné le nom sacré d'Auguste et le titre de Princeps senatus, renouvelé cinq fois, l'avant-dernière en l'an 3, la dernière en l'an 13. C'est entre 3 et 13 que la naissance de Saul vient augmenter d'une unité la population de la Cilicie, province sur laquelle s'exerce, écrasante, la toute-puissance de l'Empire romain.

— Je suis juif, de Tarse en Cilicie, citoyen d'une ville qui n'est pas sans renom[3].

[3] Actes 21.39.

Ainsi s'exprimera, en l'an 51 de notre ère, le même Saul, devenu Paul. De la date de naissance, aucune mention. Comprenons : cette sorte de carcan qui, la vie durant, nous escorte — nom, prénom, âge, lieu de naissance — est totalement étranger aux mœurs du Ier siècle. Faute de repère plus précis, on estime aujourd'hui que Saul serait né entre les années 6 et 10 de notre ère. Certains s'arrêtent à une date intermédiaire, l'an 8, commodité à laquelle je me rallie volontiers. Calculons : cela fait de Paul, d'une dizaine d'années, le cadet de ce Christ qui incendiera sa vie. Jésus n'a rien écrit mais beaucoup parlé. Paul a moins parlé mais beaucoup écrit. Pas assez pour que nous connaissions bien sa famille et son enfance ; suffisamment pour que nous puissions plus tard le suivre à la trace et — mieux — tenter de le percer à jour. A quoi s'ajoute une chance insigne : sa rencontre avec le médecin Luc, écrivain de talent qui, mû par son admiration, s'est fait son chroniqueur. La somme des écrits de Paul et de Luc aboutit à une restitution du personnage presque sans équivalent dans l'histoire de l'Antiquité[4]. La pensée de Paul nous apparaît infiniment mieux connue que celle de l'empereur Tibère, son contemporain. Privilège dont le biographe se réjouit.

[4] Voir les Sources en fin de volume.

Pas sans renom, Tarse ? Opulente cité portuaire, elle mérite infiniment mieux que de la fausse modestie. Déployons une carte de la Turquie actuelle. A l'est et au fond de la Méditerranée, ses côtes s'abaissent perpendiculairement vers le sud comme si elles voulaient clore soudain le grand lac qu'elles contribuent à former. Précédant cet angle presque droit qui se prolonge vers la Syrie et le Liban, se trouve Tarse. Non sans audace, l'Allemand Dieter Hidelbrandt, exégèse original de saint Paul, écrit : « Le lieu est bien choisi. » S'attendant peut-être à quelque étonnement, il explique : « Le lieu, tel qu'il est situé, donne l'impression qu'un génie de l'histoire des religions, sans avoir réfléchi bien longtemps, a pointé son crayon sur l'une des anciennes cartes du monde et manqué de quelques millimètres à peine le point où Orient et Occident se rencontrent en une union secrète. » L'image frappe.

La plus ancienne description de Tarse date du Ier siècle. Strabon la montre « située dans une plaine », non loin de la mer : « Le fleuve Cydnos coule au milieu de la ville, longeant le gymnase des jeunes gens. Comme la source du fleuve n'est pas très éloignée de la ville, et qu'il traverse des gorges escarpées juste avant d'y arriver, son eau est froide et rapide. Il en résulte qu'elle est de grand secours pour les bêtes et les hommes qui souffrent de rhumatismes. »

Cette ville, fondée par les Hittites vers 1400 avant l'ère chrétienne, bien des peuples l'ont conquise, ravagée, dominée : Assyriens, Macédoniens, Séleucides, Arméniens. On y a vu Cyrus, roi des Perses. Alexandre le grand, galopant vers l'Asie et la gloire, s'est baigné dans les eaux trop froides du Cydnos et a failli en mourir. L'annexant en 64 av. J.-C., Rome en a fait la capitale de la province de Cilicie. Pompée, César et Cicéron s'y sont plu. En 41 avant notre ère, une jeune reine somptueusement dévêtue, dotée d'un nez qui restera dans l'histoire, y est descendue d'une trirème « ornée d'or et de pourpre » pour y conquérir Antoine.

On célèbre toujours Cléopâtre à Tarse, aujourd'hui ville de cent quatre-vingt mille habitants et semée de contrastes : échoppes sans âge écrasées entre des immeubles modernes ; ânes surchargés indifférents aux diesels des camions ; vendeurs de scooters jouxtant les réparateurs de tapis accroupis ; mosquées vieilles de plusieurs siècles perdues entre les sens uniques. Au milieu de l'avenue principale, j'ai vu flotter, au sommet d'un grand mât, rouge frappé d'une étoile et d'un croissant blanc, le drapeau turc ; il annonce la porte monumentale dont on affirme qu'elle accueillit la dernière reine égyptienne. Sa construction — jurent les archéologues — est bien postérieure à la visite de la souveraine. N'importe : abandonnant Paul un instant, je me suis arrêté pour rêver à cette femme rare, aimée de César et d'Antoine.

Soudain, au seuil de la vieille ville — musiques grinçantes et odeurs d'épices —, une pancarte : St Paul's wall excavation. Défendue par un grillage — l'entrée est payante —, j'aperçois une longue tranchée au fond de laquelle subsistent des murs en assez bon état. S'étonnera-t-on que l'on y ait opportunément reconnu la maison de Paul ? Les experts admettent que ce n'est rien d'autre qu'un point d'eau potable protégé par de la maçonnerie.

Je me suis trouvé bien inspiré de chercher ailleurs : fouillant le sol il y a peu d'années, les archéologues turcs ont exhumé une voie romaine en parfait état. Elle s'allonge sur environ deux cents mètres avant de s'engouffrer sous la terre non encore déblayée. L'envie était trop forte ; je suis descendu sur ce chantier, j'ai marché sur les dalles intactes, convaincu que le routard mystique — comme le surnomme le guide du même nom — l'avait emprunté un jour pour s'élancer à pied à la conquête des âmes.

Du fleuve Cydnos, il ne reste qu'un ruisseau aux eaux verdâtres qui, ayant changé de cours, glisse paresseusement vers la mer. Sans lui, Tarse aurait-il existé ? Il la jointe à la Méditerranée et en a fait un port comblé des richesses de trois continents. Sur le fleuve se sont croisés de lourds voiliers, les uns glissant vers le large, les autres en provenance d'Alexandrie, d'Ephèse, de Corinthe, de Rome, d'Espagne.

L'hiver le temps est doux, l'été on en vient vite à la canicule. Je cherche sur une berge disparue l'enfant Saul. Je le devine s'approchant de tas de minerai de fer extrait des mines du Taurus, de ballots de laine provenant des moutons de la plaine cilicienne, de rouleaux de tissus — laine et lin —, d'entassements de bois de construction descendu par flottage des monts de la Tauride, de files de jarres débordant, les unes de l'excellent vin de Cilicie, les autres, précieusement enveloppées, d'aromates et de parfums.

Paradoxe : cette ville qui semble n'exister que pour le commerce sécrète une vie intellectuelle intense. Strabon — encore lui — s'en est porté garant : « Les habitants de Tarse sont tellement passionnés pour la philosophie, ils ont l'esprit si encyclopédique, que leur cité a fini par éclipser Athènes, Alexandrie, et toutes les autres cités que l'on pourrait énumérer pour avoir donné naissance à quelque secte ou école philosophique. » Les Tarsiotes ont l'orgueil de leur ville mais la quittent volontiers : « Ceux qui sont du pays ne demeurent pas sur place mais s'en vont ailleurs pour se perfectionner. Et une fois qu'ils ont achevé leur formation, ils s'installent ailleurs, peu revenant dans leur patrie. Dans les autres cités dont nous venons de parler, excepté Alexandrie, c'est en général le contraire qui arrive. » L'appel du grand large l'emporterait-il sur l'amour de la cité ?

Je vois le petit Saul tendre le cou pour apercevoir, méditant le long du fleuve, le philosophe Arthénodore, naguère précepteur d'Octave et — parvenu au seuil de la vieillesse — installé par lui à la tête du gouvernement local pour libérer la cité des pillages d'un certain Boethus, « mauvais prêtre, mauvais citoyen ». Expulsé de la ville avec ses complices, ce Boethus a fait couvrir la ville d'inscriptions injurieuses dont on a retenu celle-ci : « Les actes appartiennent aux jeunes gens, les conseils aux hommes mûrs et les pets aux vieillards. » Un philosophe grec aux affaires : que peut souhaiter de mieux une cité, même si elle est romaine ?

Tarse justifie cent fois la louange que lui avait jadis décernée Xénophon : « cité grande et heureuse ». Nations, religions, langues, tout cela cohabite. Sans heurt.

« Circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d'Hébreux ; pour la Loi, Pharisien[5] » : orgueilleusement, Paul se présentera ainsi à ses contemporains. Si l'on ne peut douter que ses parents aient été eux-mêmes des juifs pharisiens, il reste à se demander à quel moment ils sont arrivés à Tarse. Saint Jérôme, qui tenait l'information d'Origène, théologien né au Ier siècle et maître incontesté de l'école catéchétique d'Alexandrie, a cru que « les parents de Paul étaient originaires de Gyscal, province de Judée. » Il a précisé : « Lorsque toute la province fut dévastée par les armées romaines et les juifs dispersés dans tout l'univers, ils furent transportés à Tarse, ville de Cilicie. » Il a même supposé que Saul, né en Judée, était arrivé tout bébé à Tarse.

[5] Philippiens 3.5-6.

« Je suis citoyen romain ! » Paul se réclamera toute sa vie de cette dignité qu'il tenait de son père. Il n'existait alors que quatre à cinq millions de citoyens romains dans l'Empire, soit 10 pour cent de la population totale. L'existence de juifs citoyens romains à cette époque ne peut être mise en doute. César a accordé ce droit à Antipater qui l'a transmis à Hérode le Grand, son fils. Flavius Josèphe, pharisien comme Saul, installé il est vrai à Rome, a reçu de Vespasien la même dignité. Tibère Alexandre, juif d'Alexandrie, neveu du fameux Philon, tenait — croit-on — sa citoyenneté romaine à son père. Il en a usé avec une habilité remarquable pour entrer dans l'administration impériale. Intégré dans l'ordre équestre, il deviendra préfet d'Egypte en 66 et sera au premier rang de ceux qui porteront Vespasien au pouvoir. Florus, gouverneur romain de la Judée, a encouru la censure pour avoir fait flageller et crucifier des juifs de rang équestre, ce qui confirme la présence de citoyens romains au sein de l'élite juive de Jérusalem. A Ephèse, Délos et Sardes, les juifs citoyens romains ont été dispensés du service militaire ce qui, à l'école de M. de La Palice, prouve qu'il en existait.

Dans ses Antiquités judaïques, le subtil Flavius Josèphe, historien du peuple juif, a montré que, dans les pays colonisés ou contrôlés par les Romains, ses frères en religion représentaient un lien utile et efficace avec des peuples moins empressés à s'adapter aux lois et coutumes des conquérants. Ce qui parfois n'a pas manqué de créer aux juifs romanisés des problèmes de conscience. Flavius Josèphe lui-même se présente comme ayant été longtemps écartelé entre ses deux appartenances. Cela jusqu'au jour où il fera l'intermédiaire entre Rome et la Judée en se proclamant — on n'est jamais si bien servi que par soi-même — le « sauveur » de son peuple. Il ne faut pas perdre de vue que les juifs étaient perçus par Rome comme un groupe cohérent — la « nation juive » —, favorisé à mesure qu'il se tournera davantage vers elle.

Aux juifs comme aux autres, la citoyenneté romaine pouvait être attribuée à titre individuel ou collectif. Elle était transmissible. Il suffisait que le père, à la naissance d'un fils, en fît la déclaration à l'autorité responsable : l'enfant devenait aussitôt citoyen romain. La citoyenneté se prouvait essentiellement par témoignages. Il était recommandé de se faire établir, sous la forme de tablettes reliées entre elles par un fil robuste, un double de son acte de naissance. Transporter un document aussi volumineux n'était pas commode. On n'y trouve aucune allusion dans les Epîtres, pas davantage dans les Actes.

Le père de Paul a-t-il été le premier de sa famille doté de la citoyenneté romaine ? C'est peu probable : aurait-on attribué un honneur si recherché à des juifs tout juste émigrés de Palestine ? On peut croire, avec Jean-Robert Armogathe, que cette faveur elle-même démontre que les bénéficiaires devaient être installés à Tarse depuis plusieurs générations. Les parents de Paul ne sont donc pas venus de Gyscal. Paul est bien né à Tarse, ainsi qu'il l'a affirmé à Luc. « On ne voit pas pour quelle raison, constate Michel Trimaille, Luc aurait inventé de toutes pièces ce lieu d'origine. » Désolé pour Origène et saint Jérôme.

L'attribution de la citoyenneté tenait la plupart du temps à une opportunité politique saisie à temps. Lors du conflit sanglant qui a opposé Octave et Antoine à Brutus et Cassius, Tarse s'est déclarée favorable à la cause des premiers. Ce qui, d'abord, lui a valu les foudres de Cassius, et quelles foudres ! Selon l'historien grec Appien, la ville a dû verser la « somme exorbitante » de mille cinq cents talents (un talent = 25,8 kilos d'argent) et mettre non seulement en vente tous les biens de la cité, mais — on en reste pantois — vendre aussi comme esclaves une grande partie de la population. Deuxième temps : ayant trouvé Tarse « exangue et ruinée », Antoine la dispensera à toute contribution de guerre[6]. Vainqueur d'Antoine à Actium, Octave renchérira : il comblera la ville de ses bienfaits.

[6] H.-D. Saffrey (les titres des ouvrages des auteurs cités en note figurent dans les Sources, en fin de volume).

Au milieu des tumultes fréquents que signale Dion Cassius, il aura suffi qu'un juif tarsiote, déjà remarqué par son aisance, ait particulièrement soutenu le clan vainqueur pour que cette faveur se justifie.

Désormais, tout responsable administratif, à quelque niveau que ce soit, se doit de respecter un citoyen romain. La vie de Paul, à plusieurs reprises, en sera changée.

La famille s'est — apparemment sans effort — fondue au sein de cette Diaspora qui, depuis des temps reculés, a projeté les juifs loin de la Palestine : en Asie, en Europe, en Afrique. Diaspora, mot grec, signifie dispersion. Tous les juifs déportés par Nabuchodonosor en – 586 n'ont pas profité de l'autorisation de rentrer chez eux accordée par Cyrus (– 538) ; certains n'ont pas voulu renoncer aux affaires florissantes qu'ils avaient créées en Perse. En hellénisant le Moyen-Orient, Alexandre et ses successeurs favorisèrent les départs pour les régions où l'on parlait grec. L'Egypte, selon Philon, comptait à elle seule un million de juifs et Alexandrie était devenue la plus grande ville juive du monde. D'autres se sont fixés en Grèce, à Rome, ailleurs.

La première mention d'une communauté juive sur les bords du Tibre date de 139 av. J.-C. : le magistrat Cornelius Hispanus dénonce les rites et le culte susceptibles d'« infecter la morale romaine ». En 59 av. J.-C., Cicéron critique cette « superstition barbare » et, évoquant les procès du préfet Flaccus, s'étonne du grand nombre de juifs qui y assistent : « Tu sais quelle grosse foule ils sont, combien ils font corps ensemble, quelle influence ils ont dans les réunions[7]. » Au début du Ier siècle, sur les cinquante millions d'habitants de l'empire, on compte un million de juifs en Orient, le même nombre dans le reste du monde connu. Sous le règne d'Auguste, Strabon — toujours lui — souligne qu'au temps de Sylla (vers 85 av. J.-C.) ce peuple avait déjà « envahi toutes les cités », ajoutant que « l'on trouverait difficilement un endroit où ce peuple n'ait été accueilli et ne soit devenu le maître ». Vers la fin du Ier siècle, Flavius Josèphe affirme non sans fierté : « Il n'est pas de peuple au monde qui ne possède quelques éléments de notre race ». César se déclare l'ami des juifs. Auguste et Tibère sévissent quand il advient qu'on les moleste. Au Ier siècle, les juifs disposent dans l'Empire romain d'une juridiction propre — quoique limitée — et l'on admet leurs règles alimentaires. Ils sont dispensés du service dans l'armée, cela pour ne pas les obliger à rompre le sabbat. A Rome — sort unique —, ils sont autorisés à célébrer leur culte à condition d'y mettre les formes : on veut bien reconnaître aux sacrifices célébrés en l'honneur de Yahweh la valeur d'hommages à l'empereur-dieu. Mieux encore : un impôt annuel pour le Temple de Jérusalem est collecté dans toute la Diaspora et les ordonnances du temps d'Auguste autorisent les juifs à recueillir et acheminer cette contribution. Chacun y trouve son compte.

[7] Pro Flacco 28.

Grande question que celle des relations entre Israël et la Diaspora ! Elle se posait dans l'Antiquité — certains « vieux juifs » regardaient de haut les expatriés — et se pose toujours aujourd'hui. Pour l'aborder, Schalom Ben-Chorin, érudit juif du XXe siècle, a voulu mettre en parallèle le cas de Jésus et celui de Paul. Il voit en Jésus un « représentant typique du judaïsme palestinien » : on dirait aujourd'hui qu'il est un Sabra. Il ne parle que l'hébreu ou l'araméen ; la source de sa culture est la Bible hébraïque et il s'adresse aux seuls juifs. Ce n'est nullement le cas de Paul qui affirme s'être fait juif avec les juifs et grec avec les Grecs « afin de pouvoir être tout à tous ». Une telle démarche conduit Ben-Chorin à discerner en lui « l'attitude caractéristique du juif de la Diaspora, du juif trait d'union, du citoyen des deux mondes [ou peut-être serait-il plus exact de dire « des trois mondes »], le monde juif, le monde hellénistique et le monde romain. »

Confronté à la découverte de Jésus, Paul devra livrer un combat permanent pour la survie de son existence juive au sein du christianisme.

De ces juifs de Tarse au début de notre ère, que sait-on ? Fort nombreux, on ne les tient pas à l'écart ; aucun texte ne fait allusion à un quartier juif. Ils accèdent volontiers à l'administration de la cité qui les accueille sans réticence. Ils pratiquent librement leur religion dans une ville où abondent les cultes, en premier lieu celui — officiel — de Rome : dès la seconde année de son règne, l'empereur Auguste s'est fait dieu. En cette ville romaine de culture grecque, les temples voués aux dieux de l'Olympe occupent la première place mais les « religions à mystère » y ont aussi droit de cité. Nées en Anatolie avec Cybèle, en Thrase avec Dionysos, en Egypte avec Isis et Osiris, en Syrie avec Adonis, en Iran avec Mithra, elles excitent les sens par « l'émotion des symboles, l'ivresse des chants et les danses joyeuses des fêtes[8] ». Les zélateurs de Mithra s'inondent du sang d'un taureau encore palpitant, ceux d'Adonis s'autorisent en son temple à de voluptueuses étreintes. Un juif de la Diaspora est disposé à s'ouvrir aux subtilités de la philosophie grecque mais considère avec réprobation, quand ce n'est pas avec horreur, le spectacle des licences issues du paganisme. De cette impression qui suivra Saul toute sa vie, on trouve une trace explicite dans la lettre qu'il adressera bien plus tard à la jeune communauté chrétienne de Rome : « Ils se sont fourvoyés dans leurs vains raisonnements et leur cœur insensé est devenu la proie des ténèbres : se prétendant sages, ils sont devenus fous ; ils ont troqué la gloire de Dieu incorruptible contre des images représentant l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles. C'est pourquoi Dieu les a livrés, par les convoitises de leurs cœurs, à l'impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps[9]. » Eclairant.

[8] Giuseppe Riccioti.

[9] Romains 1.21-24.

De l'enfance de Jésus, on sait au moins qu'il « progressait en sagesse et en taille » et qu'il était « soumis à ses parents[10] ». De Saul, rien. Par chance, la vie d'un enfant juif de ce temps ressemblait à toutes les autres. Nous sommes libres de voir Saul fragile et vagissant, surgi du ventre de sa mère assise dans un « siège à accoucher » et assistée de sages-femmes. Les félicitations pleuvent : Dieu soit loué ! Un garçon, cela veut dire que le Très-Haut a béni la demeure. Gageons que, pour la naissance de la sœur du bébé, l'expression de la joie est demeurée plus feutrée[11]. On lit dans le Talmud : « Faux trésor que les filles ! Et puis, on est obligé de les surveiller tout le temps ! »

[10] Luc 2.51-52.

[11] Saul avait au moins une sœur, mariée, peut-être un frère appelé par lui Rufus mais qui, dans le contexte des Epîtres, semble plutôt avoir été frère d'adoption.

Les Ecritures font remonter à Abraham la pratique de la circoncision d'un garçon huit jours après sa naissance : « Vous devez circoncire la chair de votre prépuce, ce qui deviendra le signe de l'Alliance entre moi et vous. Seront circoncis, à l'âge de huit jours, tous vos mâles de chaque génération, ainsi que les esclaves nés dans la maison ou acquis à prix d'argent d'origine étrangère, quelle qu'elle soit. » Au Ier siècle, dans chaque communauté, un spécialiste — le Mohel — y procède selon une méthode explicite : « Pratiquer l'incision, déchirer la membrane, sucer le sang et mettre sur la plaie un emplâtre d'huile, de vin et de cumin. »

Le prénom reçu au jour de la circoncision — Shaoul — rappelle le premier roi d'Israël, incontestable grand homme de la tribu de Benjamin. On en fera Saul, Saoulos en grec, beaucoup plus tard Paul. Dès que le petit garçon est en âge de parler, son père commence par lui enseigner les Dix Commandements. Le chef de famille se drape alors dans un châle de prière blanc bordé de bleu, le taliss : le blanc et le bleu sont aujourd'hui les couleurs de l'Etat d'Israël. Chaque jour, le petit doit répéter les mêmes versets : « Béni sois-tu, Adonaï, Dieu d'Abraham et Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob, Dieu très grand, auteur du ciel et de la terre, notre bouclier et le bouclier de nos pères, notre confiance de génération en génération. » Chaque jour, les mêmes mots, la même forme, le même rythme, la même beauté. La présence de Yahweh submerge d'enfant.

A cinq ans — grande nouveauté — Saul découvre l'école. Je le regarde, trottinant dans une tunique qui lui bat les genoux, cependant que de petites tresses de cheveux dansent sur ses tempes, obligation née d'un texte du Pentateuque : « Ne taillez pas en rond le bord de votre chevelure[12]. » Pas de pupitre. On écrit sur ses genoux. Chaque école juive possède un texte de la Torah consigné dans des rouleaux de parchemin. Se balançant d'avant en arrière, les enfants en récitent les pages d'une voix si forte qu'elle se change parfois en clameur. Cette mémorisation leur permettra, jusqu'à la mort, de connaître parfaitement les règles dont l'oubli signifierait une faute grave.

[12] Lévitique 19.27.

Paul a-t-il fréquenté une école grecque ? La tradition n'y incitait pas sa famille. Il a étudié dans une école juive, mais en grec. En Palestine, depuis le IVe siècle av. J.-C., l'araméen est devenu la langue véhiculaire au détriment de l'hébreu. Dans la Diaspora, l'enseignement que dispensent les synagogues se fait en grec. Les textes sacrés sont appris en grec, ce qui n'exclut pas une première lecture en hébreu. Paul a découvert la Bible dans la version dite « des Septante », version grecque composée au IIIe siècle avant notre ère à Alexandrie. Tout démontre en effet que sa culture religieuse en est issue. Les exégètes — auquel il est impossible de rien cacher — y ont décelé le mot « péché » dans la signification que Paul lui donnera, ainsi que les expressions « héritage divin » ou « passage sur terre ». Les premiers concepts théologiques chrétiens sur le Dieu unique, sur sa Parole — logos, le Verbe — et l'aspiration à une Eglise universelle « prennent appui sur des formules de la Septante[13] ».

[13] Marguerite Harl et Cécile Dogniez.

Autre trait qui pèsera fortement sur ses options futures : son appartenance au pharisianisme. Pharisien, fils de pharisien. Pour comprendre le judaïsme au Ier siècle, il faut encore se rapporter à Flavius Josèphe qui distingue, depuis le temps de Jonathan (vers – 160), des « philosophies » ou sectes « qui pensaient différemment des choses humaines. On les nommait les pharisiens, les sadducéens, les esséniens ». Les sadducéens se targuent de leur descendance de la famille aaronite. Sorte d'aristocratie attachée au Temple, ils sont proches du pouvoir romain et la majorité des grands prêtres en font partie. « Les pharisiens, dit encore Flavius Josèphe, ont imposé au peuple, comme venant de la succession des pères, des points de droit qui ne sont pas inscrits dans les lois de Moïse et que la secte des sadducéens rejette pour cela même, disant qu'il ne fait tenir pour légal que ce qui est écrit, et que l'on est pas obligé d'observer ce qui vient de la tradition des pères. » D'évidence, Flavius Josèphe ne ressent aucune estime à l'égard des sadducéens « n'ayant convaincu que les riches sans réussir à se faire suivre du populaire ». Ce n'est pas — bien au contraire — le cas des pharisiens. « Ils ont tant d'autorité sur la foule qu'on les croit aussitôt, même lorsqu'ils parlent contre le roi et le grand prêtre. » Quand on lit Flavius Josèphe — sans lui manquerait l'explication de pans entiers de la société dans laquelle a vécu Paul —, on ne doute pas que ses préférés aient été les esséniens. Il leur accorde plus de place qu'aux deux autres réunis.

Aujourd'hui encore, nous restons perplexes devant l'obligation de respecter six cent treize commandements qui pesait sur les pharisiens. Ce n'est pas une raison pour méconnaître la revendication constante qu'ils expriment en ce temps-là : ils veulent considérer la Loi comme un instrument plutôt qu'une contrainte et répètent qu'elle ne doit pas rester l'apanage des seuls prêtres : chacun, par soi-même, peut prétendre à la sainteté. Les pharisiens cherchent à se libérer du parti sacerdotal, des rois Hérode hellénisés et des prêtres sadducéens engoncés dans leur suffisance. Ils se veulent « justes, purs », savants en la Loi. Ils se tiennent près du peuple, ouvrent des écoles, accueillent des malades et des pauvres. A l'inverse des sadducéens qui nient la survie de l'âme, ils croient à la résurrection des morts. Les chrétiens seront-ils si différents.

En se rapportant à ce que nous savons de Saul à l'âge adulte, on est tenté de lui attribuer, dès l'enfance, un caractère difficile, voire une tendance à la rébellion. Dans la mesure cependant où un jeune « râleur » n'était pas réduit rapidement au silence par l'autorité absolue d'un chef de famille juif et par les punitions corporelles qui en découlaient. Si nous sommes disposés à le croire pieux, c'est du fait de son appartenance au pharisaïsme. C'est aussi parce que la journée d'un juif — grand ou petit — se situe totalement sous le signe de la prière.

Dès que le soleil est levé, Saul se tourne dans la direction du Temple de Jérusalem — chaque juif la connaît — et prononce sa première prière : « Ecoute Israël, notre Dieu est le vrai Dieu, le Dieu unique. » Trois fois au moins — le matin, l'après-midi, le soir —, il remercie Dieu pour les faveurs que celui-ci lui accorde. Chaque jour, il s'efforce de prononcer le plus grand nombre de « bénédictions ». Impossible, bien sûr, de savoir si Saul enfant s'est volontiers — ou non — plié à ce rituel. Il est exclu qu'il ne se rende pas chaque semaine à la synagogue avec ses parents pour célébrer le sabbat.

S'interdira-t-on de prêter à Saul de ces élans qui vous précipitent à l'improviste, cœur battant, souffle coupé, vers ce Dieu dont on ressent soudain la présence absolue ?

Traditionnellement, les juifs aisés de la Diaspora font éduquer leur progéniture en plusieurs idiomes. Pour Saul, deux langues d'enfance : l'hébreu, apprise d'obligation, et le grec, sa langue maternelle, bien nommée en l'occurrence : on la reçoit sur les genoux de sa mère. Celle que l'on parle dans la majeure partie de l'empire est la koiné (« commune ») : le grec que chacun comprend. Les Actes des Apôtres admettent qu'il savait aussi l'araméen[14] mais lui-même n'utilise, dans ses Epîtres, que de rares mots dans cette langue — abba ou maranatha —, qui appartiennent au fonds traditionnel des premiers chrétiens. On ne trouve aucun texte de lui en latin mais nous devons nous souvenir qu'il habite une ville où tout ce qui est officiel est romain : pouvoir, armée, police. Chacun doit se « débrouiller » — au moins — dans la langue de l'administration laquelle, d'ailleurs, se voit souvent obligée d'user du grec pour se faire comprendre. Belle revanche de la patrie de Socrate sur les conquérants romains !

[14] Actes 21.40 ; 22.2.

Les lettres de Paul — les fameuses Epîtres — sont toutes écrites en grec. Il a lu les bons auteurs puisqu'il les cite : le poète athénien Ménandre, le poète crétois Epiménide, le stoïcien Arathos. Les puristes ont scruté ses textes à la loupe : on y décèle des familiarités, des néologismes — les mêmes souvent que ceux de Cicéron ! —, mais aucune de ces affectations qui révèlent une langue apprise avec effort. Le grec de Paul coule de source.

De sa demeure dont nous ignorons tout — probablement l'une de ces maisons cubiques entourées de jardins qui abondaient en Orient —, nous restons libres d'imaginer l'odeur de la cuisine dont s'enchante un enfant juif revenant de l'école : celle du pain chaud sorti du four, nourriture essentielle des juifs de Palestine et de la Diaspora[15] ; celle du poisson que l'on grille. Sur un feu de bois, un agneau tourne sur sa broche. Une esclave plume des pigeons pour le repas du soir. Des légumes cuisent dans l'huile d'olive : concombres, fèves, lentilles. Comment Saul ne se délecterait-il pas de la gourmandise suprême : les sauterelles dont, selon un traité de l'époque, il existe huit cents espèces comestibles et que l'on mange cuites à l'eau et au sel, comme aujourd'hui les crevettes ? Tous ces mets à ce point assaisonnés — câpres, cumin, safran, coriandre, menthe, aneth — que cela emporte la bouche. Délicieusement.

[15] En hébreu, « manger du pain » est l'équivalent de « prendre un repas ».

Saul n'a pu ignorer les interdits : le porc honni, le lièvre condamné, les autres animaux tolérés seulement s'ils ont été saignés. Ses parents n'ont pas manqué de lui en livrer l'explication : « L'âme de toute chair est dans le sang. » On serait en grand péril si l'on absorbait l'âme d'une bête.

Dans ses lettres, Paul évoque le métier que, même au plus fort de son apostolat, il ne cessera jamais d'exercer : skenopoios. Le mot peut se traduire par « fabricant de tentes » ou par « tisserand d'étoffes pour tentes ». La tradition pharisienne prescrit à un père d'enseigner à son fils une activité manuelle[16]. De qui Saul aurait-il appris son métier sinon de son père ? Le biographe devra le voir réservant chaque jour, dans son emploi du temps, une plage à l'atelier au milieu des compagnons qui l'initient aux secrets de leur technique et — pourquoi pas ? — de leur art. Il évoquera aussi un père vigilant veillant de loin à cette initiation. Il fait penser, ce père, à l'un des notables juifs de la Diaspora dont on trouve maint exemple autour de la Méditerranée. La prospérité de Tarse est née des métiers du textile. Outre les étoffes brodées et les fins linons, les rudes tissus en poil de chèvre sont l'une des spécialités de la Cilicie[17]. Au reste, la société antique suscite un besoin prioritaire de tentes. Il en faut dans toutes les circonstances de la vie : de l'abri pour une seule personne et des bâches pour chariots et bateaux, jusqu'aux immenses tentes d'apparat analogues à nos chapiteaux et qui peuvent abriter jusqu'à quatre cents personnes. Le marché est immense. Les fabricants de tentes sont légion et, selon Dion Cassius, leur nombre même suscite des débats contradictoires : « On dit qu'ils deviennent trop nombreux et on les veut responsables de troubles et de désordres. Et puis de nouveau on les traite comme partie intégrante de l'Etat et on les respecte. »

[16] « Il est bon d'étudier la Loi tout en vaquant à une profession. » (Rabbin Gamaliel : Mischna Awot.)

[17] De là viennent les cilices que certains mystiques chrétiens porteront à même la peau pour la meurtrir.

Lors de ses voyages missionnaires, Paul entrera souvent en relation avec des artisans et des commerçants du textile : Lydie, marchande de pourpre à Philippes, des tisserands à Corinthe, des teinturiers ou des négociants en laine à Ephèse. Quand il commencera à évangéliser la Lycaonie, il empruntera — comme une sorte de réflexe — la route parcourue traditionnellement par les commerçants de Tarse allant acheter la laine des chèvres du Taurus.

On ne peut échapper à l'image de l'enfant Saul promenant sa curiosité dans l'atelier où s'affairent les ouvriers de son père. Le tissu a une odeur, surtout quand il est constitué de poils de chèvre. Saul ne l'oubliera pas. On coupe, on coud, on assemble. Si l'on travaille aussi le cuir, une autre odeur surgit. Pour qui a parcouru l'Orient, il est exclu que ces travailleurs manuels aient œuvré en silence : apostrophes en tout genre, répliques qui déclenchent le rire, chants à tue-tête pour célébrer le soleil, le vent, la mer et — nécessairement — l'amour.

Lorsque les tentes sont acheminées jusqu'aux bateaux qui les emportent, sans doute Saul court-il derrière les chariots — quel enfant ne l'a fait ? — et aide-t-il de ses jeunes forces à entasser les ballots sur les quais.

Un élève brillant, Saul ? Sûrement. Sans cela le père n'en serait pas venu à rassembler la famille pour lui annoncer que son fils, ayant appris de sa religion tout ce que Tarse pouvait enseigner, irait désormais poursuivre ses études à Jérusalem, ville phare du judaïsme.

Je la vois, cette famille juive, écoutant en silence l'exposé magistral de son chef. Personne ne bronche, pas même la mère malgré les larmes probables qu'elle ne parvient pas à réprimer. Le choix de Jérusalem ne peut étonner mais à coup sûr impressionne : un adolescent qui gagne la ville de David n'est pas seulement un étudiant mais un pèlerin. ‘Aliya est le mot hébreu pour évoquer cette « montée ».

Au fait, quel âge a-t-il Saul ? Luc nous dit qu'il est arrivé à Jérusalem « dès sa prime jeunesse[18] ». Qu'est-ce que la prime jeunesse ? La tradition nous fournit un élément d'appréciation quand elle définit les étapes du rabbinat : un jeune juif franchit à cinq ans celle de la Bible ; à dix ans celle de la Mischna ; à treize, la pratique des commandements ; à quinze, le Talmud ; à dix-huit, les noces.

[18] Actes 26.4.

Imagine-t-on un Saul marié au moment de s'en aller étudier à Jérusalem ? La logique nous ramène à « la prime jeunesse » et l'on penchera pour l'âge de quinze ans. Par voie de conséquence, on retiendra l'an 23 pour un départ probable de Tarse.

Il y a neuf ans que l'empereur Auguste est mort et que règne Tibère. Cette année-là, un certain Jésus — Yeshu’a — travaille le bois à Nazareth, village si obscur que nul contemporain n'en mentionne l'existence. Il doit avoir dans les vingt-sept ans.

A l'instant où le jeune Saul s'élance vers son destin, tout devrait nous convaincre que l'habite une flamme ardente et qu'une force mystérieuse le pousse. Cessons de rêver. Nous ne savons rien de ce qu'il est, rien de ce qu'il éprouve. Rien de ce qu'il pense.

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