La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

A. La morale indépendante

I) Le bon droit de la morale indépendante repose sur l’évidence plus grande et l’apparente suffisance de l’absolu moral, et sur son caractère désintéressé supérieur.

La morale indépendante provoquait il y a quelques années, en France, des discussions animées, et semblait y avoir quelque avenir. Il a fallu en rabattre depuis lors. Elle était à la fois un point d’arrivée et un point de départ. Un point d’arrivée pour un certain mouvement d’affranchissement religieux qui, après être sorti de la foi positive (soit catholique, soit protestante) et avoir traversé la phase d’un théisme plus ou moins vague, avait fini par se tenir à la seule donnée morale et à ramener la vérité humaine à la seule vérité moralea. — Un point de départ, pour le néo-criticisme français tout entier. Au début de son activité philosophique, Renouvier, sans nier absolument la possibilité et la validité du phénomène religieux, déclarait qu’une loi cosmique du bien lui suffisait. M. Pillon, dans une remarquable étude sur la morale indépendante, se montrait beaucoup plus radical. Il attaquait et niait l’existence de Dieu, il postulait sa non-existence au nom de l’ordre moralb.

a – Tel, si je ne me trompe, Pécaut, dans son avant-dernier avatar.

b – De même, aujourd’hui, les sociétés pour la culture de la morale.

Je n’entre dans aucun détail. Je désolidarise la cause de la morale indépendante des destinées du néo-criticisme et de l’angle spécial sous lequel il l’envisageait, et j’indique les deux principaux arguments qui sont à son actif.

Le premier, c’est le fait que la certitude morale paraît plus évidente à la conscience et mieux fondée que la certitude métaphysique. Et non seulement que la métaphysique, mais encore — à première vue — que la certitude religieuse elle-même. Que de gens dépourvus de toute foi religieuse et qui ont encore une foi morale ! Que d’athées moraux dont la moralité se rattache à un idéal, c’est-à-dire à une obligation morale absolue ! Que de personnes — pour employer la terminologie de Guyau — dont « la conception de la volonté bonne est fixe », alors que tout le reste, métaphysique et religion, s’est depuis longtemps effondré ! Il faut donc reconnaître que pratiquement le phénomène moral est au premier rang et joue le rôle principal dans la vie humaine. Dès lors pourquoi ne pas s’en tenir à ce phénomène et à ce qui en constitue le noyau central : l’obligation morale ? Cette obligation, étant absolue, se suffit à elle-même ; elle doit et elle peut donc suffire aussi à celui qui en est l’objet. Tout le reste est hypothétique. Cela seul est certain. Tenons-nous-y.

Le second argument que fait valoir en sa faveur la morale indépendante, c’est qu’elle est plus conforme au caractère désintéressé de l’obligation que la morale religieuse. Celle-ci, en faisant intervenir Dieu dans le inonde, introduit nécessairement dans la conduite un levain d’utilitarisme. Si Dieu est le législateur de la vertu, ou simplement le garant du bien moral, est-il possible d’empêcher que la crainte de Dieu ne devienne pour l’homme un des mobiles de l’accomplissement du bien ? Dès lors le bien n’est plus accompli pour lui-même ; il devient servile. Est-il possible de statuer l’existence de Dieu sans en faire du même coup un vengeur du mal, ou un rétributeur du bien ? Mais alors que deviennent la pureté, la simplicité de l’obligation ? La voilà liée à toutes sortes de préoccupations mercenaires qui ne diffèrent en rien du plus crasse eudémonisme. La morale indépendante est donc plus fidèle à l’obligation, elle représente un état de moralité supérieur à celui de la morale religieuse. Elle doit donc lui être préférée.

Sans contester le bien fondé relatif de cette double argumentation, nous ne croyons pas cependant qu’elle ait une valeur complète. Elle repose sur des apparences plus que sur des réalités.

II) La suffisance de l’obligation purement morale n’est pas complète, ni par suite son indépendance. Au fond, morale indépendante veut dire morale inconséquentec.

c – Les pages qui suivent (jusqu’à la fin de l’article B) sont notées dans le manuscrit de Gaston Frommel comme « à refaire ». Nous regrettons qu’aucun indice sûr ne nous permette d’indiquer dans quel sens il comptait en modifier la rédaction, mais nous croyons avoir le droit de les reproduire sous la forme où il les présentait encore un an avant sa mort. Leur suppression rendrait tout le paragraphe inintelligible. (Éd. de 1910)

Et d’abord, pour ce qui concerne la soi-disant autonomie du phénomène moral ; elle existe, il est vrai, mais elle est loin d’être totale. — Accordons pour le moment que la morale soit indépendante de la métaphysique et de la religion (ce que nous contesterons plus loin) ; elle ne l’est point à coup sûr de la philosophie générale et même de la science. N’est-il pas évident qu’il est telle conception générale de l’univers et de l’homme (le phénoménisme ou le matérialisme, par exemple) qui est directement contradictoire de l’obligation morale ? et inversement, que l’obligation morale, sérieusement crue et pratiquée, interdit telle conception générale des choses qui la nie ? Nous voulons que l’on puisse être évolutionniste utilitaire à la façon d’Herbert Spencer et rester honnête homme, mais ce ne sera que par une inconséquence. Sera-ce au moins sans péril ? et sera-ce toujours ? La nature humaine sauvée par une inconséquence, ne le sera pas indéfiniment. L’unité finira par s’établir. Ceci tuera cela. — Or cette solidarité, cette harmonie qui s’établit nécessairement entre la conception générale de l’univers que porte tout homme en lui et sa moralité pratique, croit-on sérieusement qu’elle ne s’établira pas aussi entre sa moralité et sa métaphysique ou sa religion, s’il en a ; entre sa moralité et son absence de métaphysique et de religion, s’il n’en a pas ? Croit-on qu’une lacune complète en métaphysique et en religion n’influence pas la moralité ? qu’une obligation absolue pourra se soutenir d’elle-même et toujours sans métaphysique et sans religion ? Le témoignage de l’humanité collective l’emporte ici sur le témoignage restreint de quelques individus, et montre partout une corrélation étroite entre la religion et la morale. Telle religion, telle morale, voilà l’axiome qu’apporte avec elle l’histoire universelle. — Croit-on d’ailleurs qu’il y ait de fait (je ne dis pas en droit, je dis en fait) une seule conception générale de l’univers qui ne soit grosse d’une métaphysique ? Il faut être bien innocent ou très borné pour se l’imaginer.

[« Même les hommes les plus positifs ne sont jamais de pures machines à calculer et à raisonner, fonctionnant suivant les lois rigides de la logique mathématique ; ils sont, un peu moins seulement que le vulgaire (et encore pas toujours), un paquet d’affections et de préférences, pour ne pas dire de préjugés. Derrière leur laboratoire officiel, ils cultivent en secret un petit jardin privé, tout rempli d’un tas de drôles de végétations métaphysiques ; ils caressent in petto des vues sur les choses, le monde, la vie, bref une Weltanschauung que la science, par essence, ne saurait justifier. » (Th. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, p. 347.)]

Si donc une solidarité nécessaire s’établit entre la moralité d’un homme et sa conception générale des choses, il est clair qu’elle s’établit du même coup entre sa moralité et sa conception métaphysique. Et comme la conception métaphysique entraîne une conception religieuse (négative ou positive, il n’importe), il s’ensuit que la moralité de l’homme est aussi solidaire de sa religion ou de son absence de religion.

Nous voilà loin de cette prétendue autonomie, de cette prétendue indépendance dont se targue la morale indépendante. Remplaçons le mot indépendance par le mot inconséquence ; et disons de la morale soi-disant indépendante qu’elle est une morale inconséquente, nous aurons dit toute notre pensée. Nous insistons sur le mot. Car, même abstraction faite des remarques que nous présentions tout à l’heure, se figure-t-on qu’il n’y ait pas une inconséquence singulière à constater un absolu pour la volonté et à refuser d’en tenir compte pour la pensée ? Cet absolu pour nous, que l’obligation nous fait percevoir d’une manière si impérieuse et si sûre, ne témoigne-t-il pas d’un absolu en soi ? Pourrait-il être pour nous, s’il n’était pas en soi ? Inconnaissable, peut-être, mais certain. Dès lors le germe de toute métaphysique et même de toute religion n’est-il pas posé ? — La morale indépendante (au moins celle qui accorde une obligation absolue, la seule dont il soit question ici) ne réussit à le demeurer que parce qu’elle interdit toute pensée religieuse et métaphysique. Mais comme elle en fournit le germe, elle ne peut l’interdire toujours, et nous pouvons prophétiser d’avance que ceux qui lui resteront moralement fidèles finiront par postuler au moins la métaphysique ou la religion. Et l’événement donne raison à notre prophétie. Renouvier et M. Pillon, par exemple, ont successivement élargi leur moralisme rationnel jusqu’aux proportions d’une morale religieuse.

III) Les faits attestent qu’il peut y avoir obligation absolue, et absolument désintéressée, dans la conscience religieuse aussi bien que dans la conscience morale.

Nous accusons de plus le premier argument de la morale indépendante (autonomie et prééminence du phénomène moral) d’étroitesse et de lacunes d’information. Il n’est pas vrai que l’obligation, et l’obligation inconditionnelle, ne se fasse jour que dans la conscience morale. Elle se fait jour aussi dans la conscience religieuse ; nous l’avons constaté. Dès lors le phénomène religieux ne saurait être mis, sans d’autres et de meilleures raisons, sur un pied d’infériorité vis-à-vis du phénomène moral. Il ne saurait surtout être négligé comme non existant. Il a les mêmes droits à être pris en considération, puisqu’il témoigne du même absolu et par conséquent d’une même autonomie.

Et c’est encore la présence d’une obligation absolue dans la conscience religieuse que nous opposons au second argument que fait valoir en sa faveur la morale indépendante. Elle se targue de son désintéressement pour prétendre à la supériorité sur la morale religieuse. Mais nous venons d’observer dans celle-ci le même désintéressement que dans la plus désintéressée des morales indépendantes. « Non pas à nous, mais à toi la gloire, Eternel, et à nous la confusion de face ! » — « L’Éternel l’a donné, l’Éternel l’a repris, que le nom de l’Éternel soit béni ! » — « Je dis la vérité en Christ, je ne mens point, ma conscience m’en rend témoignage par le Saint-Esprit, je voudrais moi-même être anathème et séparé de Christ pour mes frères, mes parents selon la chair qui sont Israélites. » — Est-il, je le demande, des paroles à la fois plus religieuses et plus désintéressées que celles-là ? — Une seule, sans doute, mais elle appartient encore à la conscience religieuse : « Non pas ma volonté, Père, mais la tienne ! » — Il est donc faux de reprocher à la conscience religieuse un utilitarisme nécessaire. La conscience religieuse, quoique religieuse ou parce que religieuse, peut être aussi pure, aussi désintéressée que la conscience morale. Les faits le prouvent.

IV) L’objection d’utilitarisme possible vaut pour la morale indépendante autant que pour la morale religieuse.

Il serait bon d’ailleurs de s’entendre une fois sur l’eudémonisme invincible dont est affectée la religion. Si l’on veut dire par là que la peine y est attachée à la faute et le bonheur au bien, nous répondons que dans une certaine mesure il en va de même en morale et que la morale indépendante n’échappe pas à cette conséquence. A le prendre de haut, le monde est organisé de telle sorte que le bien aboutit au bonheur et le mal à la peine. Il y a une justice rétributive même sur cette terre, et pour les plus désintéressées des actions. Si donc cette justice rétributive, cette récompense du bien par le bonheur, cette punition du mal par la peine — récompense et punition relatives, je l’accorde, insuffisantes, mais enfin réelles — n’empêchent point la morale d’être désintéressée, l’obligation d’être absolue, pourquoi l’empêcheraient-elles de l’être aussi en religion ? — Si l’on objecte que beaucoup de croyants et même de religions comme telles mettent entre la faute et la peine, entre le bien et la récompense, une disproportion si grande (comme par exemple le mahométisme avec son ciel tout peuplé de houris, regorgeant de plaisirs sensuels) que l’acte déterminé par la crainte de cette peine ou par l’attente de cette récompense en perd toute valeur religieuse, nous l’admettons volontiers ; mais l’objection se retrouve en morale, où elle n’empêche pas néanmoins une conception plus pure de se produire. Si l’objection porte en religion, pourquoi ne porterait-elle pas en morale ? Et si elle ne porte pas en morale, pourquoi porterait-elle en religion ?

V) L’objection n’est pas fondée en droit, car il suffit que l’intérêt soit absolu comme le devoir, et du même ordre que le devoir, pour s’identifier avec l’obligation elle-même. Ce qui est le cas pour la morale religieuse mais pour elle seulement.

Mais nous allons plus loin et nous affirmons que la conscience religieuse a sur la conscience morale un grand privilège : celui de pouvoir parler de peine et de bonheur sans être utilitaire, sans cesser de pouvoir prétendre à une obligation absolue. — La morale laissée à elle-même ne le peut. Car sa sphère d’action étant limitée à l’existence sensible, la faute et le bien dépendant d’une obligation absolue sont nécessairement d’un autre ordre que la peine ou la récompense, qui ne le sont pas. La morale irréligieuse sera donc fatalement ou utilitaire et contingente, ou désintéressée et indépendante ; elle ne pourra faire la synthèse. Il n’en va pas de même en morale religieuse. La peine et la récompense sont du même ordre que la faute et le bien : ils participent tous du même absolu. La récompense, le bonheur religieux, se confond avec l’accomplissement de notre destinée spirituelle ; or notre destinée, c’est l’obéissance absolue à l’obligation religieuse, c’est-à-dire la sainteté. Le bonheur, récompense du bien, se confond donc avec le bien lui-même. La meilleure récompense du devoir, c’est son accomplissement. La récompense de la sainteté, c’est d’être saint ; la récompense de l’amour, c’est d’aimer parfaitement ; la peine du péché, c’est le péché lui-même. — Ainsi s’explique ce que nous relevions plus haut, à savoir que la conscience religieuse présente à la fois le caractère le plus désintéressé et le plus utilitaire. Elle est et peut être l’un et l’autre, parce qu’elle est l’un et l’autre dans le domaine de l’inconditionnel. Une récompense absolue ou une peine absolue peuvent accompagner une obligation absolue ; elles n’en entravent ni l’existence, ni l’exercice. Être absolument intéressé, revient à être absolument obligé. Un intérêt absolu devient une obligation absolue.

VI) L’obligation de la morale indépendante n’est absolue qu’en apparence, car elle est privée de sanction. Cette lacune met le droit inconditionnel de l’obligation à la merci du fait, toujours relatif, et l’absorbe donc dans la contingence. La morale religieuse, parant seule à cette lacune, est seule capable de maintenir le caractère inconditionnel de l’obligation.

Cela n’est pas de peu d’importance, car cela nous permet de faire droit à un élément de l’obligation dont nous n’avons pas encore parlé, et dont la morale indépendante esquive la réalité, je veux dire la sanction. La sanction du bien et du mal est impliquée en droit dans l’obligation par cela même que l’obligation est absolue. Absolu ne veut pas dire seulement parfaitement désintéressé ; absolu veut dire absolu, c’est-à-dire infrangible, inviolable, souverain, et souverainement réel. Or l’obligation, n’opérant point par la contrainte, peut être violée en fait, et elle l’est constamment. Elle cesserait donc d’être absolue si, violée en fait, elle ne demeurait inviolable en droit. Ce droit, c’est précisément la sanction. Une obligation ne peut demeurer absolue que si son absoluité, violée en fait, persiste en droit. Mais cette inviolabilité de droit ne serait qu’une chimère, si elle restait toujours un droit, jamais un fait, si elle ne se réalisait jamais en fait. D’où la sanction, c’est-à-dire la réalisation future d’une obligation qui ne saurait être toujours violée. Le sentiment de la sanction est inséparable de celui de l’obligation. Il se traduit dans la conscience populaire par la crainte du jugement ; cette crainte du jugement (cette sanction de l’obligation) fait partie du sentiment moral universel. On la retrouve partout. Elle est peut-être plus évidente, plus accentuée que l’obligation elle-même. Elle suffirait à elle seule à condamner la morale indépendante et à démontrer la nature religieuse de la morale. Elle suffirait, dis-je, à condamner la morale indépendante, car la morale indépendante n’en rend pas compte. Elle n’a pas de sanction ; ou si elle a une sanction, cette sanction, purement relative (peine et bonheur terrestres, contingents), est inférieure à l’obligation, ne couvre pas l’obligation, lui demeure inadéquate. L’obligation violée reste violée. Or une obligation impunément violée, n’est plus, ne peut plus être une obligation absolue. Et voilà comment la morale indépendante manque à l’obligation inconditionnelle dont elle se targue d’être le meilleur champion ; et voilà par où elle retombe fatalement dans la morale contingente. — La crainte du jugement (cette donnée universelle de la conscience morale) suffirait à elle seule, ai-je dit encore, à démontrer le caractère religieux de la morale. Elle ne s’explique, en effet, que si l’obligation, loin d’être un phénomène se suffisant à lui-même, a un auteur et un garant absolu comme elle. Pour exercer un jugement, que l’obligation violée réclame sans l’exercer, il faut un juge ; ce juge c’est Dieu. L’obligation, pour rester absolue, demande une sanction absolue comme elle. Cette sanction lui est refusée si personne ne la garantit : elle implique Dieu comme auteur de l’obligation et comme juge de la vie morale.

Telles sont les raisons qui nous font tenir pour erronées et fautives les prétentions de la morale indépendante, et qui nous empêchent de penser qu’elle satisfasse à la vérité humaine. L’homme n’est pas un être moral seulement, il est un être religieux ; la vérité humaine n’est pas une vérité morale seulement, elle est une vérité religieuse.

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