La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

A) Définitions et relations réciproques de la morale et de la religion dans leurs rapports avec l’obligation.

Qu’est-ce que la morale ? Qu’entendons-nous par là ? Et comment la définir relativement à la religion d’une part, à l’obligation de l’autre ? — Ce point vaut la peine d’être indiqué. Il est loin d’être généralement résolu, les opinions les plus diverses ont cours à ce sujet. Nous ne les examinerons pas ici, cela nous entraînerait au delà des limites qui nous sont assignées.

Bornons-nous à la plus récente, celle qu’annonçait M. Bois dans son discours sur Le sentiment religieux ; M. Bois définit la religion un rapport social ou supra-social : « le sentiment religieux, dit-il, est un sentiment rattaché à un être distinct de nous, que nous retenons comme un moi spécifique hors de notre moi ». — Il définit la morale « une loi qui fait partie intégrante et profonde de notre nature » et qui « régit nos rapports supra-sociaux avec Dieu, comme elle régit nos rapports sociaux avec nos semblables »), et plus loin : « elle suppose le rapport religieux pour le régler ».

[De là vient sa thèse fondamentale de l’hétérogénéité et de l’irréductibilité essentielle de la morale et de la religion, du sentiment moral et du sentiment religieux, qui sont spécifiquement distincts. Il est évident que la morale est distincte, et en quelque sorte supérieure à la religion, puisqu’elle règle les rapports religieux de l’homme et de Dieu.]

Nous nous rattachons à la première partie de cette définition, mais non pas à la seconde. Nous disons avec M. Bois, que la religion est un rapport social (ou supra-social, il nous importe peu) entre Dieu et l’homme ; nous disons social parce que, dans notre pensée, est social tout rapport qui engage l’une à l’égard de l’autre deux volontés personnelles. Dès qu’on sort du solipsisme, dès qu’un être personnel entre en contact avec un être personnel, il y a phénomène ou fait social. Le fait social, la société, ne se compose pas d’autre chose que de ce rapport, est en germe et comme en raccourci dans ce rapport ; et ce rapport, parce qu’il est social, est du même coup un rapport d’obligation, l’obligation n’étant que la prise de conscience du devoir et du droit qui naît de ce rapport. Il y a donc obligation religieuse de l’homme à l’égard de Dieu parce que la religion est essentiellement un rapport social de l’homme avec Dieu. Mais nous nous séparons de M. Bois au sujet de la morale. Pour nous la morale n’est pas spécifiquement différente de la religion. Elle n’est pas autre chose que la religion ; elle est la même chose que la religion, mais dans un autre domaine. Et ce nouveau domaine, c’est celui des relations sociales de l’homme avec l’homme. Des deux parts, le fait social, le phénomène de société est constitutif, essentiel, nécessaire. Sans relation sociale il n’y aurait ni religion, ni morale. Les différences de l’une et de l’autre viennent uniquement de la différence des sphères où se réalise le fait social. S’il se réalise d’homme à homme, nous avons la morale et l’obligation dite morale ; s’il se réalise de l’homme à Dieu nous avons la religion et l’obligation dite religieuse. Dans les deux cas une seule et même obligation, mais sous deux aspects différents, en deux fonctions différentes. Dès lors l’hétérogénéité de la morale et de la religion tombe. Issues d’un seul et même phénomène, expression d’un seul et même fait, le fait social, mais en deux applications distinctes, on conçoit fort bien qu’elles se puissent ramener l’une à l’autre, comme nous voyons qu’elles le font dans le christianisme, se recouvrir l’une l’autre comme se recouvrent l’avers et l’envers d’une médaille, et relever ensemble d’une seule et même obligation primitive qui les régit l’une et l’autre. — Si l’on peut dire que la religion, c’est la morale dans les rapports de l’homme avec Dieu, et que la morale c’est la religion dans les rapports de l’homme avec l’homme, on conçoit très bien comment et pourquoi la religion devient religieuse dans la mesure où elle devient morale, comment et pourquoi la morale devient morale dans la mesure où elle devient religieuse 1.

[Ici l’objection des devoirs de l’homme envers soi-même, qui sont ou semblent des devoirs moraux exclusifs de toute relation sociale. Réponse : ils le semblent, mais ne le sont pas, car il y a encore relation sociale dans celle de la volonté avec son principe. Le germe de la société est dans l’individu, à ce point de vue, et à tous les points de vue.]

En résumé la morale, c’est l’application par le sujet de l’obligation primitive à sa conduite avec ses semblables (devoir être et devoir faire) ; la religion, c’est l’application de l’obligation primitive à sa conduite avec Dieu (devoir être et devoir faire). Relevant toutes deux également de l’obligation primitive, c’est-à-dire du rapport initial de Dieu avec l’homme, la morale est donc en un sens aussi religieuse que la religion même. Elle l’est cependant moins que la religion et la religion l’est plus que la morale, en ce sens que le point d’application de la morale est humain, tandis que le point d’application de la religion est divin.

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