La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

5. — La base de certitude du surnaturel.

De ce que nous venons de dire, il résulte que la base de certitude du surnaturel est dans l’opposition entre la conscience du devoir dans le péché (conscience de l’impuissance et de la culpabilité morale) et la conscience du devoir dans la grâce (conscience du devoir dans la liberté morale et la communion religieuse retrouvée). La base de la certitude du surnaturel est donc dans une expérience de conscience. Il résulte de là quelques conséquences assez importantes :

a) Il en résulte d’abord que la certitude du surnaturel ne ressortit pas à l’histoire. Ce n’est pas le témoignage de l’histoire qui la donne et ce n’est pas non plus le témoignage de l’histoire qui l’enlève. Sous ce rapport, nous sommes en parfaite contradiction avec les anciens théologiens qui faisaient de la possibilité du surnaturel une question de philosophie, et de sa réalité ou de sa certitude une question d’histoirec. Ils estimaient qu’un seul miracle, bien attesté (par exemple : la résurrection de Jésus-Christ), prouvait le surnaturel, et répondait aux objections par l’attestation des faits.

c – C’est encore, si je ne me trompe, l’attitude de M. Berthoud, à en juger par sa brochure, La possibilité du miracle (Genève, 1896), — et celle de M. Sabatier, si j’ai bien lu l’Esquisse (pages 64 et 65).

Nous pensons que, ce faisant, ils se trompaient, et cela pour plusieurs raisons, dont voici les principales : 1° d’abord parce que l’histoire est une science conjecturale ; elle accumule des probabilités, des vraisemblances, dont la somme peut toucher à la certitude, mais non jamais l’atteindre, et n’est pas capable de produire l’évidence (l’accumulation des probables augmente la valeur du probable, mais ne donne pas plus le certain que l’addition de beaucoup de pommes ne fait un total de poires) ; 2° parce que le surnaturel dans l’histoire n’est guère observable que sous forme phénoménale (miracle physique), et que, pour l’histoire sérieusement scientifique, le miracle le plus extraordinaire se réduit à un phénomène inexpliqué. M. Ménégoz a parfaitement écritd : « On peut prouver, dans certains cas, d’une manière absolument concluante la réalité d’un phénomène extraordinaire ; mais là s’arrête la preuve ; elle ne saurait aller au-delà ; il est impossible de démontrer que ce fait extraordinaire soit dû à une action divine surnaturelle, qu’il ne soit pas l’effet d’une cause naturelle », encore inconnue ou inexpliquée. Nous sommes d’accord sur ce point avec la grande majorité des théologiens modernes (Fulliquet, Léopold Monod, Chapuis, Emery, etc.).

dLa notion biblique du miracle (Paris, 1894), p. 24.

[L’histoire apparaît comme une science équivoque, à double face et à double emploi. On peut la traiter du point de vue moral et avec la méthode morale, mais alors sa certitude ressortit à l’ordre moral ; on peut la traiter du point de vue scientifique et avec la méthode scientifique, et alors elle tend à exclure le surnaturel.]

b) De ce que la certitude du surnaturel est donnée dans une expérience de conscience, il résulte ensuite que la question de la réalité du surnaturel, la question de savoir si le surnaturel possible est réel, n’appartient pas davantage à la philosophie qu’elle n’appartient à l’histoire. Un assez grand nombre de théologiens pensent aujourd’hui le contraire. M. Chapuis écrit : « Aujourd’hui, entre partisans et adversaires du surnaturel, il s’agit plus encore d’un problème de philosophie que d’une question d’histoire. Il touche, ce problème, aux théories de la connaissance et aux lois de l’observation scientifique. » M. H. Bois, qui d’ailleurs se sépare de M. Chapuis à peu près sur tous les points, est d’accord avec lui sur celui-là. M. Teissonnièree, lui aussi, conclut que, si la réalité du surnaturel ne relève pas de l’induction historique, elle relève de la déduction philosophique. Il pense que « pour démontrer le miracle », il suffit « d’admettre certaines prémisses indispensables d’où on peut le déduire ». S’il s’agit de la possibilité, je l’accorde ; s’il s’agit de la réalité, et de la certitude de cette réalité, je le nie. On ne croit pas (de foi) au surnaturel par philosophie, c’est-à-dire par déductions plus ou moins lointaines ; on y croit par expérience. Il ne s’agit pas ici de « théorie de la connaissance » ou de « lois scientifiques » (Chapuis) ; il s’agit d’un fait de conscience qui s’est passé ou qui ne s’est pas passé. S’il ne s’est pas passé, aucune philosophie n’y fera rien, et le sujet n’aura aucune certitude véritable de la réalité du surnaturel. Il pourra sans doute y croire de croyance, c’est-à-dire se sentir disposé, sur la foi d’autrui, ou en raison de certaines convenances intellectuelles, de certaines probabilités morales, à l’admettre comme réel ; mais il pourra tout aussi bien le nier. Un homme ne croit sérieusement au surnaturel que lorsque le surnaturel — tel que nous l’avons défini — fait partie intégrante de sa vie morale, c’est-à-dire lorsqu’il expérimente en lui les effets d’une puissance supérieure et contraire à celles qui agissent dans sa nature déchue et sa volonté coupable. Lorsqu’il en est ainsi, le surnaturel est devenu une donnée immédiate de la conscience ; la certitude est faite ; on peut en donner des définitions, peut-être fort inadéquates, ou n’être pas même capable d’en fournir aucune ; il n’importe, la chose est là. Et c’est la chose qui transforme la philosophie, non la philosophie qui apporte la chose. En sorte que le plus humble croyant peut être plus compétent en matière de surnaturel (s’il en a fait l’expérience, s’il vit de cette expérience), que le plus grand philosophe ou le plus subtil théologien (si, d’ailleurs, celui-ci n’en possède pas l’expérience).

eLe problème du surnaturel. Revue de théologie et de philosophie, 1896, p. 5 et suiv.

c) De ce que l’expérience de conscience qui donne au sujet moral la certitude du surnaturel est une expérience chrétienne, il résulte enfin que le surnaturel rédempteur, tel que nous l’avons défini, appartient essentiellement au christianisme, relève essentiellement du christianisme.

Et c’est pourquoi, comme on l’a dit — mais comme on le conteste aujourd’hui, bien faussement à notre sens, — christianisme et surnaturel ne sont qu’une seule et même chose. Le christianisme est essentiellement une rédemption, et la rédemption n’est qu’un autre mot pour désigner le surnaturel. La conscience du surnaturel fait partie intégrante de la conscience chrétienne ; l’affirmation du surnaturel accompagne indissolublement l’affirmation chrétienne. Et cela non pas, comme le veulent quelques théologiens modernes, parce que le surnaturel c’est la religion, et que le christianisme, c’est la religion par excellence ; mais oui bien parce que le surnaturel c’est la rédemption. Nous convenons, sans doute, avec les mêmes auteurs, qu’il y a dans toute religion une affirmation du surnaturel ; que toute religion prétend au surnaturel. Mais nous ne lions pas, comme eux, le surnaturel en soi à la religion en soi. Nous croyons que dans une humanité normale, où la religion, — c’est-à-dire le double rapport de Dieu à l’homme (révélation) et de l’homme à Dieu (foi) — se serait développée d’une manière normale, le sentiment du surnaturel, tel que le christianisme le fournit, ne se serait jamais produit ; et nous estimons que c’est par un abus de langage, et pour éviter le seul surnaturel que veuille connaître et que connaisse effectivement la conscience chrétienne, que l’on identifie la religion sans plus au surnaturel.

Et si l’on nous demande : « D’où vient donc alors que la notion du surnaturel soit attachée à toutes les religions ? » nous répondons que c’est parce que, du plus au moins, toutes les religions humaines sont qualifiées par un besoin de rédemption, parce que dans toutes s’exprime le sentiment que les rapports de l’homme avec Dieu ne sont pas ce qu’ils devraient être, ont besoin d’être rétablis. Ce rétablissement, c’est le surnaturel. Et si l’on nous demande ce que nous pensons du surnaturel religieux extra-chrétien, nous répondons que nous en jugeons en principe (je dis en principe) d’après les mêmes critères qui nous font juger de la valeur rédemptrice des religions extra-chrétiennes. Nous estimons (à tort ou à raison, ceci est une autre question) que le christianisme, étant la seule religion qui possède la réalité pleine de la rédemption, est aussi la seule qui possède la réalité pleine du surnaturel. Les religions humaines, selon nous, aspirent à la rédemption, en proclament la nécessité, et cela dans la mesure même où elles s’épurent et se développent ; elles en ont un pressentiment prophétique, parfois très distinct et très net, sans cependant la réaliser jamais, — puisque la rédemption est l’œuvre de Dieu et non l’œuvre de l’homme. Elles aspireront donc au surnaturel, elles en auront un pressentiment prophétique, elles en seront assoiffées, et donneront cours à ce besoin par les légendes, les mythes et les mythologies que l’on sait. Dans cette forêt touffue de merveilleux dont s’entourent l’origine et l’histoire des religions humaines, ce n’est pas à nous cependant de faire une coupe régléef. Car qui sait si quelqu’un de ces arbres plantés au sol de la superstition n’est pas issu d’une semence de surnaturel vrai ? Et pourquoi Dieu n’aurait-il jamais répondu, répondu en aucune façon, par une influence rédemptrice quelconque, au cri d’angoisse de sa créature malheureuse ? Ce n’est pas nous certes qui prendrions sur nous de le nier jamais. Ce que nous prétendons, c’est ceci : la relation entre le surnaturel chrétien (rédempteur) et le surnaturel religieux extra-chrétien, est la relation que soutient la réalité à son symbole, la vérité à son pressentiment prophétique. Actuellement il est de mode de renverser cette relation et de conclure, de l’inanité du merveilleux extra-chrétien, à l’inanité du surnaturel chrétien. C’est en particulier ce que fait M. Chapuis qui, dans le même temps où il nie qu’il y ait dans « notre constitution mentale » aucun point d’attache et aucune prédisposition pour le surnaturel étale complaisamment les multiples manifestations du merveilleux extra-chrétien, le tout pour conclure contre la réalité du surnaturel chrétien. Il y a là une inconséquence, et même une contradiction, manifeste. Car si l’homme ne ressent aucun besoin de surnaturel, s’il n’a aucune faculté pour le discerner, d’où vient qu’il le crée, l’imagine et l’invente ? S’il le fait universellement, n’est-ce pas plutôt le signe qu’il en a un universel besoin, qu’il en nourrit une attente universelle, — parce qu’il nourrit une universelle attente de la rédemption ? Et que, donc, la même religion qui lui donne la réalité de la rédemption, lui donne aussi la réalité du surnaturel. Nous croyons, pour notre part, qu’il en est ainsi, parce que nous croyons — pour le ressentir nous-même et bien cruellement — qu’il y a au fond de l’être humain une protestation permanente et légitime contre ce que la science nomme « naturel ». La source éternellement vivace de cette protestation est dans la conscience, la conscience du devoir. « Le surnaturel est la sphère naturelle de l’âme, » disait Scherer lorsqu’à peine encore il était chrétien. Nous dirons, nous, plus exactement : « le surnaturel est le postulat nécessaire de la conscience en fonction religieuse », car la morale — la morale parfaite, en tant qu’inaccessible à la nature déchue, — la morale, c’est le surnaturel. Là, soyez-en sûrs, là est la racine cachée, profonde et légitime, de toutes les floraisons de merveilleux dont se couvre l’histoire de l’humanité. L’Évangile n’y met fin, que parce qu’il ente sur cette racine le rameau de la rédemption véritable.

f – C’est à la critique historique, laquelle procède, non en bloc, mais en examinant à part chaque cas individuel.

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