Le Jour du Seigneur, étude sur le Sabbat

1.2.2.3 — Les Arabes.

Il est certain qu’avant Mahomet la semaine existait chez les Arabes, qu’il la conserva, l’adopta, ainsi que l’année lunaire, et que l’une et l’autre ont toujours été en vigueur chez les Mahométans.

Les Arabes appellent la semaine usbu et subu désignations qui ont un rapport frappant avec le mot hébreu schaboua (שׁבּוע). Ils appellent notre dimanche « la 1er jour » (jaum el-ahad) ; le lundi, « le 2d jour » ; le mardi, « le 3e jour » ; le mercredi, « le 4e jour » ; le jeudi, « le 5e jour » ; le vendredi, « le jour de l’assemblée » (jaum el-dschumaj) ; le samedi, « le jour du sabbat » (jaum el-sebt).

Le vendredi est ainsi désigné parce que, comme on le sait, c’est le jour où les Mahométans doivent se rendre dans les mosquées, sans que ce soit proprement un jour de repos. « Mahomet, dit G. Sale, un des traducteur anglais du Corana, trouva si convenable l’institution des juifs et des chrétiens à l’égard de la consécration d’un jour de la semaine destiné à rendre un culte plus particulier à Dieu, qu’il ne put que les imiter sur cet article, quoique, pour mettre quelque différence, il se crût obligé de choisir un jour qui ne fût pas le même que celui des juifs ou des chrétiens. On donne plusieurs raisons du choix qu’il fit du 6e jour de la semaine ; mais il semble que le prophète le préféra, parce que c’était le jour auquel le peuple avait accoutumé de s’assembler longtemps avant les temps du prophète. »

a – Observations historiques et critiques sur le mahométisme, traduites de l’anglais, de G. Sale. Dans les Livres sacrés de l’Orient, publiés par Pauthier, Orléans, 1875, p. 523.

Un nom ancien du vendredi était cependant Aruba, c’està-dire le soir ou la veille, sous-entendu : du sabbat, de même que chez les Araméens juifs il s’appelait arubta (ערובתא), et que dans le Nouveau Testament il est nommé « la préparation » ou « la veille du sabbat » (ἡ παρασκευή ou τὸ προσάββατον). Ereb (ערב) signifie en hébreu soir. Le mot de sebt ou sabtu qui apparaît dans la désignation arabe du samedi, rappelle évidemment le mot hébreu schabath (שׁבּת).

Ces rapprochements entre les Arabes et les Hébreux pour la désignation du mot semaine, du vendredi et du samedi ont déterminé Schrader à admettre que les Arabes ont reçu la semaine des Juifs ; et certes les rapports entre les Arabes et les Juifs ont commencé très anciennement, et ils ont été divers et nombreux.

Sans remonter à Ismaël, fils d’Abraham (Genèse 25.12-18), et à Joseph vendu par ses frères à des Madianites, qui étaient des Arabes septentrionaux, de l’Hedjaz ou de l’Arabie pétrée (Genèse 37.25-36), c’étaient encore des Madianites avec lesquels Moïse entra de bonne heure en relation (Exode 2.15 ; 3.1 ; Nombres 10.29) et sur lesquels Israël remporta plus tard une grande victoire (Nombres 31.1 ; 22.4 ; 25.6).

Les fils de Kédar, aussi des Arabes septentrionaux, ne paraissent pas avoir été en hostilité avec les Israélites, mais il sont à plusieurs reprises mentionnés dans l’Ancien Testament (Ésaïe 60.7 ; Jérémie 2.10 ; 49.28 ; Ézéchiel 27.21, etc.). La reine de Séba qui visita Salomon (1 Rois 10.1-10), venait de l’Arabie méridionale. Il est probable que les Arabes dont il est parlé 2 Chroniques 21.16, comme habitant dans le voisinage des Ethiopiens et comme s’étant alliés avec les Philistins contre Joram, étaient des tribus de l’Arabie centrale, etc.

Dozy, professeur à Leyde, s’appuyant sur 1 Chroniques 4.24-43, prétend même que la Mecque a été fondée par les Siméonites, que ce sont eux qui, sous le nom de Djorhoum, ont battu les Minéens et conquis l’Hedjaz, et que le nom de la Mecque : Macoraba, « la grande bataille, » aurait perpétué le souvenir de cette conquête. Phil. Berger, dans l’article Arabie de l’Encyclopédie des sciences religieuses, p. 492, combat cette opinion, mais il ajoute : « Néanmoins, deux faits importants subsistent : 1° la disparition subite de la tribu de Siméon ; 2° les traces profondes d’une influence juive au centre de l’Arabie ; on les retrouve dans les noms propres, dans les pratiques religieuses et jusque dans les traditions relatives aux deux Djorhoum et en général aux populations successives qui se sont disputé la Mecque. L’émigration juive avait déjà commencé lors de la conquête de Jérusalem par Nébucadnetzar (Jérémie 40.11), depuis elle n’a fait qu’augmenter ; à l’époque de Mahomet, l’Arabie était pénétrée d’éléments juifs ; il faut même en tenir grand compte dans la recherche des origines de l’islamisme. »

« Les Juifs, dit Saleb, s’étaient réfugiés en grand nombre en Arabie dans le temps que les Romains ravagèrent si cruellement leur pays. Ils firent des prosélytes dans plusieurs tribus, du nombre desquelles étaient celle de Kenanah, celle de al Hareth Ebn Kaaba, et en particulier celle de Kendah ; ils y devinrent très puissants, et se rendirent maîtres de plusieurs villes et forteresses. Leur religion était connue des Arabes au moins cent ans avant ce refuge. On dit qu’Abu Karb Asab, dont le Coran fait mention, et qui régnait dans l’Yemen 700 ans avant Mahomet, avait introduit le judaïsme chez les Hamyarites, peuple idolâtre. Quelques-uns de ses successeurs embrassèrent aussi cette religion ; et l’un d’eux, nommé Jousef et surnommé Dhou Nowas, se fit remarquer par son zèle pour le judaïsme, qui le porta à persécuter cruellement tous ceux qui refusaient de s’y convertir. Il les faisait mourir par divers tourments, dont le plus ordinaire était de les jeter dans une fosse remplie d’un feu ardent ; ce qui lui fit donner le nom infamant de seigneur de la fosse. Le Coran parle de cette persécution (chap. 85). »

bLivres sacres de l’Orient, par Pauthier, p. 472.

Malgré tout cela et bien que la dénomination courante de la semaine chez les Arabes semble porter une empreinte juive, je ne pense pas, avec Schrader, qu’ils n’aient dû la semaine qu’au judaïsme. Je n’insisterai pas toutefois sur les raisons qu’on peut alléguer pour établir que les mots usbu et subu, aruba, sebt ou sabtu ne sont pas nécessairement d’origine hébraïque et peuvent s’expliquer par des origines arabes, par des radicaux communs aux langues sémitiques ou autrement. Mais je signalerai d’abord le fait qu’on trouve en Arabie, avant Mahomet, deux autres nomenclatures des jours de la semaine, qui ne renferment ni l’une ni l’autre la désignation de sebt et dont l’une commence avec le lundi, tandis que l’autre part du samedi.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pour en revenir à l’union si intime et mystérieuse établie dans la langue hébraïque, dans la coutume arabe et ailleurs, entre l’idée du serment et celle du nombre 7, nous rappellerons que nous l’avons déjà constatée dans la conduite d’Abraham avec Abimélec, roi de Guérar. A la lumière de cette importante donnée, nous nous demandons si la première origine de cette union ne devrait pas être cherchée dans le double fait mentionné Genèse 4.15, 24, à savoir dans la déclaration solennelle et presque sacramentaire que l’Éternel lui-même fit à Caïn pour dissiper une de ses craintes, et dans l’impie parole de Lémec : « Caïn sera vengé 7 fois et Lémec 70 fois 7 fois. » Dans le cas où cette conjecture serait fondée, la coutume des Arabes se rattacherait plus ou moins directement à l’influence exercée sur eux par Abraham, qui joue d’ailleurs un si grand rôle dans leurs pensées et dans leur vie, et indirectement soit à la primitive histoire de l’humanité, soit même à la cosmogonie rapportée dans la Genèse.

M. Pierotti qui, dans ses nombreux séjours ou voyages en Palestine, à l’est du Jourdain et en Arabie, a eu beaucoup de rapport avec les Bédouins, m’écrivait en février 1888 les lignes suivantes : « Dans les anciens déserts de Sur, de Pharan et de Hetham, je me suis arrêté chez plusieurs tribus et j’ai partout reçu une hospitalité patriarcale et trouvé une Bible parlante : ils ont une profonde vénération pour le puits de Beerséba où ils se rendent en foule pour invoquer surtout Abou-Ismaël, Abou-El-khalilc, sans oublier les autres patriarches, et pour adorer Dieu, lui demandant miséricorde, aide et protection. Ils ne font jamais en cet endroit leurs prières sans avoir préalablement fait des ablutions et sacrifié plusieurs brebis en l’honneur de Dieu ; ils les mangent ensuite, puis cachent le sang dans le sable, et à la surface font un feu de broussailles. »

c – El-khalîl, c’est-à-dire l’ami (de Dieu), est, comme on le sait, le beau nom que les Arabes donnent à Abraham, en harmonie avec ce qui est dit dans le Coran, chap. 4. vers. 124, et dans nos saints Livres : 2 Chroniques 20.7 ; Ésaïe 41.8 ; Jacques 2.23.

D’après Genèse 26.23-25, c’est à Beer-schebah, c’est-à-dire au puits du serment ou de la septaine, que l’Éternel apparut une seconde fois à Isaac pour lui renouveler la promesse faite à Abraham et à sa postérité. Isaac y bâtit un autel et y fit creuser un puits, soit que ce fût le même que celui qu’avait fait creuser Abraham et qui aurait été comblé par les Philistins (vers. 14, 15), soit que ce fût un autre. L’endroit est encore appelé Bir-sabea.

Ne pourrait-il pas y avoir quelque rapport de descendance entre les sacrifices de brebis faits toujours par les Arabes à Beer-schebah, d’une part, et, de l’autre, soit les sept brebis qu’offrit Abraham à Abimélec en traitant alliance avec lui, soit le festin d’alliance offert par Isaac au même Abimélec ou à son successeur (Genèse 26.30) ?

Il est encore deux considérations générales qui nous engagent à ne pas considérer l’emploi de la semaine chez les Arabes comme un simple emprunt fait aux Juifs. Quand nous parlons des Arabes, nous parlons surtout des vrais Arabes, des Arabes du désert ou Bédouins, dont le Nedjed ou intérieur de l’Arabie centrale semble bien avoir été le berceau et où ils sont encore comme dans leur vraie patrie. Mais nous n’oublions pas que les Arabes, si différents, par exemple, des Maures et surtout des Turcs, se ressemblent tellement à eux-mêmes, où qu’ils soient et à toutes les époques de leur histoire, qu’un homme qui les a bien étudiés, comme peintre et comme penseur, a pu dire hardiment à propos de la vieille ville d’Algerd : « N’existât-il qu’un Arabe, on pourrait, d’après l’individu, retrouver le caractère physique et moral du peuple : ne restât-il qu’une rue de cette ville, originale même en Orient, on pourrait encore à la rigueur reconstruire l’Alger d’Omar et du dey Hussein, »

d – Eug. Fromentin, Une année dans le Sahel, Paris, 1877, p. 33.

La première de nos considérations sera tirée du caractère si marqué des Arabes aussitôt qu’ils apparaissent dans l’histoire, de leur nature extrêmement tenace, conservatrice et indépendante. Que de voyageurs ont retrouvé chez les Arabes du désert, et jusque dans les détails, le genre de vie d’Abraham et des autres patriarches !

Lamartine a parlé justement de « cette étonnante physionomie de l’esprit de race qui sépare les peuplades arabes de toutes les autres familles humaines et les tient, comme les Juifs, non pas en dehors de la civilisation, mais dans une civilisation à part, aussi inaltérable que le granite. » Il a écrit ailleurs ces paroles citées par W. S. Blunt comme un jugement définitif sur les Arabes du désert : « O fils de Sem, premiers-nés de la race de Noé, destinés à demeurer enfants à jamais ! Vous êtes restés à la porte d’Eden, inconscients de la chute, vous attendez encore là, quand tout le monde s’en est allé. Trop fiers pour labourer la terre, trop insouciants pour être pauvres, vous avez pris les dons de Dieu en mauvaise part. Vous ne lui rendez aucun devoir, vous ne le priez pas, vous ne lui demandez pas pourquoi il a voilé sa face. Vous marchez sous la pluie et la chaleur du ciel, guidés par la vieille sagesse que notre monde a oubliée, doués du courage des jours qui ne connaissaient point la mort. Nous, les fils de Japhet, nous vivons dans la détresse, courbés sous le joug de l’inutile combat pour la vie. »

eVogage en Orient, IV, p. 40.

Dérôme dit avec plus de précision et non sans âpreté : « La race sémitique est la plus dure, la plus difficile à assimiler. Elle assimile, on ne l’assimile pas. Brassée par les siècles et les sables du désert, on dirait qu’elle a acquis quelque chose d’immuable et d’éternel, qui n’est pas seulement une force de résistance, car elle est agressive, et sur quelque terre qu’on la transporte, elle prend racine et engraisse aux dépens du voisin. Un Oriental qui vient s’établir en Europe, quel qu’il soit, juif, arménien, turc, n’est pas un simple plant humain ; il devient tout de suite un arbre qui étouffe les arbustes d’alentour, détruit les herbes qui poussent à son ombre … Le nomade de l’Arabie intérieure est la plus dure qu’on connaisse de ces races cimentées par la coutume et la religion. Et puis l’isolement le dérobe aux frottement du dehors, ce qui est un appoint à son originalité. »

En fait d’indépendance, il faut distinguer l’indépendance politique, et l’indépendance morale. Or sous ces deux aspects, les Arabes sont un peuple exceptionnel. Jamais ils n’ont été soumis réellement et d’une manière durable. L’autorité même des Romains et des Turcs n’a été chez eux que passagère ou nominale. Ils rappellent la prophétie de l’Ange de l’Éternel au sujet d’Ismaël (Genèse 16.12) : « Il sera comme un âne sauvage, sa main sera contre tous, et la main de tous sera contre lui », et aussi la prophétie d’Isaac à Esaü (Genèse 27.39) : « Ta demeure sera privée de la graisse de la terre et de la rosée du ciel. Tu vivras de ton épée et tu seras asservi à ton frère. Mais en errant librement çà et là, tu briseras son joug de dessus ton cou. »

« Le pur nomade, dit Dérôme, a conservé les traditions patriarcales de la race, parmi lesquelles l’insouciance pratique, l’amour de l’indépendance et l’hospitalité tiennent le premier rang. Ces trois vertus, en fait, n’en font qu’une : l’amour de l’indépendance. Là est le fond du tempérament nomade comme celui du sauvage : il est rebelle au joug. Il préfère la misère et la faim, la mort, s’il en est besoin, à la dépendance. Celle qu’il accorde à ses cheiks est volontaire. Elle ne survit pas à la déconsidération du cheik. Il ne s’incline pas plus devant la richesse que devant le pouvoir … Par contre, il estime très haut le courage, la générosité et l’hospitalité, qui sont les ingrédients nécessaires de son existence quotidienne et qui chez nous étaient les trois objets de l’initiation chevaleresque. Dans les châteaux du moyen âge, c’étaient des vertus d’apparat dont on usait dans les tournois et les jours de fête. Chez les nomades, ce sont des institutions ; elles sont la substance de la coutume. Elles sont aussi particulièrement asil, c’est-à-dire nobles, et réservées aux grandes familles chez qui elles sont héréditaires. »

[Rien ne peut mieux donner une idée de l’esprit d’indépendance et de toute la puissance dont les Arabes du désert y jouissent réellement, que cette anecdote racontée par Fatalla : « Etant à Damas pendant que Yousouf-Pacha, grand-vizir de la Porte, y tenait sa cour au retour d’Egypte, après le départ des Français, Méhanna s’était présenté chez lui comme tous les grands ; mais peu au fait de l’étiquette turque, il l’avait accosté sans cérémonie, avec le salut des Bédouins, et s’était placé sur le divan, à ses côtés, sans attendre d’y être invité. Yousouf, également peu accoutumé aux usages des Bédouins, et ignorant la dignité de ce petit vieillard mal vêtu, qui le traitait si familièrement, ordonne qu’on l’éloigne de sa présence et qu’on lui coupe la tête. Ses esclaves l’emmènent et se préparent à exécuter cet ordre, lorsque le pacha de Damas s’écrie : « — Arrêtez ! qu’allez-vous faire ? S’il tombe un cheveu de sa tête, vous ne pourrez plus, avec toute votre puissance, envoyer une caravane a la Mecque. » Le vizir se hâta de le faire ramener et le plaça à ses côtés : il lui donna le café, le fit revêtir d’un turban de cachemire, d’une riche gombaz (robe), d’une pelisse d’honneur, et lui présenta mille piastres. Méhanna, sourd et d’ailleurs n’entendant pas le turc, ne comprenait rien à ce qui se passait : mais ôtant ses beaux vêtements, il les donna à trois de ses esclaves qui l’avaient accompagné. Le vizir lui fit demander par le drogman s’il n’était pas content de son cadeau. Méhanna répondit :« — Dites au vizir du sultan que nous autres Bédouins, nous ne cherchons pas à nous distinguer par de beaux habits ; je suis mal mis, mais tous les Bédouins me connaissent ; ils savent que je suis Méhanna el Zadel, fils de Melkghem. » Le pacha, n’osant pas se fâcher, affecta de rire. »]

Au point de vue spirituel, les Arabes ont eu beaucoup de peine à adopter l’islamisme, et cette adoption n’a été que partiellement profonde. « En Arabie même, dit Stanislas Guyard, le mahométisme ne dut son salut qu’à l’extrême division des tribus, qui, subjuguées l’une après l’autre, finirent par se ranger sous les drapeaux des plus forts et par faire cause commune avec eux parce qu’ils étaient vainqueurs. Car ni Mahomet ni ses successeurs ne purent extirper cette indifférence naturelle des Bédouins en matière de religion qui faisait dire à Mahomet dans le Coran (IX, 98) : « Les Arabes du désert sont les plus endurcis dans leur infidélité et dans leur hypocrisie, et il faut naturellement s’attendre à ce qu’ils ignorent les préceptes que Dieu a révélés à son Envoyé. »

[Stan. Guyard dit lui-même un peu plus loin : « Le wahabisme qui s’est produit au commencement de ce siècle en Arabie, n’est qu’une tentative pour revenir au mahométisme pur et pour le dégager de toutes les superstitions qui au cours des siècles se sont greffées sur lui. » — Voir à la fin du Voyage en Arabie d’A. Blunt un « Essai historique sur l’élévation et le déclin du wahabisme, » d’après des documents fournis par le lieutenant-colonel E. -C. Ross, résident de Sa Majesté britannique à Bushire, par W. S. Blunt. — A. Blunt qui appelle Ibn Abd el-Wahhab « le Luther du mahométisme, » dit, d’ailleurs, qu’au commencement du siècle dernier la religion, sauf quelques rites particuliers à l’ancienne vie nomade, avait disparu de l’Arabie ; il n’y avait guère plus que l’Hedjaz et l’Yémen où l’on fût mahométan autrement que d’une façon nominale.]

Le même auteur ajoute : « Encore aujourd’hui, c’est à peine s’ils connaissent la profession de foi musulmane, et plusieurs voyageurs attestent qu’au lever du jour, ils se prosternent devant le soleil. » Sur ce dernier point, M. Guyard a peut-être été trop influencé par le missionnaire jésuite Palgrave, qui a peu connu les Arabes du désert et qui conformément à la mission qu’il avait reçue de Napoléon III, devait surtout nouer des relations avec les Arabes des villes et l’Etat centralisé des Wahabites. Quant au premier point, on ne saurait méconnaître que le wahabisme, issu de l’Arabie centrale et qui eut un moment de si grand épanouissement, ne soit une vraie résurrection de l’islamisme.

Ce qui caractérise peut-être au plus haut degré les Arabes du désert, c’est du reste l’esprit conservateur dont j’ai parlé et qui est pour eux avant tout le respect de la coutume, « d’une coutume inflexible qui seule rend compte de leur conduite comme de chacun de leurs instincts. … La coutume pastorale, dit Dérôme, tient lieu aux nomades de théologie, de culte et de code, même de la pensée… D’où vient la coutume ? Qui le saura jamais ? Elle est antérieure à l’histoire et aux souvenirs écrits. C’est une tradition orale dans la patrie de la tradition orale. D’où que vienne la coutume arabe, elle s’est incarnée dans la race. Elle a, du reste, une physionomie arbitraire ; elle ne dit pas pourquoi elle ordonne ceci et défend cela ; elle constate que Dieu est ; elle est le signe du bien et du mal. M. et Me Blunt ont vérifié un grand nombre de fois qu’on ne la discute pas, qu’on y obéit sans raisonner, sans motif, sinon qu’elle est la coutume… Ils ne boivent pas de vin, ils s’abstiennent de manger certaines viandes, parce que c’est la coutume, non afin d’obéir aux prescriptions du Coran. … Le Coran a enregistré la coutume ; il ne l’a pas créée… Le crédit qu’il a sur les nomades est proportionnel au respect qu’il a de la coutume.

[Vambéry, dans ses Voyages d’un faux derviche dans l’Asie centrale, s’exprime d’une manière identique sur les rapports qui existent pour les Turcomans entre le « Deb c’est-à-dire l’usage, la coutume, la tradition, » et l’Islam. Le Deb est pour eux « un souverain tout-puissant, inviolable parce qu’il est invisible, et dont personne ne songe à contester l’autorité séculaire. Selon les prescriptions de cette loi sans code, mais inaltérable et partout obéie, les Turcomans suivent ou exècrent telle ou telle pratique. Parfois aussi, dans des cas exceptionnels, l’influence religieuse se fait sentir, en seconde ligne cependant, et après celle de Deb. On doit remarquer combien peu le Deb a souffert dans la lutte qu’il soutient depuis 800 ans contre le culte de Mahomet. Une foule d’usages prohibés par l’Islamisme, et que les Mollahs attaquent avec violence, existent encore à peu près intacts, et les changements opérés par la religion nouvelle, non seulement chez les Turcomans, mais chez tous les nomades de l’Asie moyenne, n’ont guère porté que sur les formes extérieures du culte qu’ils professaient autrefois. Le nomade ne se modifie qu’en cessant d’être nomade. »]

Je serais porté à croire que Dérôme et les Blunt réduisent trop le mahométisme à n’être qu’un enregistrement de la coutume. Mais en tout cas ne relèvent-ils pas un point de vue qui a beaucoup de justesse et auquel peut-être, faute d’une connaissance suffisante des Arabes du désert, on n’accordait pas assez d’importance ? Si le montagnard est encore plus conservateur que l’agriculteur, on peut dire que le nomade l’est encore plus que le montagnard. Sous ce rapport, le désert doit exercer une grande influence. « Le pasteur du désert, dit Dérôme, est un paysan à l’oriental ; il l’est de temps immémorial ; il restera ce qu’il est. Le désert l’a fait ainsi. Tant que le désert sera là, il ne changera pas. Il n’en a ni le désir, ni le pouvoir ; il n’a pas conscience d’un genre de vie différent du sien. Son existence au jour le jour, sans perspective sur l’avenir, sans retour sur le passé, lui convient. Il s’y résigne plutôt qu’il ne l’a choisie. On essaierait en vain de lui en offrir une autre, » Dérôme me semble s’exprimer d’une manière encore plus complète quand il dit, à la fin de son Introduction, que « la vie pastorale en Arabie est en même temps le legs d’un long passé historique, et le régime naturel du désert. »

[Pour aider a comprendre la profonde influence que le désert exerce sur ses habitants, nous citerons quelques lignes de Fromentin : « Les Sahariens, dit-il, adorent leur pays… Ce pays, très simple et très beau, est peu propre à charmer…, mais… il est aussi capable d’émouvoir fortement que n’importe quelque contrée du monde. C’est une terre sans grâce, sans douceur, mais sévère…, et dont la première influence est de rendre sérieux. Un grand pays de collines, expirant dans un pays plus grand encore, baigné d’une éternelle lumière ; assez vide, assez désolé pour donner l’idée de cette chose surprenante qu’on appelle le désert ; avec un ciel toujours à peu près semblable, du silence, et, de tous côtés, des horizons tranquilles une étendue qui ressemble a la mer ; dans tout cela, peu de variété, peu d’accidents, peu de nouveautés, sinon le soleil qui se lève sur le désert et va se coucher derrière les collines, toujours calme, dévorant sans rayons, ou bien des bancs de sable qui ont changé de place et de forme aux derniers vents du sud. De courtes aurores, des midis plus longs, plus pesants qu’ailleurs, presque pas de crépuscule ; quelquefois, une expansion soudaine de lumière et de chaleur, des vents brûlants qui donnent momentanément au paysage une physionomie menaçante et qui peuvent produire des sensations accablantes ; mais, plus ordinairement, une immobilité radieuse, la fixité un peu morne du beau temps, enfin une sorte d’impassibilité qui, du ciel, semble être descendue dans les choses et des choses avoir passé dans les visages. La première impression qui résulte de ce tableau ardent et inanimé, composé de soleil, d’étendue et de solitude, est poignante et ne saurait être comparée a aucune autre. Peu a peu cependant, l’œil s’accoutume à la grandeur des lignes, au vide de l’espace, au dénuement de la terre, et si l’on s’étonne de quelque chose, c’est… d’être aussi vivement remué par les spectacles, en réalité, les plus simples. » (Un été dans le Sahara, Paris, 1877, p. 182.)]

Quoi qu’il en soit, cette ténacité, cette indépendance et cet esprit conservateur des Arabes nous semblent rendre peu probable qu’ils n’aient fait qu’emprunter aux Juifs soit le caractère religieux du septénaire, soit l’institution de la semaine. Il nous paraît au contraire que s’ils ont subi à cet égard quelque influence, ils y étaient déjà bien préparés par leur coutume. Notre seconde considération peut être exposée beaucoup plus brièvement que la première, à laquelle elle se rattache intimement.

« Parmi tous les peuples arrivés à une certaine civilisation, dit Ideler, les Arabes sont le seul qui base sa division du temps exclusivement sur le cours de la lune. Ils commencent leurs mois avec la première apparition du croissant au crépuscule du soir et nomment la durée de 12 de ces mois une année, sans chercher à accorder le cours de la lune et celui du soleil ; aussi le commencement de leur année parcourt-il, dans un intervalle d’environ 33 ans, tout le cours d’une de nos années. Cette manière de compter le temps, incontestablement très ancienne, a été sanctionnée par Mahomet et introduite par lui dans le culte qu’il a fondé. »

Or, comme on le sait, et comme Lepsius, entre autres, l’a remarqué, il y a une intime union entre le mois lunaire et la semaine : l’observation du mois lunaire conduit en quelque sorte d’elle-même à l’observation de la semaine ou, si celle-ci existe déjà, contribue puissamment à son maintien. L’obstination si exceptionnelle des Arabes à conserver exclusivement l’année lunaire nous paraît donc favorable à l’opinion qui rattache la semaine à leur ancienne coutume.

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