Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 7
Prêtres, moines, nonnes et vicaire général s’en vont

(Août à Décembre 1535)

9.7

Les moines appelés restent muets – Les prêtres refusent avec hauteur de parler – Fuite des adhérents du pape – Qui payera les frais de la guerre ? – L’abolition de la messe annoncée au pape – Farel prêche aux nonnes – Comment elles le reçoivent – Conversion d’une nonne – Claudine et Blaisine veulent éclairer les sœurs – Départ des nonnes – Leur voyage et arrivée à Annecy – Désordres et fuite du vicaire général – Opprobre des prêtres, zèle de quelques-uns – Établissement d’un hôpital général – Établissement des écoles – Les prêtres appelés à défendre leur foi – Le catholicisme romain finit – La doctrine de Christ est prêchée

La Réformation protestait contre la hiérarchie. Elle niait que Christ eût donné à l’Eglise ou à ses chefs, la puissance de faire des lois, par l’accomplissement desquelles les chrétiens seraient justes devant Dieu. La Réformation protestait contre le monachisme. Elle niait que la vie claustrale pût mériter le salut, et donnât une piété supérieure à celle que la Parole de Dieu demande à tous les chrétiens ; elle reprochait à la discipline monacale de rabaisser des institutions divines : le mariage, la magistrature, le travail, et d’être une occasion de chutes et de scandales inouïs.

Les prêtres allaient quitter Genève et emporter avec eux ces abus ; mais le conseil, qui s’appliquait toujours à procéder par des voies d’équité, ne voulait point les condamner sans les entendre. Les religieux des divers couvents, démoralisés, tremblant comme des coupables, avaient, il est vrai, pris la fuite en bon nombre. Toutefois il en restait, et ceux-ci reçurent l’ordre de paraître devant le grand conseil pour y défendre leur foi. Ils en furent fort effrayés ; mais l’ordre était irrévocable. Le 12 août, on vit arriver à l’hôtel de ville, dans la matinée, ceux des membres des ordres de Saint-Dominique, de Saint-François, de Saint-Augustin, et des mineurs de Sainte-Claire qui étaient encore à Genève. Ils étaient douze, triste reste de ces corps puissants qui si longtemps avaient eu dans la ville tant de pouvoir. Les douze se tenant devant le conseil, tête basse, entendirent la lecture du sommaire de la dispute, et cette lecture accrut leur épouvante. Le premier syndic leur ayant demandé s’ils avaient quelque chose à dire en faveur de la messe et des images, tous restèrent muets. Saint Dominique, saint François, saint Augustin même se taisaient devant la Réforme. Les syndics voulant à tout prix tirer d’eux quelques sons, ordonnèrent qu’on appelât les moines l’un après l’autre. L’un des frères de Saint-Dominique, Chapelain, fut le premier appelé. « Nous sommes gens simples, qui ne savons répondre, faute de science, dit-il. Nous sommes accoutumés à vivre comme nos pères, et à croire comme l’Église ; ne nous demandez pas des choses au-dessus de notre portée. » Les autres moines furent unanimes à demander qu’on leur permit de ne point s’enquérir de semblables questions. Le monachisme tombait dans Genève, au milieu de l’étonnement et de l’indignation générale.

Mais après les moines venaient les prêtres. Monseigneur de Bonmont, vicaire épiscopal, avait réuni chez lui, sur la demande du conseil, les chanoines et le clergé séculier. Le même jour, 12 août, après dîner, une députation notable de syndics et de conseillers, voulant honorer l’église, se rendit chez le grand vicaire, au lieu de faire venir ses mandataires à l’hôtel de ville, comme les moines. Le sage et pieux Savoye, chargé de prendre la parole, annonça aux prêtres qu’on avait fait un sommaire de la grande dispute, et qu’on allait le lire, « afin qu’ils pussent avoir un meilleur avis. » Ceux-ci se montrèrent moins débonnaires que les moines. Indignés que des laïques prétendissent catéchiser les hommes du sacerdoce, ils répondirent avec hauteur : « Nous n’avons que faire d’entendre votre dispute, et ne nous soucions pas de ce que Farel a pu dire. Nous voulons vivre selon notre coutume, et vous prions de nous laisser en paix. » Les prêtres rejetant l’occasion qui leur était donnée de justifier leur doctrine, les représentants de l’État leur interdirent de célébrer la messe jusqu’à nouvel ordre. Quelques jours après le conseil ordonna qu’on servît Dieu selon l’Evangile, et défendit de faire aucun acte d’idolâtrie papistiquea.

a – Registres du Conseil du l2 août. — Chron. msc. de Roset.

Une grande et salutaire révolution venait ainsi de s’accomplir. Les prêtres romains voyant leurs vastes temples, maintenant silencieux, leurs riches autels, maintenant dépouillés ; et eux-mêmes réduits à se taire, résolurent de quitter Genève. La crainte d’être retenus, leur fit recourir à des expédients divers. Le soir, ou de grand matin, ils s’échappaient furtivement de la ville, ou bien se cachant de jour dans quelque recoin, ils fuyaient pendant la nuit. Des prêtres, des laïques, des femmes tenant leurs enfants par la main, disaient adieu à la ville animée, aux rives du beau lac, aux riantes collines ; ils aimaient Rome, et Rome leur suffisait. Le 13 août, un cri d’alarme fut poussé devant le conseil. « Genève, dit on, perdant une partie de sa population, va perdre de son importance. » C’est le contraire qui devait arriver. Des confesseurs de l’Évangile, obligés de quitter leur patrie pour la cause de la foi, des Français surtout, devaient combler le vide fait par les adhérents du pape.

L’exode continuait jour et nuit, pas sans difficulté pourtant. Le prêtre Jean Regis et deux de ses collègues se glissèrent à l’heure des ténèbres derrière Saint-Victor, entrèrent dans les écuries et y prirent trois chevaux. Ils s’apprêtaient à monter sur ces bêtes quand ils furent arrêtés. Le conseil s’assembla à deux heures après minuit, et envoya en prison ces prêtres qui s’enfuyaient, en volant les cavallesb. Le conseil s’opposait à ce que les prêtres s’emparassent de ce qui ne leur appartenait pas, mais non à ce qu’ils allassent où bon leur semblait.

b – Registres du Conseil du l2 août.

Cependant un grand nombre d’ecclésiastiques et de laïques romains parvenaient à gagner les États du duc de Savoie, et partout où ils allaient, ils excitaient la colère des catholiques contre Genève. L’orage qui se formait devenait plus menaçant. Ce n’était pas assez pour les Genevois de voir leurs campagnes dévastées, ils apprenaient de la Savoie que la ville elle-même allait être détruite. Les citoyens frémissaient de colère : « Puisque l’attaque doit avoir lieu en faveur de la papauté, dirent-ils, il est juste que la papauté en paye la défense. » Le conseil décréta donc que les joyaux des églises seraient consacrés aux besoins de l’État. Les prêtres de Saint-Germain, de Saint-Gervais, et d’autres paroisses apportèrent leurs reliquaires et leurs vaisselles ; mais les procureurs de la Madeleine parurent à l’hôtel de ville les mains vides, et dirent : « De quel droit nous demande-t-on nos trésors ? » En même temps l’ancien syndic Jean Balard et d’autres catholiques profitant de l’occasion s’écrièrent : « Pourquoi nous enlevez-vous les messes ? » Mais le conseil tint ferme, et les prêtres de la Madeleine durent, navrés de douleur, apporter leurs calices et autres vases, pour aider à combattre les soutiens de leur foi. La valeur de ces joyaux ne s’élevant pas à plus de trois cents écus, on y joignit ceux de Saint-Pierrec.

c – Registres du Conseil des 16 et 19 août 1535.

Il était temps que Genève se mît sur ses gardes. Au commencement de septembre 1535, l’ambassadeur du duc de Savoie, prince de Piémont, fit connaître au pape, de la part de son maître, ce qui venait de s’y passer et demanda une prompte répression. Il apprit au pontife que le 10 août, les misérables luthériens y avaient aboli la religion, qu’ils étaient entrés dans les églises, en avaient jeté dehors les reliques et les images, avaient proclamé que la messe était un abus et s’étaient mis à faire prêcher les ministres. » Paul III fut consterné. Fidèle à ses habitudes silencieuses, il n’exprima son effroi que par des signes ; il serra les épaules, dit l’ambassadeur, comme si un frisson d’horreur l’avait saisi. Puis baissant la tête, il soupira lentement, et dit à voix basse : « Sainte Vierge ! Sainte Vierge !… » et rentra dans un morne silence. Mais si ses lèvres étaient muettes, si son corps était immobile, son esprit plein d’activité, s’agitait, voyageait, cherchait quelque moyen de conjurer le mal. A la fin rompant le silence, il se tourna vers l’ambassadeur : « Dites au duc qu’il a agi comme un bon serviteur de l’Église. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour prévenir ce désastre… Maintenant qu’il continued ! » Le duc comprit et, sûr de l’appui du pape et de son beau-frère l’Empereur, il continua ses préparatifs contre Genève. Pendant ce temps les demeures des prêtres restés dans la ville, et les voûtes des cloîtres presque déserts, retentissaient de plaintes ; c’était surtout le cas du couvent de Sainte-Claire.

d – Archives de Turin, Mémoire sur les droits de la maison de Savoie.

Pennitusque cavæ plangoribus ædes
Fœmineis ululant…

Ce couvent était le seul qui fût digne de quelque intérêt ; les réformés voulurent essayer d’y faire pénétrer un peu de lumière. Le dimanche de l’octave de la Visitation de la Vierge, les syndics, Farel, Viret, un des religieux qui avaient embrassé la Réforme, et environ douze notables de la cité s’y présentèrent, à dix heures du matin. Toutes les sœurs se réunirent ; il se fit un grand silence. Farel prit pour texte l’évangile de la fête du jour : « Maria abiit cum festinatione in civitatem Judæ : Marie s’en alla avec empressement dans une ville de Juda (Luc.1.39), » et cherchant à éclairer les nonnes : « Vous le voyez, dit-il, la Vierge Marie n’a point tenu une vie solitaire, elle était diligente à secourir les autres, et allait dans la ville où demeurait sa cousine plus âgée qu’elle, pour lui faire service. Dieu dit aux jours de la création : Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Pourquoi donc l’homme contredirait-il cette loi de Dieu ? Le Seigneur ne veut pas qu’on impose la contrainte aux consciences, puisqu’il leur a donné la liberté. Le service que l’on rend à Dieu dans les cloîtres est donc une tyrannie diabolique. » — A ces mots la mère vicaire, femme violente, se leva précipitamment, quitta sa place, courut se mettre entre les sœurs et les hérétiques, et dit vivement à ceux-ci : « Allez vous-en ! car vous n’y gagnerez rien ! — Retournez à votre place, dirent les syndics. Mais la mère vicaire répondit : Je n’en ferai rien ! » En conséquence, on la mit dehors.

Farel continua : « Qu’est-ce, dit-il, que cette vie monacale, que l’on substitue au saint mariage et à la liberté ? C’est une vie pleine de grands abus, de monstrueuses erreurs, de corruption charnelle… » — A ces mots les sœurs se mirent à crier : « C’est menterie ! » et crachèrent par dépit contre le réformateure. Mais Farel, qui en avait enduré de plus fortes, dit au confesseur : « Nous savons que plusieurs de ces pauvres jeunes filles viendraient bien volontiers à la vérité et à la liberté, si vous et les vieilles ne les teniez si court… » Comme il disait ces mots, il fut arrêté par de grands coups, qui ne permettaient plus de s’entendre. C’était la mère vicaire qui, écoutant ce qui se disait, frappait contre la paroi, de ses deux poings, et criait : « Eh ! chétif et maudit homme !… tu perds bien tes feintes paroles. Va, tu n’y gagneras rien ! » Puis, elle appuyait ce discours d’un roulement terrible de coups de poing inégaux et pressésf. Quelques-unes des sœurs bouchaient leurs oreilles avec de la cire pour ne pas entendre le discours de Farel. Celui-ci se rappelant cette parole : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, se retira et toute la députation descendit l’escalier. Le religieux qui avait embrassé la Réforme était le dernier de la file ; une des sœurs se mit à marcher derrière lui, et à le frapper de ses deux poings sur les épaules, en disant : « Chétif apostat, ôte-toi vite de devant moi ! » « Mais ce brave homme n’en faisait aucun semblant, dit la sœur Jeanne qui était là ; ni oncques dit mot ; il avait la langue amortie. » On ne pouvait pas en dire autant de la vicaire, et de quelques autres qui ne cessaient de vociférer et de faire le coup de poing. Farel ne retourna plus au cloître.

e – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 131.

fIbid.

Une nonne cependant avait ouvert son cœur à l’Évangile. Claudine Levet qui avait une sœur parmi les religieuses, nommée Blaisine Varembert, l’avait souvent visitée, lui avait donné un Nouveau Testament, et demandait nuit et jour à Dieu que Blaisine fût éclairée. Celle-ci fut touchée de l’amour du Sauveur, dont Claudine lui parlait ; et le jour de la Fête-Dieu, refusa d’adorer le saint-sacrement. Trois des sœurs se jetèrent sur elle, « et lui meurtrirent toute la chair. » On la mit en prison, et on lui lia les pieds et les mains. « Ah ! disait Blaisine, vous me tenez en prison parce que je vous reprends de ce que vous faites bonne chère, et vivez en noise entre vous, de jour et de nuitg. »

g – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 170 à 173.

Claudine Levet, d’autres dames genevoises, Baudichon de la Maisonneuve et Pierre Vandel vinrent au couvent dans le dessein de délivrer la pauvre fille. Alors la mère vicaire « se dressa droite sur ses pieds » et dit : « Messieurs, advisez bien ce que vous ferez, car s’il y a homme qui approche, je demeurerai sur la place ou bien luih. » Là dessus les hommes restant en arrière, deux ou trois dames s’approchèrent de la captive. Celle-ci, se plaçant à côté de sa sœur, déclara vouloir servir Dieu purement, selon l’Écriture sainte, et ajouta qu’elle était retenue au couvent malgré elle. « Dans ce cas vous êtes libre, » lui dit de la Maisonneuve. En vain la mère vicaire se jeta-t-elle impétueusement en avant, voulant de toute force la retenir, et plusieurs religieuses firent-elles de même, Blaisine, sans mot dire, sortit du couvent, entra dans une maison voisine, « posa l’habit de religieuse, » et se rendit en vêtements bourgeois chez sa sœuri.

hIbid, p. 141 à 148.

i – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 150, 152. — Registres du Conseil du 25 août 1535.

Claudine et Blaisine ne pouvaient pourtant se résoudre à abandonner les pauvres recluses. Possédant la Parole de Dieu et le salut qu’elle annonce, elles eussent voulu leur communiquer ces biens. Il y avait dans les dames genevoises, attachées à l’Évangile, beaucoup de foi et d’activité. Les deux sœurs retournèrent donc au couvent, le samedi 28 août et le dimanche 29, et dame Claude commença à parler ; mais les nonnes de hocher la tête et de s’écrier : « Oh ! la grande menteresse ! Oh ! la diablesse incarnée ! » Et la mère vicaire se tournant vers un syndic qui avait accompagné Claudine avec d’autres « gens d’apparence, » lui dit : « Otez-nous d’ici cette jongleresse. — Gardez-vous de l’injurier, répondit le magistrat, car c’est une sainte créature, illuminée du vrai Dieu, et qui fait de grands fruits par ses divines doctrines, convertissant de pauvres ignorants, et prenant sans cesse grande peine pour le sauvement des âmes… » — Convertir ! s’écria la vicaire, c’est pervertir que cela s’appelle. » En même temps, les sœurs la décrachaient (lui crachaient au visage) raconte l’une d’elle.

Ce que le syndic voyant, il perdit toute espérance. Le duc de Savoie invitait les sœurs à se réfugier dans ses États, en leur faisant de belles promesses. « Belles dames, dit le magistrat, advisez le jour où vous désirez partir. — Demain ! s’écria la mère vicaire, demain, à la pointe du jour ! — Belles dames, reprit le syndic, faites vos paquetsj. »

j – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 175 à 189, 197.

Le lendemain de grand matin, les syndics étant arrivés, les sœurs après avoir chanté un De profundis, prirent leurs bréviaires sous le bras, et se mirent sur deux rangs. La mère vicaire accola les jeunes sœurs, qui avaient quelque velléité de quitter le voile, à des nonnes vigoureuses qui pussent les retenir. Une grande foule était rassemblée devant le couvent et dans les rues. A cette vue, plusieurs nonnes « pâmèrent de crainte ; » mais la courageuse vicaire dit avec animation : « Sus, mes sœurs ! faites le signe de la croix et ayez notre Seigneur en vos cœurs ! » Elles avancèrent. Cette procession de femmes voilées et muettes représentait le catholicisme romain qui s’en allait de Genève. Il y avait çà et là des sanglots. Trois cents archers marchaient devant, derrière et à côté des religieuses pour les protéger. « S’il y a homme qui bouge, dit le syndic à la foule, il aura la tête tranchée. » Toute la foule regardait silencieusement défiler les sœursk.

kIbid., p. 192, 197.

La procession arriva au pont d’Arve où finissait le territoire de la ville. Les nonnes qui s’étaient imaginées voir le duc, avec sa cour, aux confins de ses États, pour les recevoir avec de grands honneurs, n’apercevaient personne. Un pauvre moine se présenta seul, amenant un misérable chariot, afin d’y placer les vieilles et les maladesl.

l – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève. p. 199-201.

La pluie, et le chemin fangeux ralentissaient la marche. Les pauvres religieuses ne connaissaient que leur couvent ; aussi tout les épouvantait. Voyant quelques moutons qui paissaient dans la prairie, elles poussèrent des cris, les prenant, dit l’une d’elles, pour des loups ravisseurs. Un pas plus loin, des vaches qui étaient aux champs, voyant défiler cette compagnie, étendirent leurs têtes du côté de la route, en faisant un long beuglement ; les nonnes s’imaginèrent que c’étaient des ours dévorants, et ne se sentirent pas même la force de se sauver. A la nuit tombante, elles arrivèrent à Saint-Julien, ayant mis quinze heures à faire une petite lieue. Le surlendemain elles entrèrent dans Annecy, où le duc leur donnait le monastère de la Sainte-Croix. Toutes les cloches sonnèrent pour leur arrivée. Ces pauvres religieuses trouvaient là quelque repos ; mais elles n’oubliaient pas le jugement de Dieu, qui les avait bannies de Genève, et ne se cachaient pas la cause de leurs malheurs. « Ah ! disait la sœur Jeanne de Jussie, les prélats et gens d’Eglise ne gardent pas, en ce temps, leurs vœux, mais gaudissent dissolument des biens ecclésiastiques, tenant femmes en adultère et lubricité, et excitant l’ire de Dieu, ce qui attire sa punition divinem. »

mIbid., p. 34, 201 à 223.

Si la vérité arrachait de tels aveux à une religieuse, disciple honnête mais fanatique de la papauté, on peut comprendre ce que pensaient et disaient les réformés. Un cri sortait de leurs poitrines contre l’immoralité et l’hypocrisie de ceux qui eussent dû être leurs conducteurs. Aussi l’agitation était-elle grande parmi les prêtres. Monseigneur de Bonmont les voyait courir çà et là, arriver chez lui, et dire : « Que faire ? faut-il rester ? faut-il partir ? »

Le grand vicaire croyait qu’il fallait partir. L’opinion publique se prononçait contre lui avec énergie ; il était un de ces prélats qui faisaient soupirer sœur Jeanne. « Monseigneur entretient dans sa maison force maîtresses et agents de débauche, disait-on. Jeux, mots de gueule, danses, banquets, impudicités et toutes dis solutions sont ses délices. Il tient ordinairement cinq viles prostituées à sa table, assises selon leurs degrés, deux à dextre et deux à senestre, et celle qui est la plus vieille sert les autres. Il sourit en parlant de l’impudicité et dit : C’est un péché qui glisse, qui ne compte pas. » Voyant l’orage grossir, le malheureux prêtre fut effrayé en sa conscience, et résolut de faire comme son évêque, et de quitter une ville où il ne pouvait plus vivre comme il avait toujours vécu. La Réformation était le rétablissement de la morale autant que de la foi. Monseigneur s’enfuit sur la montagne, dans la solitude, en son abbaye de Bonmont, située près de Nyon, sur un contrefort du Jura, qui domine le Léman et sa riche vallée. Une autre terreur devait bientôt l’en chassern.

n – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 34. — Froment, Gestes de Genève, p. 157.

L’ire de Dieu dont parle la sœur Jeanne continuait à accomplir ses jugements ; l’opprobre s’accumulait sur ces prêtres qui s’étaient crus les rois de la terre. Le 18 septembre, quelques citoyens ayant surpris l’un d’eux dans un acte d’impureté, ils le placèrent sur un âne, et le promenèrent ainsi dans toute la ville, en faisant marcher après lui sa maîtresse équipée en laquais. Les hommes les plus sérieux désapprouvaient ces bouffonneries. « Ah ! disaient-ils, la maladie, suite de leurs désordres, les a tellement châtiés, qu’en les voyant cheminer dans leurs processions, on s’imagine des gens qui reviennent de la guerre, tant ils sont couverts de plaies, — vrais martyrs du papeo ! » Les magistrats eussent voulu, non les châtier, non les chasser, mais les réformer : « Rejetez, leur disaient-ils, danses, ivrogneries, dissolutions, et vivez dans notre ville selon Dieu, comme bourgeois et bons amis. » Mais cela leur semblait trop difficile ; ils préféraient quitter Genève.

oIbid., p. 154-160. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 37.

Les plus zélés restèrent pourtant. Dupan et quelques-uns de ses collègues allaient de maison en maison, affermissant les faibles. On les voyait traverser les rues, revêtus de leurs vêtements sacerdotaux. Si un enfant venait de naître, ils accouraient afin de le baptiser selon le rite romain ; si de fervents catholiques désiraient la communion, ils se réunissaient en cachette dans quelque appartement, devant un autel improvisé, s’agenouillaient, faisaient le signe de la croix, et disaient la messe. Ils poussaient même le zèle jusqu’à se rendre quelquefois auprès de certains réformés, afin de les ramener dans le sein de l’Eglise. Au moment où l’édifice s’écroulait de toutes parts, leur inflexibilité naturelle, leur enthousiasme pour la papauté, les y faisait rester seuls, comme si leur faible main eût suffi pour le soutenir. Ce courage mérite l’admiration ; mais les réformés y voyaient plutôt un sujet de graves inquiétudes. Ils sentaient en ce moment de crise le besoin de concorde et d’unité. « Voyez, disaient-ils aux magistrats, à quoi nous expose votre condescendance. Au moment où l’ennemi marche contre la ville, ces prêtres vont susciter une guerre civile dans nos mursp. »

p – Registres des Conseils des 15 octobre, 12 et 29 novembre 1535.

Les syndics qui comprenaient les dangers et les besoins de la ville, crurent que le meilleur moyen d’assurer à Genève son indépendance et sa foi était de mettre tout en bon ordre. La Réformation est un bon arbre ; qu’il porte donc ses fruits ! Les chrétiens doivent prendre soin de leurs malades et de leurs pauvres. Un hôpital général fut donc fondé à Sainte-Claire, on lui attribua les revenus des anciens hôpitaux et les biens devenus vacants par le départ des ecclésiastiques. Claude Salomon, l’un des plus fervents évangéliques, offrit pour le servir, lui, sa femme et sa fortune.

Des chrétiens doivent prendre soin de leurs enfants. Le syndic F. de Versonex avait, il est vrai, fondé en 1429 une école pour la grammaire, la logique et les arts libéraux. Mais le directeur de cette institution ayant quitté la ville, l’école avait été fermée. Il fallait la rétablir, la perfectionner. Farel et ses amis demandèrent que l’instruction fût universelle, pour tous les enfants. L’école fut établie au lieu qui s’appelle encore : rue du Vieux-Collège, et la direction en fut confiée à Saunier, homme capableq.

q – C’est probablement de lui qu’est l’écrit intitulé : Ordre et manière d’enseigner en la ville de Genève, au collège, que M. le professeur Bétant a fait récemment réimprimer.

Après l’extirpation de l’ignorance vint celle de la mendicité. On publia « à son de trompe, le 29 octobre, qu’aucun n’eût à mendier, mais se retirât à l’hôpital des pauvresr. »

r – Registres du Conseil des 27 août, 7 et 17 septembre, 29 octobre, 12, 14 et 13 novembre 1535.—Des hôpitaux de Genève. Mémoires d’Archéologie, III, p. 155-366.

Plus tard, ces institutions reçurent d’importants développements. Ce ne fut qu’à l’époque où le collège et l’académie furent fondés par Calvin que l’enseignement prit dans Genève un élan, qui devait porter si haut dans cette cité la culture intellectuelle. Mais le point de départ fut le collège de Saunier, où l’instruction primaire se trouvait mêlée avec la foi. La Réformation lança Genève comme un navire, qui côtoie d’abord les rives les plus rapprochées, mais qui parvient ensuite aux mers les plus lointaines. Elle ne fut pas seulement une affaire de dogme théologique, comme on le croit ; elle développa la conscience, l’intelligence, le cœur et régla la volonté. Elle ne forma pas seulement quelques hommes chrétiens ; elle créa dans cette cité peuple nouveau, école, église, lettres, sciences, charité ; elle y rendit chers les grands intérêts de l’homme et fit naître une abondance de recherches utiles, de pensées élevées. La Réformation put dire :

Nul des besoins de l’homme à moi n’est étrangers.

s – « Humani nihil a me alienum puto. » (Terence)

Tandis que le conseil prenait des mesures bienfaisantes, un certain nombre de prêtres, agités, inquiets, se rendaient de maison en maison, tenaient conseil entre eux et professaient des sentiments qui devaient provoquer la révolte. Au lieu de prendre des mesures de rigueur à leur égard, le magistrat résolut loyalement de leur offrir une nouvelle occasion de défendre leur foi. Le 29 novembre, trente prêtres, ayant Dupan à leur tête, comparurent devant le conseil. Il y avait trente prêtres encore dans Genève et seulement trois ministres ! Ce n’était donc pas par le nombre et la puissance des hommes, que la Réformation s’établissait, mais par la puissance de Dieu. Le premier syndic leur demanda de prendre la défense de la papauté : « Nous n’en avons ni la suffisance, ni le savoir, » répondit Dupan, et il ajouta : « Plutôt que d’exposer notre religion à nouvelle dispute, nous renonçons à toute fonction pastorale. » Le sacerdoce abdiquait. Le conseil réunit de nouveau ces prêtres le 6 décembre, et leur posa ce dilemme : « Si votre doctrine est bonne, défendez-la ; si elle est mauvaise, abandonnez-la. » Alors la débâcle commença : « Il y a longtemps, dit Delorme, que je ne célèbre la messe qu’à contre-cœur ; » et il passa, ainsi que d’autres, du côté de la Réforme. Quelques-uns quittèrent la ville ; le conseil demanda à ceux qui restèrent de prendre d’autres bonnets, » et de vivre de la vie commune. Enfin, voulant faire comprendre qu’il n’y avait plus dans Genève ni évêque, ni prince, le conseil arrêta de changer le palais épiscopal en prisont. Ce n’était pas lui faire changer de destination, selon quelques malins huguenots, puisque l’évêque et son évêché n’avaient jamais servi qu’à tenir la liberté captive. Ainsi finit dans Genève l’existence du sacerdoce romain. Le magistrat, loin de persécuter le catholicisme, avait, à plusieurs reprises, mis les prêtres en état de le défendre ; ce fut la religion des papes qui se retira et fit place à celle des saintes Écritures. Sans doute la complète liberté religieuse, conquête des temps modernes, ne présida pas alors dans les conseils de la république ; mais comme l’a dit un historien de Genève, qui n’est point protestant, « il ne faut pas demander à un siècle des pensées, des théories, des actes qui ne pouvaient naître qu’après des événements et des révolutions encore à veniru. »

t – Registres du Conseil des 12, 23, 24 et 29 novembre, 6 décembre 1535.

u – Thourel, Histoire de Genève, II, p. 163.

Tandis que les prêtres s’en allaient, que leurs chants ne retentissaient plus sous les voûtes gothiques, que les cierges ne brûlaient plus sur leurs riches autels, que les rites multiples tombaient, Farel, Viret, Froment s’avançaient et disaient : « Nous sommes prêts à prêcher sans nous épargner ni ennui, ni labeur, et à user de tous les aiguillons de la parole, pour conduire le troupeau dans le droit chemin, avec sagesse et avec douceur. » Et dès lors, en effet, on entendit la Parole qui réveille et qui enseigne, retentir tous les jours dans les églises, et surtout à Saint-Pierre et à Saint-Gervais. Les auditeurs se disaient que ces vrais ministres de l’Évangile « ne faisaient pas comme les revendeurs, qui ont coutume de farder leurs denrées, et de lustrer leurs vieilles nippes, afin de les faire payer plus cher ; mais qu’ils offraient la pure et naïve doctrine de Jésus-Christ. » Plusieurs sentaient que la Parole de Dieu est une épée qui transperce jusqu’au fond, et tue le vieil homme, de telle manière qu’un nouvel homme remplace celui qui a été mis à mort.

Farel assembla le peuple dans la cathédrale, afin de demander tous ensemble la paix à Dieu qui la donnev. Ces prières montèrent vers le ciel. Genève aura la paix, mais après de nouvelles épreuves.

v – Kirchhofer, Farel, p. 193.

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