John Wesley, sa vie et son œuvre

Introduction : l’Angleterre au début du 18e siècle

Caractère incomplet de la Réforme anglaise. — Henri VIII. — Marie Tudor. — Elisabeth. — La suprématie royale. — Le puritanisme. — L’Angleterre au dix-huitième siècle. — Corruption générale dans les classes élevées. — Les femmes. — Le théâtre. — Vénalité, débauche, absence de religion. — Les philosophes déistes et les incrédules. — Les apologistes chrétiens. — Avilissement des classes populaires ; l’émeute en permanence ; les Mohocks ; l’ivrognerie ; superstitions et ignorance. — Tentatives de réaction. — Les Essayists. — Société pour la réforme des mœurs. — Sociétés religieuses. — Le clergé anglican ; son indifférence et ses vices ; incrédulité et frivolité. — Quelques pasteurs pieux. — Etat de la prédication : déistes et orthodoxes. — Témoignages de divers ecclésiastiques pieux. — Les non-conformistes. — Opinion de Voltaire. — Voltaire et Wesley.

Pour bien comprendre le caractère de l’œuvre accomplie par Wesley et ses collaborateurs en Angleterre, il est nécessaire de se rendre compte de l’état moral et religieux de ce pays au moment où ils parurent. Ce sujet mérite d’être traité avec quelques détails.

La tache originelle du protestantisme anglais, ce fut une acceptation incomplète des principes de la Réformation ; il eut le malheur d’avoir pour parrain Henri VIII, et ce roi entendait ne rompre avec le passé que sur la seule question de la suprématie, qu’il enlevait au pape pour se l’attribuer à lui-même. Ce prétendu réformateur brûlait comme hérétiques les partisans des doctrines de Luther et faisait pendre comme traîtres les catholiques fidèles à l’autorité du papeb. Sans le vouloir, il favorisa néanmoins la propagande évangélique, et les doctrines nouvelles firent, à son insu, leur chemin parmi le peuple. Les persécutions que les protestants eurent à subir sous le règne de Marie Tudor, ne servirent qu’à les attacher plus fortement à leur foi.

b – Macaulay, Hist. of England, 1849, t. I, p. 50.

Avec Elisabeth, l’Église anglicane se fonde définitivement ; elle naît d’un compromis entre les prétentions de l’État à la suprématie et les convictions évangéliques des réformés. Elle conserve une organisation hiérarchique et des formes liturgiques empruntées à l’Église de Rome, mais elle adopte la langue vulgaire et invite les fidèles à joindre leur voix à celle de l’officiant. Sa confession de foi des trente-neuf articles est telle que Calvin et Knox auraient presque pu la signer, mais son rituel conserve des traces de catholicisme qui devaient soulever les protestations des consciences.

Ce fut surtout contre la prétention de la royauté à la suprématie dans l’Église que s’élevèrent les protestations de tous ceux pour qui la Réforme impliquait un retour au christianisme apostolique. Bien qu’Elisabeth eût formellement répudié pour elle-même le caractère sacerdotal que son père avait revendiqué, elle n’en restait pas moins le chef de l’Église d’Angleterre. Cette Église, nourrie et élevée dans les bras du pouvoir royal, dont les embrassements faillirent l’étouffer, resta donc une institution politique plus encore qu’une institution religieuse.

Ses ministres, appelés à remplacer, dans l’esprit du peuple, les superstitions romaines par la pure foi évangélique, étaient absolument insuffisants. Les mêmes hommes continuaient à avoir la direction des mêmes paroisses et passaient avec la plus grande facilité de la foi ancienne à la foi nouvelle, ou de la foi nouvelle à la foi ancienne, suivant les ordres qui leur venaient de la cour. Retombés dans le papisme avec Marie, ils revinrent au protestantisme avec Elisabeth ; il y en eut deux cents à peine sur neuf mille quatre cents qui préférèrent leurs convictions à leurs bénéfices. La plupart savaient peu de chose. La sécularisation des biens ecclésiastiques les avait réduits à une condition misérable. Plusieurs étaient obligés, d’après Southeyc, de se faire, pendant la semaine, tailleurs, menuisiers et même cabaretiers. « Ils gagnaient leur pain quotidien, dit Macaulay, en cultivant leur champ, en élevant des porcs, en chargeant des tombereaux de fumier, et tout leur travail ne les préservait pas toujours de l’ennui de voir vendre leur concordance et leur écritoire par voie de justice. C’était un beau jour dans leur vie que celui où ils étaient admis dans la cuisine d’une bonne maison et régalés de viande froide et de bière par les domestiquesd. »

cLife of Wesley, édit. de 1858, t. I, p. 195.

dHist. of Engl., I, 330.

La réforme anglaise eût été bien compromise si elle n’avait eu d’autres propagateurs que les membres de ce clergé officiel, qui s’étaient bornés à substituer l’anglais au latin dans leurs offices, parce que l’ordre leur en était venu d’en haut. Heureusement qu’à côté de la réforme officielle, qui fut l’œuvre de la royauté, il s’en produisit une autre, qui fut l’œuvre du peuple. Le puritanisme fut, pendant un siècle, une grande école de piété et de liberté, et il ne faut pas que ses exagérations et ses étroitesses nous fassent méconnaître la grandeur des services qu’il rendit au protestantisme. Sous la forme presbytérienne en Ecosse, sous la forme indépendante en Angleterre, il représenta un mouvement religieux d’une intensité extraordinaire et qui a laissé les traces les plus profondes dans l’histoire religieuse de ces pays. L’opposition acharnée que lui fit la royauté l’amena à descendre sur le terrain dangereux des luttes politiques, où il prit parti pour les droits du peuple contre le despotisme royal. Son triomphe politique éphémère avec Cromwell, et les vertus qu’il montra en face des persécutions de la restauration, ne le sauvèrent pas d’une décadence religieuse profonde.

Les agitations politiques du xviie siècle eurent donc un double résultat, également déplorable. En maintenant l’Église anglicane dans une situation d’absolue dépendance à l’égard de l’Etat, elles l’empêchèrent de conquérir la puissance religieuse qui lui avait manqué à l’origine. Et, en faisant du puritanisme un parti politique, elles tarirent presque en lui cette sève spirituelle qui l’avait distingué à ses débuts. Triste résultat des révolutions, qui semblent ne pouvoir fonder la liberté d’un peuple qu’en corrompant sa foi et ses mœurs !

Tous les historiens s’accordent à peindre sous les plus sombres couleurs l’état moral de l’Angleterre sous Guillaume, Anne et les deux premiers Georges (1688-1760). « Jamais, dit un écrivain moderne, un siècle ne s’est levé sur l’Angleterre chrétienne, aussi vide de foi que le siècle qui s’ouvre avec la reine Anne et qui atteint son apogée ténébreux sous le second Georges. Les puritains étaient enterrés, et les méthodistes n’étaient pas encore nés. Le monde avait l’air ennuyé et mécontent d’un viveur au lendemain d’une nuit d’orgie. Le règne de la bouffonnerie était passé, mais le règne de la foi et du zèle n’avait pas commencée. »

eNorth British Review, 1847.

La haute société anglaise n’était pas encore sortie de cette longue orgie où l’avaient plongée Charles II et ses courtisans. La famille royale donnait l’exemple du dérèglement des mœurs, et la noblesse l’imitait. Lord Chesterfield, dans ses lettres à son fils, l’instruisait dans l’art de la séduction comme dans l’une des branches de l’éducation d’un homme bien élevé. Le beau monde de Londres était aussi corrompu que celui de Versailles, mais il l’était avec brutalité et manquait de ce vernis que la politesse de la société française jetait sur ses désordres. « On voyait communément, dit Addison, un homme qui s’était enivré en bonne compagnie, ou qui avait passé sa nuit dans les orgies, s’en vanter le lendemain devant des femmes pour lesquelles il affichait le plus grand respect. »

Ce trait donne la mesure de la valeur morale des femmes qui toléraient et encourageaient de tels propos. Comment d’ailleurs eussent-elles mieux valu que les hommes, n’ayant reçu que la plus déplorable éducation au foyer domestique, qui ne ressemblait en rien au home anglais d’aujourd’hui, — ne connaissant en fait de religion qu’un culte sans vie, dont les représentants étaient en général peu recommandables, — et n’ayant à leur disposition, pour se cultiver l’âme, que des romans équivoques et des pièces de théâtre licencieuses.

S’il est vrai que la littérature d’une époque soit le reflet de ses mœurs, le théâtre de Wycherley, de Congreve, de Dryden lui-même, jette une triste lumière sur les générations qui l’applaudirent. Ces écrivains portent sur la scène des mœurs grossières, des situations équivoques et des détails obscènes sans paraître éprouver le moindre scrupule. La pudeur britannique, si caractéristique aujourd’hui, n’était pas encore née.

La vénalité des hommes politiques est l’un des scandales de l’histoire de l’Angleterre à cette époque. Le duc de Marlborough, Russell, Bolingbroke, Shrewsbury, Halifax ne se font pas scrupule de servir à la fois deux maîtres, les Stuarts et la maison de Hanovre, et de recevoir des deux mains. Robert Walpole, premier ministre pendant vingt ans, se vantait de savoir le prix de chaque conscience et dépensait des sommes énormes pour acheter les voix et pour s’assurer dans le Parlement des majorités imposantes.

La passion de l’argent faisait tourner toutes les têtes. On vit des pairs du royaume, des ministres, et le prince de Galles lui-même, s’enrichir dans des spéculations véreuses. Montesquieu, qui visita l’Angleterre à cette époque, pouvait dire : « L’argent est ici souverainement estimé, l’honneur et la vertu peu. » — « Les Anglais, disait-il encore, ne sont plus dignes de leur liberté. Ils la vendent au roi ; et, si le roi la leur redonnait, ils la lui vendraient encoref. »

f – Montesquieu, Notes sur l'Angleterre, Œuvres, édit. Lahure, t. II, p. 472, 473.

Il constatait en même temps l’absence de religion : « Point de religion en Angleterre ; quatre ou cinq de la Chambre des communes vont à la messe ou au sermon de la Chambre. Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. Un homme ayant dit de mon temps : Je crois cela comme article de foi, tout le inonde se mit à rire. » L’état religieux de l’Angleterre lui paraissait inférieur à celui de la France, qui pourtant était alors sous la régence : « Je passe en France, disait-il, pour avoir peu de religion, en Angleterre pour en avoir trop. »

L’historien Lecky constate qu’ « un scepticisme latent et une indifférence générale dominaient partout dans les classes cultivées. L’opinion courante était que le christianisme n’était pas vrai, mais qu’il fallait le maintenir comme essentiel à la société. La vieille religion semblait avoir perdu toute prise sur l’esprit des hommes, et souvent elle n’avait pas grande influence, même sur ses défenseursg. »

g – Lecky, History of England in the Eighteenth Century, t. II, p. 529.

L’incrédulité des classes cultivées de l’Angleterre eut, pendant plus d’un siècle, ses docteurs et ses philosophes, dont les uns voulaient remplacer le christianisme par la religion naturelle, tandis que les autres glissaient plus ou moins vers l’athéisme. Depuis Hobbes, théoricien du pouvoir absolu et sceptique en religion, jusqu’à Bolingbroke, chef incrédule du parti de la haute Église et ami de Voltaire, l’Angleterre vit se succéder toute une lignée d’écrivains de valeur inégale, qui attaquèrent avec vigueur la révélation chrétienne.

Le superficiel Toland combattit le christianisme par tous les moyens, multipliant ses livres et ses sophismes, et portant ses déclamations dans les cabarets aussi bien que dans les salons. L’élégant comte de Shaftesbury jeta par-dessus bord la révélation, tout en lui accordant d’ironiques hommages. Le peu scrupuleux Collins, avec des prétentions hypocrites à l’impartialité, travailla à ruiner les bases de la foi chrétienne, usant contre elle de toutes les armes, même des moins loyales. Le fanatique Woolston, dans ses Discours sur les miracles, qui se vendirent, dit-on, à trente mille exemplaires, prit violemment à partie l’histoire évangélique, dans laquelle il ne voyait que mythes et légendes, et fut le premier à porter ouvertement l’attaque sur le fait central de la résurrection du Christ. Avec Tindall, Morgan et Chubb, l’école incrédule anglaise baissa de ton et enveloppa prudemment ses négations dans une phraséologie d’une modération affectée. C’était le moment où s’accomplissait une grande révolution morale et religieuse. Le christianisme était défendu par de savants apologistes, tels que les évêques Sherlock, Butler, Warburton, Conybeare et, parmi les laïques, Gilbert West et lord Lyttleton, qui réfutaient victorieusement les écrivains incrédules, tandis que le réveil wesleyen leur opposait, sur le terrain pratique, une réfutation encore plus péremptoire.

Nous renvoyons, pour une étude complète sur les incrédules anglais du xviiie siècle, au bel ouvrage de M. le professeur Edouard Sayous, les Déistes anglais et le Christianisme, principalement depuis Toland jusqu’à Chubb, Paris, 1882. Cet ouvrage, puisé aux sources et fruit de grandes lectures, nous a été utile.

Il est vrai que, par une sorte de compensation, au moment où l’Angleterre cessait de prêter l’oreille à ses philosophes incrédules, la France leur faisait accueil, et Voltaire et les encyclopédistes allaient chercher des armes dans leurs écrits.

Les classes populaires de l’Angleterre au xviiie siècle étaient ignorantes, grossières et désordonnées. Les agitations politiques du siècle précédent leur avaient laissé un penchant très vif pour les émeutes. Elles prenaient parti, avec une égale violence, un jour pour les whigs et le lendemain pour les tories. Toutes les occasions leur étaient bonnes pour faire du bruit et jeter des pierres, et la police, se sentant impuissante devant ces manifestations, les laissait se produire. La populace avait deux haines toujours vivaces : celle des papistes et celle des dissidents.

A l’occasion du procès du docteur Sacheverell, poursuivi pour un sermon contre le gouvernement, il y eut, en 1710, une émeute formidable, et la populace témoigna de ses sympathies pour le docteur en brûlant et en saccageant plusieurs chapelles dissidentes. En 1780, autre insurrection, aux cris de : A bas les papistes ; l’émeute démolit les prisons, mit en liberté les criminels, et pendant trois jours régna dans la capitale, brûlant, pillant et massacrant. « Les tonneaux de gin défoncés faisaient des ruisseaux dans les rues. Enfants et femmes à genoux y buvaient jusqu’à en mourir. Les uns devenaient furieux, les autres s’affaissaient stupides, et l’incendie des maisons croulantes finissait par les brûler ou les engloutirh. » Le couronnement de Georges Ier fut célébré sur divers points de l’Angleterre par des démonstrations hostiles ; ici on buvait à la santé du prétendant, là on brûlait le roi en effigie, ailleurs on pillait quelques chapelles dissidentes, ailleurs encore on rouait de coups les passants qui refusaient de crier : « Vive le roi Jacques ! » Pendant ce temps, les partisans de la maison de Hanovre brûlaient en effigie le pape et le prétendant et se battaient avec les jacobites. Plus d’une fois, le sang arrosa les places publiques.

h – Taine, Hist. de la littérature anglaise, t. III, p. 287.

« Même lorsque les factions se reposaient, dit M. de Witt, la jeunesse turbulente et licencieuse qui vivait dans les cafés était une véritable peste publique. Insulter les honnêtes femmes, chercher querelle aux gens paisibles, coudoyer les passants et les faire descendre dans le ruisseau, tels étaient les plus innocents plaisirs des mauvais sujets qui, sous le nom de Mohocks, faisaient la terreur de Londres. La nuit, après avoir bien bu, ils se précipitaient dans les rues l’épée à la main, renversant et blessant ceux qui avaient le malheur de se trouver sur leur passage. Parvenaient-ils à mettre la main sur une femme, ils la renfermaient dans un tonneau et l’envoyaient rouler en bas d’une colline. Le soleil couché, on ne pouvait se promener avec sécurité dans Londres qu’à condition d’être bien escorté. Echappait-on aux Mohocks, on avait chance de tomber sur des brigands. Du 20 janvier au 10 février 1720, on compte dans les journaux une trentaine d’attaques à main armée, commises à Londres et dans les environsi. »

i – Cornélis de Witt, la Société française et la Société anglaise au dix-huitième siècle, page 190.

L’ivrognerie faisait des ravages effrayants dans les basses classes. « Le gin avait été inventé en 1684, et, un demi-siècle après, l’Angleterre en consommait sept millions de gallons. Les marchands, sur leurs enseignes, invitaient les gens à venir s’enivrer pour deux sous ; pour quatre sous, on avait de quoi tomber ivre-mort ; de plus, la paille gratis ; le marchand traînait ceux qui tombaient dans un cellier où ils pouvaient cuver leur eau-de-vie. On ne pouvait traverser les rues de Londres sans rencontrer des misérables, inertes, insensibles, gisant sur le pavé, et que la charité des passants pouvait seule empêcher d’être étouffés dans la boue ou écrasés sous les voituresj. » Une maison sur six dans Londres servait de cabaret en 1736. Le Parlement essaya vainement d’interdire la vente du genièvre ; un commerce clandestin s’organisa dans toutes les parties de l’Angleterre. La populace jeta à la rivière ceux qui dénonçaient ces fraudes, et elle sut, par son attitude menaçante, forcer la Chambre à retirer sa loi.

j – Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. III, p. 256.

Les habitants des campagnes, s’ils étaient moins démoralisés, étaient dans un état voisin de la barbarie. Les populations des districts houillers, si intéressantes de nos jours, étaient à peu près sauvages. Partout régnaient l’intempérance et l’immoralité. Plusieurs des superstitions du catholicisme persistaient, deux siècles après la Réforme. Les paysans du Devonshire faisaient encore réciter à leurs enfants certaines invocations aux saints. Dans le pays de Galles, les mœurs conservaient sur bien des points l’empreinte de l’époque druidique. La crédulité populaire continuait à considérer les vieilles maisons comme hantées par des esprits ; les sorciers, les diseurs de bonne aventure, les charlatans de toute espèce pratiquaient au grand jour leurs industries lucratives. Il va sans dire que peu de personnes savaient lire, et, quant à savoir écrire, c’était un luxe de grand seigneur. Ajoutons, pour être juste, que les populations rurales de toute l’Europe n’étaient pas plus avancées à cette époque.

C’est ce peuple, abaissé jusqu’à l’abrutissement dans les basses classes, corrompu jusqu’au cynisme dans les classes élevées, que le méthodisme allait tenter de transformer. Le pays semblait arrivé à cette limite extrême de la dégradation, où une nation n’a plus qu’à mourir, à moins qu’elle ne consente à naître à une vie nouvelle. L’état moral que nous venons de décrire ne justifie que trop l’assertion d’un écrivain, anglican lui-même, qui affirme que l’Angleterre était tombée, lorsque Wesley parut, dans un véritable paganismek, et cette autre assertion d’un historien indépendant qui croit qu’elle ne le cédait en rien pour la corruption au Bas-Empire ou à la vieille monarchie françaisel.

k – Isaac Taylor, Wesley and Methodism.

l – W. Massey, Hist. of England during the reign of Georges III.

Que faisait la partie saine de la nation pour porter remède à de si grandes misères morales ? Pour répondre à cette question, nous indiquerons d’abord les quelques tentatives qui se produisirent, immédiatement avant l’apparition du réveil méthodiste.

La littérature de l’époque fut généralement complice des défaillances morales de la nation. Une réaction intéressante se produisit toutefois dans ce domaine, et quelques hommes de talent, Steele, Addison, Berkeley, Johnson, tentèrent d’opposer une digue au débordement des mœurs. Dans des écrits périodiques d’une forme vive et satirique, ils attaquèrent les travers et les vices de leur époque, avec une franchise qui les honore. Ces pamphlets eurent un succès immense, et c’est encore à ces pages qu’il faut revenir pour avoir une peinture sincère du temps. Les Essayists, comme on les appela, firent une œuvre excellente, mais superficielle ; en rendant le vice ridicule, ils l’obligèrent à la pudeur, mais ils ne le corrigèrent pas.

Il ne se faisait presque rien pour l’éducation du peuple. En 1715, il n’existait dans tout le royaume que 1 193 écoles primaires, contenant 26 920 élèves. La seule Église wesleyenne reçoit aujourd’hui quatre fois plus d’élèves dans ses écoles en Angleterre.

Pendant les dernières années du dix-septième siècle, quelques membres influents de l’Église anglicane fondèrent une Société pour la réforme des mœurs. La reine Marie accorda son patronage à cette association et ordonna que les lois anciennes pour la suppression des vices scandaleux fussent remises en vigueur. La Société fit fermer à Londres des centaines de lieux de débauche et fit condamner à l’amende, à la prison ou à la flagellation un grand nombre de joueurs, de blasphémateurs, d’ivrognes ou de débauchés. Ces répressions sévères contraignirent le vice, qui jusque-là marchait le front haut, à se cacher ; mais elles furent impuissantes à corriger les mœurs. Si elles atteignaient d’ailleurs les coupables vulgaires, elles épargnaient en général les coupables de haute volée. De Foe compare spirituellement ces lois sur les mœurs aux toiles d’araignée qui prennent les petites mouches et laissent échapper les grosses. Toutefois c’était un heureux indice que ce réveil de la conscience publique, protestant avec énergie contre l’abaissement des mœurs, dont la restauration des Stuarts avait été le signal.

La Société pour la réforme des mœurs fournit une carrière d’une quarantaine d’années ; lorsque le méthodisme parut, elle n’existait plus guère, qu’à l’état de souvenir. Le mouvement méthodiste parait avoir contribué à la ressusciter. John Wesley prêcha devant elle en 1763, comme son père l’avait fait en 1698 ; mais il eut la douleur, en 1766, d’être témoin de sa dissolution définitive.

Une œuvre étroitement associée à celle-là et qui la précéda même de quelques années, ce fut l’organisation de petites sociétés religieuses, fondées par trois pasteurs pieux de l’Église anglicane, Horneck, Smithies et Beveridge. Un grand nombre de jeunes gens s’étant convertis par leur moyen, ils leur conseillèrent « de se réunir une fois par semaine et de s’adonner à de bons entretiens, de façon à s’édifier les uns les autres. » C’est ce qu’ils firent, et de plus ils se cotisèrent pour accomplir en commun quelques œuvres de charité. Ils visitaient les malades et les prisonniers, et s’occupaient des enfants ; on assure que, par leurs efforts persévérants, une centaine d’écoles furent fondées dans Londres et dans sa banlieue. Pendant quelque temps, ces associations formèrent des foyers assez intenses de vie religieuse, bien que leur action au dehors se renfermât dans des bornes trop étroites. Elles auraient pu peut-être avancer d’un demi-siècle le réveil religieux de l’Angleterre, si elles avaient eu un caractère plus entreprenant. Par malheur, elles s’interdisaient presque complètement l’évangélisation proprement dite, de crainte d’empiéter sur les droits du clergé. Wesley les trouva à peu près dissoutes. S’il s’empara de l’idée féconde de Horneck et de ses amis, ce fut pour la développer et lui faire porter tous ses fruits.

Les règles de ces sociétés portaient que tous les membres devaient se rattacher à l’Église établie ; qu’ils devaient se réunir une fois par semaine pour s’encourager réciproquement ; que toute discussion politique ou autre serait soigneusement évitée ; que chaque membre s’imposerait une cotisation hebdomadaire, en vue d’objets charitables ; que ceux qui s’absenteraient pendant quatre réunions consécutives, sans motifs légitimes, seraient considérés comme démissionnaires ; que nul ne serait reçu membre sans qu’une enquête sérieuse fût faite concernant ses motifs et sa conduite ; et enfin que tous les membres prieraient plusieurs fois par jour, jeûneraient et participeraient à la cène au moins une fois par mois, et se souviendraient de la société dans leurs dévotions privées.

Si ces sociétés religieuses ne produisirent pas un réveil général, elles surent lui préparer les voies. Il aurait fallu que le clergé anglican encourageât et développât cet intéressant mouvement. Malheureusement, il n’était guère en état de le faire, comme le prouvera un rapide coup d’œil jeté sur sa situation religieuse.

Assurément, ce clergé s’était bien policé depuis le temps où, d’après Macaulay, ses membres n’étaient guère au-dessus des domestiques de bonne maison. Réintégré dans ses bénéfices et richement doté, il avait vu ses cadres se remplir, et l’élite de la jeunesse anglaise solliciter des postes où l’attendaient la fortune et les honneurs. Mais, si sa condition matérielle s’élevait, sa condition religieuse et morale n’avait pas suivi la même progression. Ne craignant rien d’une discipline tombée en désuétude, les ecclésiastiques s’abandonnaient à leurs penchants ; et les paroisses étaient trop heureuses quand, à la mondanité, ils n’ajoutaient pas la licence des mœurs. Les témoignages contemporains leur sont peu favorables. Voltaire, qui visita l’Angleterre en 1726, trouvait que le clergé anglican avait, tout compté, des mœurs meilleures que le clergé français, et qu’auprès d’un abbé parisien « un théologien anglican était un Caton ». Mais ailleurs il ajoute ce qui suit : « Les prêtres anglicans vont quelquefois au cabaret, parce que l’usage le leur permet, et s’ils s’enivrent, c’est sérieusement et sans scandalem. » Un jour que l’évêque de Londres adressait des reproches à un ministre que l’on accusait de s’enivrer quelquefois, celui-ci s’excusa en alléguant que cela ne lui arrivait jamais lorsqu’il était de service.

m – Voltaire, Lettres anglaises, t. XXIV des Œuvres, p. 25.

Dans les rangs du clergé anglican, il y eut à cette époque un grand nombre d’esprits distingués qui se livraient à la culture des lettres. Ces pasteurs, pamphlétaires, romanciers ou poètes qui, comme Sterne ou Swift, employaient leurs talents à composer des œuvres légères, n’avaient guère souci de porter remède à la maladie morale de la nation. On se demande de quelle nature pouvait être la prédication que donnait le dimanche à ses paroissiens l’homme qui, pendant la semaine, avait écrit Gulliver ou Tristram Shandy.

Cette déchéance du clergé n’était pas partout aussi profonden. La création des sociétés religieuses, que nous avons racontée, prouve suffisamment l’existence de pasteurs pieux et dévoués. Mais ils étaient rares. La plupart se contentaient de soupirer en silence, trop timides pour prendre l’initiative d’une réforme. Cette minorité, d’ailleurs, craignait trop de se compromettre pour applaudir aux généreuses imprudences des jeunes réformateurs qui essayèrent vainement de l’entraîner.

n – John Stoughton, Religion in England under Queen Anne and the Georges, 1878, t. 1, chap. IV. Southey, Life of Wesley, t. 1, p.201.

La science et la distinction ne faisaient pas défaut au clergé anglican du xviiie siècle, qui comptait dans ses rangs des théologiens tels que William Sherlock, Daniel Waterland, l’évêque Butler et le doyen Prideaux. Ce qui lui manquait, c’était l’intelligence des besoins religieux du peuple ; c’était surtout cette foi vivante qui ébranle les âmes.

Les sermons n’étaient le plus souvent que de maigres dissertations de morale, lues d’un ton froid et endormant. Quelques prédicateurs, dans les villes surtout, poursuivaient une célébrité éphémère en servant le public selon ses goûts, et délayaient en phrases sentimentales les thèmes faciles de la religion naturelle. D’autres, tels que le docteur Samuel Clarke et William Whiston, prêchaient l’arianisme, et attiraient l’attention de Voltaire qui disait d’eux : « Le parti d’Arius prend très mal son temps de reparaître dans un âge où tout le monde est rassasié de disputes et de sectes. »

La prédication orthodoxe, même dans ses meilleurs représentants, les évêques Burnet, Atterbury, Blackall, Bentley, Waterland, manquait trop de sève évangélique. Les doctrines vitales de l’Évangile n’étaient pas à la base de leur enseignement qui, par suite, avait cessé d’être populaire et incisif.

Cette décadence de l’Église établie frappait depuis longtemps les esprits sérieux et leur causait de vives inquiétudes. Le pieux archevêque Leighton disait, dans son énergique langage, que « l’Église n’était plus qu’un squelette sans âme ». On a souvent cité les éloquentes lamentations de l’évêque Burnet : « Je suis dans ma soixante-dixième année, s’écrie-t-il, et, avant de mourir, je veux parler en toute franchise. C’est avec la plus vive souffrance que j’entrevois la ruine imminente qui menace l’Église. » Il parle ensuite de l’ignorance du clergé, de la légèreté avec laquelle il met de côté l’Écriture, et de la tendance générale à se jeter dans les partis politiques et à négliger la cure d’âmes. L’archevêque Secker et les évêques Gibson et Butler portent un jugement tout aussi sévère sur l’Église et sur le clergé de leur temps.

Les non-conformistes avaient été préservés d’une décadence aussi profonde par leur principe même et par la vigoureuse sève de piété qu’ils avaient conservée. Ce n’étaient pas des Églises mortes que celles qui comptaient dans leur sein des hommes tels qu’Isaac Watts, le célèbre hymnographe ; Nathanaël Lardner, l’apologiste distingué ; Philippe Doddridge, l’auteur de livres de piété pleins d’onction ; Matthieu Henry, l’éminent commentateur, et des prédicateurs tels que Edmund Calamy, James Foster et Samuel Chandler.

Malheureusement, les préoccupations de la lutte, souvent politique, contre l’Église anglicane, ajoutées à d’interminables querelles intérieures, réussirent trop à faire oublier à ces Églises le travail de l’évangélisation extérieure, et elles offrirent souvent au monde le spectacle peu édifiant des dissensions et des déchirements. « Un esprit d’indifférence à l’égard des masses populaires, dit le Dr Stoughton, infectait ces Églises, même les plus respectableso. »

oReligion in England, t. I, chap. VII.

Malgré leur apparent attachement aux doctrines du calvinisme strict, les dissidents n’avaient pas su se préserver de l’arianisme, qui eut des adeptes jusque dans ces chaires qui semblaient si bien gardées. Le déclin de la vie religieuse chez les non-conformistes inspirait à leurs chefs des aveux analogues à ceux que nous avons mentionnés dans l’Église établie. Le docteur Guyse dit : « La religion de la nature est devenue la plus chère préoccupation des hommes de ce siècle, et la religion de Jésus-Christ n’est estimée qu’autant qu’on peut la faire accorder avec cette religion-là. On repousse et on méprise tout ce qui est uniquement chrétien, et tout ce qui est particulier à Jésus-Christ. » Il nous serait facile de trouver chez Isaac Watts, Abraham Taylor, John Hurrion des témoignages analogues.

L’état moral et religieux de la Grande-Bretagne nécessitait, on le voit, une seconde Réforme. Quelques hommes clairvoyants avaient le pressentiment qu’elle se préparait. Voltaire, lui, ne s’en doutait pas et disait : « On est si tiède à présent sur tout cela, qu’il n’y a plus guère de fortune à faire pour une religion nouvelle ou renouveléep. » Les évènements s’apprêtaient à lui donner un éclatant démenti ; car, au moment même où, parcourant l’Angleterre, il annonçait le déclin du christianisme et prédisait son impuissance, quelques étudiants pieux, parmi lesquels était Wesley, organisaient à Oxford une petite association qui allait être le berceau, sinon d’une « religion nouvelle », au moins d’une « religion renouvelée ».

p – Voltaire, Lettres anglaises, t. XXIV, p. 32.

Remarquable coïncidence ! ces deux hommes, qui devaient agir sur leur siècle plus qu’aucuns de leurs contemporains, foulaient au même moment le sol de l’Angleterreq, et, dans le spectacle de cette grande nation rongée par le scepticisme et par le matérialisme, puisaient des résolutions bien contraires. L’un, prenant la licence des esprits pour une liberté enviable, se promettait d’importer en France les principes et les méthodes de l’incrédulité anglaise ; l’autre, au contraire, douloureusement ému des misères de sa patrie, se promettait de travailler à son relèvement par l’Évangile. Ceux qui virent passer alors dans la société anglaise le jeune exilé parisien à la verve mordante et le jeune étudiant d’Oxford au maintien grave, ne se doutèrent pas qu’ils avaient devant eux deux hommes qui allaient ébranler leur siècle, quoique en sens inverse, et dont l’œuvre si opposée devait avoir un retentissement universel. Pour nous, qui jugeons leur œuvre respective par ses conséquences, nous n’hésitons pas à préférer infiniment celle du missionnaire à celle du philosophe : l’un a travaillé à ramener les âmes à Dieu, l’autre à les en éloigner ; l’un a travaillé avec Dieu, l’autre contre Dieu. Et, tandis que chaque jour révèle mieux le caractère funeste de l’œuvre de Voltaire, chaque jour aussi montre mieux l’excellence de celle de Wesley.

q – Le séjour que Voltaire fît en Angleterre commença en 1726 et dura trois ans ; il coïncide exactement avec les débuts du mouvement méthodiste à Oxford.

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