John Wesley, sa vie et son œuvre

2.
Les débuts de l’œuvre
(1738-1744)

2.1 Naissance du mouvement (1738-1739)

Les Sociétés de Londres. — Wesley prêche dans les églises. — On lui ferme les chaires. — Wesley au milieu des prisonniers. — Commencement de 1739. — Whitefield prêche en plein air à Kingswood, puis à Bristol. — Wesley suit son exemple. — Wesley à Bristol. — Il organise ses premières sociétés. — Il construit une chapelle à Bristol. — Chapelle de la Fonderie à Londres. — L’école et l’œuvre de Kingswood. — Description des assemblées en plein air. — Scènes d’itinérance. — Conversions remarquables. — Manifestations physiques qui les accompagnent. — Réflexions sur ces phénomènes. — Attitude de Samuel Wesley. — Wesley prêche en plein air à Londres. — Opposition du clergé. — Charles Wesley devant l’archevêque de Cantorbéry. — John Wesley devant l’évêque de Bristol. — Il refuse de se charger d’une paroisse. — Extension du réveil. — Le pays de Galles et Howel Harris. — Réveils simultanés. — Premiers prédicateurs laïques. — John Cennick. — Etat des choses à la fin de 1739.

Wesley revenait d’Allemagne, en septembre 1738, l’âme remplie du désir de consacrer sa vie à Dieu ; mais il ignorait dans quelle voie il allait être appelé à marcher. Il n’avait, à cet égard, aucun plan préconçu. Plein de foi en la Providence, il allait attendre d’elle, à chaque instant, l’indication de la ligne de conduite à suivre, sans plus de souci de l’œuvre de demain que du pain de demain, et comptant sur Dieu pour dispenser aussi libéralement l’un que l’autre.

Il se mit à l’œuvre aussitôt avec ardeur, dans l’humble milieu où il avait trouvé une famille spirituelle. Il existait encore à Londres quelques-unes des petites associations religieuses fondées par Horneck et ses amis, bien que le plus grand nombre se fussent désorganisées, par suite de la décadence religieuse du temps ; celles qui s’étaient maintenues avaient été récemment ravivées par les Moraves. Ces petits foyers de vie religieuse devaient nécessairement attirer Wesley, à ce moment où il était surtout avide de progrès spirituels et de communion fraternelle. Tout en demeurant très attaché à l’Église anglicane, il se sentait bien plus en communion d’esprit avec la société morave de Londres qu’avec le clergé officiel, qui ne dissimulait pas son dédain pour ce qu’il appelait des « conventicules. » Son frère et lui en devinrent des membres actifs, et il se passa à peine un jour sans qu’ils y prissent la parole.

Cinq semaines après son retour d’Allemagne, Wesley et son frère firent visite au Dr Edmond Gibson, évêque de Londres, et lui demandèrent si les sociétés religieuses tombaient sous le coup de la loi relative aux conventicules. « Je ne le pense pas, répondit l’évêque, mais je n’affirme rien », et il leur recommanda d’étudier eux-mêmes la législation sur le sujet. Ils avaient mieux à faire que cela.

Mais Wesley ne pouvait renfermer son zèle dans l’enceinte de ces « sociétés ». Une vocation irrésistible l’attirait vers le peuple ignorant et corrompu dont personne ne s’occupait. Ce peuple-là ne mettait guère le pied dans les églises, et pour l’atteindre Wesley devait en sortir. Il eût bien longtemps hésité à le faire, si l’Église anglicane ne l’y eût contraint en lui fermant ses chaires. Il prêcha à diverses reprises dans les églises de Londres et de la province, comme l’ordination épiscopale qu’il avait reçue lui en donnait le droit. Sa prédication, rompant avec le sermon conventionnel de morale, abordait directement la grande doctrine évangélique de la justification par la foi, et la présentait aux âmes avec cette puissante conviction que communique à la parole une expérience personnelle du salut. C’était chose nouvelle, en ces jours-là, et cela fit scandale. On cria à la nouveauté et à l’hérésie, et on menaça de lui fermer les chaires s’il persistait à annoncer des doctrines nouvelles. C’est là la vieille accusation que les époques de relâchement ont toujours adressée à ceux qui ont voulu faire revivre l’antique foi ; elle n’effraya pas Wesley. Lui si docile et si dévoué à l’Église lorsqu’il s’agissait de discipline, et à qui le seul nom de dissidence faisait horreura, il refusa de se soumettre, et, de l’Église dégénérée, il en appela hardiment à celle des Cranmer et des Latimer, à celle qui avait écrit les trente-neuf articles. « Les doctrines que je prêche, s’écrie-t-il, sont celles de l’Église anglicane ; ce sont véritablement les doctrines fondamentales de l’Église. Je suis parfaitement d’accord avec les pasteurs qui y adhèrent ; mais je me sépare complètement de ceux qui s’en écartent. »

a – Il était encore si entaché de ses préjugés ecclésiastiques qu’il rebaptisait les dissidents, ce que l’évêque de Londres lui-même trouvait excessif.

L’une après l’autre se fermèrent devant Wesley les chaires officielles dans lesquelles il avait prêché. Pendant toute l’année 1739, quatre églises de Londres seulement et quatre de la province lui furent ouvertes. Le ministre d’une Église lui avait offert sa chaire. Comme il se mettait en route pour se rendre à cette invitation, il reçut un contre-ordre. Son collègue lui faisait dire peu poliment que, ayant appris qu’il était fou, il retirait son offre. Un jour, il devait prêcher deux fois dans une église, et il annonça au service du matin qu’il terminerait son sujet l’après-midi ; mais le pasteur, que cette première prédication avait troublé, intervint pour empêcher la seconde. « Bonne leçon, dit Wesley, qui me rappellera que je dois à chaque occasion déclarer tout le conseil de Dieu. »

Expulsé des sanctuaires de l’Église, Wesley ne ralentit point son activité. Son journal nous le montre rempli déjà de cette sainte passion du salut des âmes, qui fut bien la passion dominante de sa vie. Il visitait régulièrement les prisonniers de Newgate et leur annonçait l’Évangile. Dans cette œuvre modeste, le succès vint quelquefois récompenser ses efforts. En novembre 1738, nous le trouvons sur la charrette, à côté d’un condamné qu’on menait au supplice, et qui, converti par son moyen, avait désiré être assisté par lui à ses derniers moments. « Comment vous trouvez-vous maintenant ? lui demanda Wesley, quand l’heure suprême fut arrivée. — Je sens une paix que je n’aurais pas crue possible, répondit le condamné, et je sais que c’est la paix de Dieu, qui surpasse tout entendement. » Du haut de l’échafaud, Charles Wesley, qui accompagnait son frère, adressa à la foule quelques paroles d’exhortation, et celui-ci écrivit dans son journal, au soir de cette journée : « O Seigneur, Dieu de mes pères, accepte-moi, même parmi ces publicains et ces pécheurs, et ne me rejette pas du milieu de tes enfantsb ! »

bJournal, 8 novembre 1738.

Ce fut dans l’accomplissement de ces humbles travaux d’évangélisation que s’acheva pour Wesley l’année 1738. A ce moment, les principaux membres de la société d’étudiants d’Oxford se trouvaient réunis à Londres ; Charles Wesley secondait activement son frère et méritait, lui aussi, par sa fidélité, d’être éloigné des chaires officielles ; Whitefield, qui arrivait d’Amérique, où il avait continué l’œuvre des frères Wesley avec plus de succès qu’eux, ne trouva pas un meilleur accueil que ses amis auprès des ministres de l’Église anglicane.

Le premier jour de 1739, les deux Wesley, Whitefield, Ingham, Hall et Kinchin se trouvaient réunis avec la petite société morave de Fetter-Lane, et commencèrent par des prières communes cette année nouvelle, qui devait être décisive pour le Réveil. Cette réunion fut « une vraie Pentecôte », au dire de Whitefield. Cinq jours après, ils se réunirent de nouveau pour conférer ensemble au sujet de ce qu’il y avait à faire dans les graves circonstances où ils se trouvaient. Ils consacrèrent la journée au jeûne et à la prière, et, en se séparant, ils emportèrent, dit Whitefield, « la conviction inébranlable que Dieu était sur le point de faire de grandes choses au milieu d’eux. »

Il manquait encore au combat qui allait se livrer son champ de bataille. La prédication en plein air devait être cette arène, et c’est à Whitefield que revient l’honneur de l’avoir inaugurée. Lui qui, l’année précédente, avait entraîné les foules dans les églises, il dut subir le même traitement que ses amis ; en trois jours, cinq chaires lui furent fermées. En face de l’opposition grandissante, ce vaillant jeune homme de vingt-cinq ans n’hésita pas longtemps ; il se décida à prêcher en plein air. L’occasion de réaliser son dessein ne tarda pas à s’offrir à lui.

A peu de distance de Bristol se trouve une localité nommée Kingswood, habitée uniquement, à cette époque, par des mineurs occupés à exploiter les mines de charbon du pays. Ces pauvres gens étaient à peine civilisés ; ils n’avaient ni pasteur ni église, et nul ne s’occupait de leurs intérêts spirituels. Il n’existait non plus aucune école dans la contrée, et ils croupissaient dans l’ignorance la plus abjecte. Leur brutalité était proverbiale, et tout récemment encore ils s’étaient portés à toutes sortes de violences dans une émeute qu’il avait fallu réprimer par la force. Dans une visite que Whitefield fit à Bristol, il apprit que certaines gens disaient de lui : « Puisqu’il a-si fort envie de convertir les païens, que ne va-t-il à Kingswood ? » Se voyant, à Bristol comme ailleurs, les mains liées par le mauvais vouloir du clergé officiel, il se décida à relever le défi. Un soir, le bruit de son arrivée se répandit dans la contrée de Kingswood, et bientôt il fut entouré par deux cents mineurs environ, auxquels il annonça l’Évangile du haut d’un monticule. C’était le samedi, 17 février 1739, date mémorable dans l’histoire du Réveil anglais ; car, ce jour-là, il se donna le champ de bataille sur lequel il devait remporter de grandes et nombreuses victoires. Encouragé par le succès de ce premier essai, Whitefield continua à Kingswood ses prédications en plein air. A sa deuxième visite, il eut deux mille auditeurs, de quatre à cinq mille à la troisième, et ces chiffres s’élevèrent bientôt à dix, quinze et vingt mille. Rien n’était émouvant comme le spectacle de ces foules attentives, écoutant avec étonnement le grand prédicateur, et plus d’une fois, pendant qu’il parlait, les larmes silencieuses qui coulaient des yeux des pauvres mineurs, en laissant un sillon sur leurs joues noircies, vinrent attester que sa parole trouvait un écho dans les cœurs. De nombreuses conversions ne tardèrent pas en effet à récompenser les efforts du jeune missionnaire.

Bientôt après, Whitefield prêcha à Bristol même, dans un jardin public, et le succès le plus complet couronna cette tentative. Mais il avait hâte de parcourir encore quelques parties de l’Angleterre, avant de retourner en Amérique, où l’appelaient des devoirs urgents. Ne voulant pas cependant laisser sans pasteur ses nouveaux convertis, il écrivit à son ami Wesley pour le prier de venir continuer son œuvre. Celui-ci, après quelques hésitations, se décida à répondre à cet appel et quitta Londres. Arrivé à Bristol, il se demanda s’il devait suivre l’exemple de son ami et prêcher, lui aussi, en plein air. « Je ne pouvais pas, dit-il, me faire d’abord à cette étrange idée de prêcher en plein air, ayant été jusqu’alors attaché avec une si grande ténacité au décorum et à l’ordre, que le salut d’une âme m’aurait semblé un péché, accompli ailleurs qu’à l’églisec. » Son hésitation ne pouvait pas cependant durer longtemps ; la voix de sa vocation était plus forte que celle de ses préjugés, et, dès le 2 avril de cette même année, il prêcha à trois mille personnes dans une prairie voisine de Bristol.

cJournal de Wesley, 29 mars 1739.

A partir de ce moment, le Réveil du dix-huitième siècle avait trouvé sa voie, celle où Dieu lui réservait de magnifiques succès. En quittant la chaire officielle pour se faire une tribune de la borne de la rue, la prédication chrétienne allait perdre ce qu’elle avait de faux et d’apprêté ; elle allait parler au peuple la langue du peuple.

Appelé à continuer à Bristol l’œuvre de son ami, Wesley s’y mit avec toute son ardeur, et il sut la compléter en rapprochant dans le faisceau d’une organisation fort simple les quelques personnes déjà réveillées. Il forma de petites sociétés sur le modèle de celles de Londres. Ce furent les premières qu’il organisa directement lui-même, et on peut les considérer comme le point de départ des classes méthodistes, bien qu’elles ne portassent pas encore ce nom. Voici en quels termes Wesley en parle dans son journal, à la date du 4 avril 1739 : « Ce soir, trois femmes ont pris la résolution de se réunir toutes les semaines, dans le même but que les amis de Londres, c’est-à-dire pour se confesser leurs fautes les unes aux autres et pour prier les unes pour les autres. Personne ne prétendra que ce moyen de grâce ne soit pas, au moins dans son essence, commandé par Dieu, à moins qu’il n’affirme avec Luther que l’épître de saint Jacques est une épître de paille. »

A peine formée, la société de Bristol prit un développement si rapide que Wesley se décida à lui construire un lieu de culte. Le 12 mai 1739, il posa solennellement, « avec la voix de la louange et de la reconnaissance, » la première pierre du modeste édifice qui fut la première chapelle méthodiste élevée dans le monde. Ses amis de Bristol lui apportèrent quelques petites souscriptions, et il prit vaillamment sur lui-même la responsabilité de l’entreprise. « Je n’ai pas d’argent, il est vrai, écrit-il dans son journal, et à vues humaines je n’ai pas la perspective d’en trouver ; mais je sais que la terre est au Seigneur avec « tout ce qu’elle contient ; et en son nom je me mets à l’œuvre sans la moindre crainted. »

dJournal, 12 mai 1739.

Vers la fin de cette même année, il acheta, pour l’usage de la société de Londres, un local en ruines qui avait servi de fonderie de canons et qui était voisin de la place de Moorfields, où il prêchait en plein air. Il le fit réparer, y fit construire des galeries, et ce modeste édifice devint, pour un grand nombre d’années, le lieu de culte des méthodistes de la capitale. Wesley s’occupa activement aussi des mineurs de Kingswood. Avant de partir, Whitefield avait pu poser la première pierre d’une salle d’école ; Wesley en surveilla l’érection et, lorsqu’elle fut achevée, y installa un maître, John Cennick. C’était donner une excellente base à cette œuvre d’évangélisation, qui continuait à prospérer. Cette population de mineurs acceptait joyeusement l’Évangile, qu’elle n’avait pas connu jusqu’alors, et Kingswood ne tarda pas à changer de face. Ce ne fut plus, comme autrefois, un repaire de débauche et d’ivrognerie ; les querelles et les luttes y firent place à l’harmonie et à la paix ; les chants religieux y remplacèrent les chansons profanes, et la prière y succéda aux blasphèmes.

A la suite des prédications de Whitefield et de Wesley, des besoins nouveaux se manifestèrent parmi ces mineurs convertis. Désireux de participer à la Cène, ils se portèrent en si grand nombre dans les églises de Bristol que les pasteurs officiels, peu accoutumés à de pareilles manifestations de sentiments religieux et effrayés du surcroît de travail qu’elles leur occasionnaient, les repoussèrent de la table sainte, sous prétexte qu’ils ne relevaient pas de leur paroisse. Ainsi délaissés par leurs conducteurs officiels, les mineurs s’attachèrent toujours plus aux missionnaires zélés qui les avaient arrachés à leur sommeil spirituel.

Wesley étendit aussi son activité pastorale aux villes et aux villages des environs de Bristol, prêchant déjà en moyenne trois fois par jour dans des localités assez éloignées les unes des autres. On calcule que, dans les neuf derniers mois de 1739, il prêcha cinq cents fois, et sur ce nombre huit ou dix fois seulement dans des églises. Grâce aux facilités nouvelles que lui donnait la prédication en plein air, il n’avait plus à se renfermer dans les limites étroites d’une paroisse ou dans le cercle plus étroit encore du bon plaisir des ministres qui lui eussent cédé leur chaire. Dès lors, sa prédication produisait des résultats étonnants. Des foules immenses accouraient dans les lieux publics où il prêchait ; la pluie et le vent ne réussissaient pas à les disperser. A Blackheath, il prêcha à douze mille personnes, à Gloucester à sept mille. Mais c’était surtout à Londres que les auditoires atteignaient des chiffres élevés ; à Moorfields et à Kennington Common, il avait jusqu’à vingt mille auditeurs. Ces assemblées, réunies en plein air pour entendre Wesley et ses amis, « étaient composées, dit James Hutton, de gens de tout genre, qui ne possédaient pas la moindre notion de ce qu’on appelle ordre et convenances. A certains moments, ils criaient hourrah ! à pleins poumons. Puis il y en avait qui fondaient en larmes au sujet de leurs péchés ; il y en avait d’autres qui riaient, et d’autres qui criaient : Alléluia ! Il y avait là un tel mélange confus de bien et de mal, que les prédicateurs y auraient perdu la tête, s’ils n’avaient crié à Dieu pour son secours. Dans ces réunions venaient des voleurs, des femmes perdues, des moqueurs, en un mot des gens de toutes sortes ; il s’y trouvait aussi parfois des gens distingués par la naissance ou l’éducation ; mais on y voyait surtout le pauvre peuple qui n’entrait jamais dans un lieu de culte. Les gens accouraient en foule, et un grand nombre y devenaient pieux et honnêtese. »

e – Hutton, Memoirs, p. 42.

Les dispositions des auditeurs de Wesley étaient en général bienveillantes, à ces premiers jours du réveil ; plus d’une fois même, le peuple lui témoigna sa reconnaissance en prenant sa défense contre ceux qui essayaient d’interrompre ses prédications. Un jour que deux hommes s’étaient avisés de chanter une chanson pour troubler un culte que Wesley présidait en plein air, il se borna à indiquer un psaume que l’assemblée chanta avec tant d’entrain qu’elle couvrit la voix des malencontreux interrupteurs. A Bath, un certain personnage, très connu par ses désordres et par son amour de la bonne chère, essaya aussi d’embarrasser le prédicateur, en lui faisant subir une sorte d’interrogatoire public. « Je voudrais bien savoir, s’écriait-il d’un ton indigné, ce que tout ce monde vient faire ici. — Laissez une vieille femme lui répondre, cria une voix du milieu de l’assemblée. Vous, monsieur Nash, vous prenez grand soin de votre corps ; permettez que nous fassions la même chose pour notre âme. » Le coup portait juste, et le pauvre homme eut la bouche fermée et jugea prudent de s’esquiverf.

fJournal, 5 juin 1739.

Wesley aspirait à quelque chose de mieux qu’un succès d’enthousiasme qui devait être éphémère. Dès ces premiers jours de sa mission, il eut la joie de voir de nombreuses conversions. Ce qui nous frappe dans les récits de conversions qui remplissent son journal, c’est qu’elles se produisirent habituellement d’une manière subite ; ce furent souvent de vrais coups de foudre, et l’on ne peut les comparer qu’aux faits analogues des temps apostoliques. Ces transformations intérieures étaient quelquefois accompagnées d’une prostration physique extrême et d’une sorte d’agonie de l’être tout entier. On vit des hommes en parfaite santé qui, venus par curiosité à l’un des services de Wesley, étaient convaincus de péché par la parole du prédicateur et tombaient sur le sol dans un état de mortel abattement et en poussant des cris de détresse. Cette angoisse, à la fois physique et morale, durait quelques heures, parfois quelques jours, puis en un moment une joie profonde succédait à cette agitation.

A Londres même, peu après son retour d’Allemagne, la prédication de Wesley produisit de tels effets. Un jour qu’il prêchait au milieu de l’une des sociétés, une dame se mit à pousser des cris d’angoisse. Il dut s’interrompre pour s’informer de la cause de ses sanglots. Elle lui raconta que, depuis trois ans, elle était sans cesse poursuivie par le sentiment de ses péchés, que son mari, ne comprenant rien à sa tristesse, avait consulté un ministre, puis un médecin, qui n’avaient pas plus compris son état l’un que l’autre, et qu’enfin la prédication qu’elle venait d’entendre lui avait montré le chemin du salut. Wesley pria avec elle, et elle ne tarda pas à trouver la paixg.

gJournal, 21 janvier 1739.

Un autre jour, il se rencontra avec une de ces personnes, si nombreuses dans ces premiers temps, qui taxaient son œuvre de dangereuse nouveauté. C’était une femme qui semblait enragée, à ce qu’il nous dit, tant elle était excitée contre lui. Voyant qu’il perdait son temps à discuter avec elle et soupçonnant qu’au fond de toute cette opposition il n’y avait peut-être qu’une tentative pour étourdir une conscience déjà réveillée, il proposa la prière. A peine eut-il commencé à prier que la pauvre femme se prit à sangloter, en proie à une vive angoisse. Bientôt cependant elle mit sa confiance en Christ, la paix entra dans son âme, et elle put s’écrier : « Maintenant je sais que je suis pardonnée pour l’amour de Christ. » Et, à partir de ce moment, elle commença à propager la foi qu’elle persécutait naguèreh.

hJournal, 2 mars 1739.

A Bristol, les résultats des premières prédications de Wesley furent tout pareils, et les conversions eurent un cachet encore plus remarquable, si possible. Il lui arrivait journellement d’être interrompu dans les services qu’il présidait par les cris et les sanglots d’auditeurs qui demandaient grâce. Des conversions s’opérèrent dans les circonstances les plus diverses, et quelques-unes avec des incidents extraordinaires.

Une fois, c’est une mère irritée de la piété de sa fille, qu’elle appelle un scandale, qui soudain est saisie par la conviction et tombe en agonie ; sous les prières de Wesley, elle recouvre ses sens, et la joie du salut succède à ses cris.

Un voyageur, passant un jour près de l’endroit où prêche le missionnaire, s’arrête et écoute ; bientôt il pâlit et tombe comme frappé par une main invisible, en implorant le pardon.

Un membre de la Société des Amis ou Quakers s’irritait contre ces manifestations extérieures, qu’il appelait de pures mômeries, et disait à qui voulait l’entendre que ceux qui y croyaient étaient des hypocrites ; un jour qu’il en parlait ainsi dans une réunion, il tombe par terre, comme foudroyé et en proie à une angoisse fort vive. Wesley intercède en sa faveur, et, lorsque le pauvre homme revient à lui, c’est pour lui adresser ces paroles : « Je reconnais maintenant que tu es un prophète de l’Éternel. »

A la même réunion se trouvait un tisserand, anglican fervent, qui était venu pour se rendre compte des choses par lui-même. L’impression qu’il emporta fut très défavorable, et il s’empressa de publier qu’il n’y avait là qu’une illusion diabolique. Mais la prédication de Wesley l’avait bien plus profondément atteint qu’il n’eût voulu se l’avouer. Le lendemain, se sentant mal à l’aise, il ouvrit un traité de Wesley sur le salut par la foi ; mais, pendant qu’il le lisait, il changea de couleur et tomba sur le sol, aux prises avec une angoisse inexprimable. Les voisins accoururent à ses cris et le trouvèrent dominé par un désespoir violent, se roulant et se tordant sur la terre, et poussant des hurlements de douleur. En vain deux ou trois hommes s’efforcèrent-ils de l’apaiser. On se hâta d’appeler Wesley. Mais, lorsque le pauvre homme le vit entrer dans sa chambre, il s’écria : « Voici celui que j’appelais un séducteur ; mais Dieu m’a vaincu ; je disais qu’il n’y avait là qu’une fourberie, mais je mentais. » Puis, apostrophant Satan, comme s’il le voyait : « Tu ne saurais me posséder plus longtemps, s’écriait-il. Christ va te chasser ! Je sais que son œuvre est commencée. Mets-moi en pièces, si tu le veux ; tu ne saurais me faire de mal. » Et, tandis qu’il parlait, il fallait que plusieurs hommes le tinssent avec force pour le tranquilliser. La prière pleine de foi de Wesley réussit à faire cesser cet état de violente agonie, et la paix de Dieu vint bientôt remplacer les terreurs d’une conscience alarméei.

iJournal, 1er mai 1739.

Ajoutons cependant que des cas aussi extraordinaires que ce dernier furent très rares, même dans les débuts du ministère de Wesley. Ce qui ne l’était pas, à cette époque, c’était de voir ses prédications interrompues par l’émotion de l’assemblée et sa voix couverte par les gémissements des pénitents. Plus tard, ces scènes se reproduisirent, moins souvent, et l’on peut dire que l’action de l’Esprit de Dieu ne tarda pas à reprendre un cours plus calme et plus uniforme. Wesley enregistre soigneusement dans son journal les faits de la nature de ceux que nous venons de rapporter, mais ce n’est qu’avec une extrême réserve qu’il tente de les expliquer. Bien loin de faire de la crise physique un élément essentiel de la conversion, comme on l’a affirmé sans preuves, il y voit soit une manifestation de l’esprit malin, soit un simple contre-coup extérieur d’un travail intérieur profond. Aussi se gardait-il bien d’encourager et surtout de provoquer ces effets physiques. Sa prédication n’avait rien qui pût enflammer l’imagination ; toujours sobre et calme, elle puisait sa force, non dans l’exagération, mais dans l’affirmation de la vérité.

A ceux que scandalisaient ces scènes (et ils étaient nombreux), il disait seulement : Venez et voyez ! Un médecin de Bristol, plein de préjugés contre cette œuvre, voulut en avoir le cœur net et vint assister aux réunions de Wesley. Une dame de sa connaissance, jouissant d’une parfaite santé et dont il ne pouvait suspecter la droiture, fut justement touchée ce jour-là par la prédication, et elle passa, sous les yeux du médecin qui ne la perdait pas de vue, par une grande angoisse, à la fois physique et morale. Le docteur suivit avec attention les phases diverses de cet état, et, lorsqu’au bout de quelques instants la dame arriva à un état de joie et de paix, il se leva et partit, déclarant à qui voulait l’entendre que sa science était en défaut et qu’il reconnaissait là le doigt de Dieuj.

jJournal, 2 mai 1739.

A son frère aîné Samuel, qui critiquait très vivement ce mouvement et que scandalisait surtout le caractère instantané des conversions, Wesley écrivait : « Le sujet qui nous divise se réduit à une question de fait. Vous niez que Dieu produise de pareils effets. Moi, je l’affirme, et cela parce que je l’ai entendu de mes oreilles et vu de mes yeux. J’ai vu (autant que de pareilles choses se voient) beaucoup de personnes changées en un moment, passer d’un esprit de crainte, d’horreur et de désespoir à un esprit d’amour, de joie et de paix, et échanger les impurs désirs qui les avaient dominées jusque-là contre le pur désir de faire la volonté de Dieu. Je pourrais vous montrer le lion devenu agneau, l’ivrogne devenu sobre, l’impur ayant appris à avoir en horreur même le vêtement souillé par la chair. Ce sont là mes arguments vivants. »

[Journal, 20 mai 1739. Samuel Wesley ne se laissa pas persuader, et, en novembre de la même année, il écrivait à sa mère, qui était devenue une adepte fervente du méthodisme naissant : « J’apprends avec beaucoup de chagrin que vous avez pris parti pour cette erreur qui se répand, et que vous êtes affiliée à la société de John. N’est-ce pas assez pour moi d’avoir perdu mes deux frères, sans que je doive voir ma mère elle-même les suivre ? Je prie avec ferveur le Tout-Puissant de vous garder de terminer dans un schisme une existence que vous avez commencée dans un autre schisme. » Ces derniers mots étaient une allusion à la jeunesse puritaine de Suzanne Wesley. Son fils aîné continuait cette lettre en accusant ses frères de vouloir la séparation, et il leur reprochait amèrement leurs prédications en plein air, leurs prières d’abondance, etc. Quelques semaines après avoir écrit cette lettre, Samuel Wesley mourait « dans l’assurance de la foi ». C’était un cœur honnête et pieux, bien que ses préjugés ecclésiastiques l’empêchassent de comprendre la grandeur de l’œuvre accomplie par ses frères.]

De tels arguments sont, tout compté, les meilleurs. Qu’on n’oublie pas du reste que des manifestations physiques ont presque toujours accompagné la prédication de l’Évangile dans les réveils survenus à la suite de longues époques de tiédeur. Il semble qu’alors les âmes, éveillées soudainement à la conscience de leur abaissement, aient besoin d’un ébranlement plus puissant et d’une crise plus accentuée. Au dix-huitième siècle, la prédication du salut par la foi était une innovation en Angleterre. L’étonnement et la commotion qu’elle produisait dans les âmes s’explique par ce fait, Wesley, selon la méthode apostolique, prêcha la loi en même temps que la grâce. Sa parole, calme mais pressante, stigmatisait le péché et montrait à quelles terribles conséquences il aboutit dans ce monde et dans l’autre. Cette prédication courageuse contrastait absolument avec le sermon académique des églises et devait produire un grand effet. Elle ne s’adressait pas à l’imagination ou à la sensibilité ; mais elle faisait sans cesse appel à la conscience.

Qui ne sait qu’une forte émotion morale amène d’ordinaire, comme contre-coup, une surexcitation physique ? Et ceci est surtout vrai pour les classes populaires auxquelles la culture n’a pas enseigné l’art de dissimuler leurs vrais sentiments. Tandis que l’homme qui a appris à se posséder souffre en silence et concentre en soi sa morne douleur, l’homme du peuple éclate, sanglote, crie sous le coup de l’épreuve. Or les douleurs du repentir sont de celles que l’âme ne cache pas stoïquement, quelle que soit sa culture. Pour l’homme primitif surtout, une telle souffrance aura fréquemment pour résultat une agonie extérieure. Tout ce qui peut souffrir chez lui, esprit ou matière, souffrira, et la souffrance morale, parvenue à, son paroxysme, amènera une prostration générale.

Ces détails et ces réflexions étaient nécessaires pour répondre, une fois pour toutes, à certaines objections qu’ont soulevées quelques incidents du ministère de Wesley ; il nous a paru utile de repousser l’accusation de fanatisme qu’on lui a lancée à la légère. Nous n’avons plus qu’à reprendre notre récit.

Pendant que Wesley faisait de Bristol son centre d’activité, d’où il rayonnait sur toutes les contrées environnantes, son frère Charles faisait une œuvre toute semblable à Londres, de concert avec Whitefield qui retardait son départ pour l’Amérique, retenu par les multitudes qui refusaient de le laisser aller. A Londres comme à Bristol, il avait été le premier à prêcher en plein air, et il avait choisi pour théâtre de ses prédications la vaste plaine de Moorfields, rendez-vous ordinaire des saltimbanques et des charlatans de toute espèce, et où il compta souvent vingt et trente mille auditeurs. Wesley, ayant visité Londres dans le courant de juin, y prêcha aussi, à la grande joie de son ami, qui écrivait le soir dans son journal : « Je vais me reposer, heureux de ce qu’une nouvelle incursion a été faite aujourd’hui même sur les terres de Satan. M. Wesley m’a suivi dans la prédication en plein air à Londres, comme il l’avait déjà fait à Bristol. »

L’œuvre nouvelle soulevait alors une vive opposition de la part du clergé. Rien n’égala l’âpreté des colères cléricales, si ce n’est la sérénité imperturbable avec laquelle les premiers méthodistes en subirent le choc. Les ministres, dont la quiétude était troublée par l’activité de ces bouillants évangélistes, tonnaient contre eux du haut des chaires, affirmant qu’ils prêchaient la foi sans les œuvres et sapaient ainsi toute morale. Plusieurs des sermons prêchés contre eux furent imprimés et sont arrivés jusqu’à nous ; ils sont en général d’une pauvreté et d’une faiblesse sans égales. Des articles de journaux et des pamphlets en prose et en vers attaquaient avec virulence, et souvent avec mauvaise foi, ces « fanatiques » qui s’avisaient de croire de toute leur âme à l’Évangile et de le prêcher avec toute l’énergie de leur conviction. En cette seule année 1739, il parut au moins une vingtaine d’écrits dirigés contre le méthodisme. Ce fait seul indique suffisamment qu’en quelques mois il avait su se faire sa placek.

k – M. Tyerman donne, dans sa Vie de Wesley, l’analyse de la plupart de ces écrits. Tome I, p. 247-254.

Le haut clergé lui-même s’alarmait de ce mouvement qu’il n’avait pas prévu. Ce n’était pas, comme il l’avait cru d’abord, une simple fantaisie de jeunes gens enthousiastes, et il fallait aviser si l’on ne voulait pas qu’il envahît le pays tout entier. Charles Wesley fut cité devant l’archevêque de Cantorbéry pour rendre compte de sa « conduite irrégulière », terme qui, pour bien des gens, faisait suffisamment justice des actes des novateurs. Le prélat le tança vertement et lui fit entendre que, si lui et son frère ne renonçaient pas à leur manière d’agir, ils encourraient les peines portées par les canons ecclésiastiques et que l’excommunication était même suspendue sur leur tête. Ces menaces intimidèrent un moment Charles Wesley. Heureusement que le bouillant Whitefield était encore là, et, sur son conseil, Charles se rendit, dès le dimanche suivant, sur la plaine de Moorfields, et, pour la première fois, y prêcha sous la voûte des cieux à dix mille auditeurs. C’était la meilleure réponse qu’il pût faire aux menaces du prélat. En agissant ainsi, il brûlait ses vaisseaux et déclarait hautement qu’il mettait sa conscience au-dessus de l’atteinte du bon plaisir d’un archevêque.

[T. Jackson, Memoirs of the Rev. Charles Wesley, M. A., 1875, p. 82. Voici, d’après le journal de Ch. Wesley, quel fut l’emploi de ce dimanche 24 juin 1739, qui suivit sa comparution au palais archiépiscopal de Lambeth. De bonne heure le matin, il prêcha à dix mille auditeurs à Moorfields ; il assista ensuite à l’office anglican dans la cathédrale de Saint-Paul et y communia ; l’après-midi, il prêcha de nouveau deux fois, aux buttes de Newington et sur la plaine de Kennington-Common, où se pressaient « multitudes sur multitudes ». Le soir enfin, il prit part à une agape (love-feast) morave dans la salle de Fetter-Lane. Tel était à peu près le travail que faisaient chaque dimanche les Wesley et Whitefield.]

Les autorités ecclésiastiques de Bristol n’étaient pas mieux disposées, et, à son tour, John Wesley fut mandé devant l’évêque de cette ville. Après une discussion théologique sur le salut par la foi, dans laquelle l’avantage ne demeura pas au prélat, celui-ci attaqua avec amertume Wesley et ses amis, les accusant de « prétendre à des révélations extraordinaires et à des dons du Saint-Esprit » ; puis il le semonça rudement sur ses habitudes errantes et lui dit avec hauteur : « Monsieur, vous n’avez rien à faire ici. Vous n’avez pas le droit de prêcher dans mon diocèse ; en conséquence, je vous ordonne de le quitter sans retard. » Wesley lui répondit avec fermeté : « Monseigneur, mon affaire en ce monde est d’y faire tout le bien que je puis. Aussi je me crois obligé de demeurer là où il me semble qu’il y a la plus grande somme de bien à faire. Je crois pour le moment que c’est ici même que je puis être de quelque utilité : par conséquent, j’y reste. J’ai été appelé à prêcher l’Évangile, et malheur à moi si je ne le fais partout où je me trouve ! Votre Seigneurie doit savoir que les ordres qui m’ont été conférés m’ont fait ministre de l’Église universelle. Je ne crois donc pas être en opposition avec aucune loi humaine, en prêchant dans ce diocèse. Et d’ailleurs, si jamais ma conscience me faisait un devoir de violer l’une de ces lois, je devrais me demander alors s’il ne vaut pas mieux obéir à Dieu qu’aux hommesl. »

lŒuvres de Wesley, t. XIII, p. 499.

Ministre de l’Église universelle, Wesley l’était en effet, et moins que jamais il n’avait la pensée de renfermer son activité dans les limites d’une paroisse. Quelques-uns de ses amis lui suggérèrent l’idée de reprendre à Oxford la situation qu’il y avait occupée avant son voyage en Amérique.

« Ma place n’est pas à l’université, répondit-il, où je n’ai ni chaire ni élèves. Quant à la charge d’une paroisse, il sera temps de voir si je dois en prendre une lorsqu’on m’en offrira. Je ne crois pas que l’on puisse, l’Écriture à la main, me prouver que je fais fausse route. La Parole de Dieu me commande d’instruire les ignorants, de réformer les vicieux et d’édifier les gens vertueux, dans la mesure où je puis le faire. L’homme prétend m’interdire de faire cela dans la paroisse d’autrui, ce qui revient à dire nulle part, puisque je n’ai pas de paroisse qui soit à moi et que probablement je n’en aurai jamais. Qui dois-je écouter ? Dieu ou l’homme ? Jugez vous-mêmes s’il est juste d’obéir à l’homme plutôt qu’à Dieu. Je considère le monde entier comme ma paroisse, par où je veux dire que, en quelque part du monde que je me trouve, je considère que c’est mon droit et mon devoir strict d’annoncer à tous ceux qui veulent m’entendre la bonne nouvelle du salut. »

De Bristol, qui continuait à être sa résidence principale, il étendait son activité non seulement dans le voisinage immédiat, mais dans le pays de Galles, dans le Devonshire, à Londres et à Oxford, préludant ainsi à cette pacifique invasion de l’Angleterre tout entière qu’il devait opérer dans les années suivantes ; partout il voyait les multitudes se presser autour de lui, et il pouvait constater que bien des âmes, étaient mûres pour l’Évangile. Ainsi s’établissait ce vaste système de prédications itinérantes qui devait lui permettre, avec un nombre restreint de missionnaires, d’étendre au loin ses travaux d’évangélisation, et qui allait devenir l’un des éléments constitutifs de l’organisation de ses sociétés. Il en fut de ce moyen d’action comme des autres : ce fut une nécessité pratique qui le créa.

Le pays de Galles, qu’il visita, était alors habité par une population presque sauvage et aussi ignorante de l’Évangile que les Indiens d’Amérique. Cette race, séparée du reste de l’Angleterre par la langue et par les mœurs, semblait enfermée dans sa presqu’île et absolument réfractaire aux idées religieuses. Mais la Providence avait préparé un ouvrier spécial pour cette œuvre. Howel Harris, né à Trevecca en 1714, était arrivé à la paix intérieure plusieurs mois avant le départ pour la Géorgie des deux frères Wesley, qu’il ne connaissait pas d’ailleurs. Pressé du désir d’évangéliser ses compatriotes, il alla à Oxford pour s’y préparer au ministère ; mais, dégoûté de l’impiété qu’il y trouva, il revint au milieu de ses montagnes et se mit, sans diplômes et sans ordination, à prêcher l’Évangile. C’était en 1736, deux ans par conséquent avant Wesley. Il rencontra beaucoup d’opposition, mais ne se laissa pas décourager et obtint bientôt un réveil remarquable. Il allait de village en village, réunissant les gens, tantôt dans une ferme tantôt en plein air, fondant des écoles, accomplissant, en un mot, avec succès l’œuvre d’un évangéliste. Quand Whitefield fit sa connaissance à Cardiff en 1739, quand Wesley le vit à l’œuvre vers la même époque, ils saluèrent en lui un auxiliaire que Dieu leur avait suscité à leur insu. « C’est une lampe allumée et brillante, écrivait Whitefield ; il combat vaillamment contre la mondanité et l’immoralité, et est un promoteur infatigable de l’Évangile de Christ. Pendant les trois dernières années, il a prêché environ trois fois par jour, et jusqu’à trois et quatre heures de suite ; il a visité et évangélisé sept comtés et établi une trentaine de sociétés ; et sa sphère d’activité continue à s’étendre tous les jours. »

C’est ainsi que, pendant que le réveil se préparait en Angleterre, une œuvre analogue, mais indépendante, éclatait dans le pays de Galles. En Ecosse aussi et dans les colonies américaines se produisaient des mouvements religieux remarquables. Il semblait que la vie chrétienne, si longtemps éteinte, se rallumait simultanément et se créait des foyers sur plusieurs points à la fois. Ces coïncidences rappellent ce qui se passa à l’époque de la Réformation et désignent suffisamment le réveil du xviiie siècle comme l’une de ces œuvres dont Dieu est le premier auteur.

Howel Harris était un simple laïque, et c’est à lui que revient l’honneur d’avoir inauguré la prédication laïque au xviiie siècle en Angleterre. L’innovation était hardie et devait, au premier moment, heurter de front les préjugés ecclésiastiques et les habitudes d’esprit de Wesley. Mais il ne pouvait que s’incliner en constatant que l’approbation de Dieu reposait visiblement sur les travaux de cet humble évangéliste. « De quel esprit, s’écrie-t-il, serait animé l’homme qui préférerait laisser périr, faute de connaissance, ces pauvres créatures que de les voir sauvées par les exhortations de Howel Harris ou d’un prédicateur itinérantm ? »

mJournal, 20 octobre 1739.

Ce ne fut pas dans le pays de Galles seulement que les préjugés de Wesley durent fléchir devant les faits, sur cette question du droit des laïques à annoncer l’Évangile. John Cennick, que Whitefield et lui avaient mis à la tête de l’école fondée par eux à Kingswood, fut engagé, un jour que les mineurs étaient rassemblés sous un sycomore pour le culte et que le prédicateur n’arrivait pas, à prendre lui-même la parole. « Le Seigneur, dit-il, donna efficace à mes paroles, et plusieurs crurent à l’heure mêmen. » Il continua à exhorter avec succès à Kingswood et dans les environs, et Wesley, loin de le décourager, se fit quelquefois remplacer par lui à Bristol. Toutefois il n’acceptait encore de tels faits qu’à titre exceptionnel ; ce ne devait être que deux ou trois ans plus tard que, éclairé par l’expérience et par la nécessité, il fit du ministère laïque une institution régulière.

n – Cennick, Autobiography.

[Whitefield n’approuva pas dès l’abord cette intrusion des laïques dans les fonctions du ministère. « Je suspends mon jugement jusqu’à plus ample informé, écrit-il à Wesley le 25 juin 1739, en ce qui concerne nos frères Watkins et Cennick. Je crois qu’il y a une grande différence entre eux et Howel Harris. Celui-ci a sollicité trois fois l’ordination ; je me sens donc libre de l’encourager à prêcher. Quant aux autres, je ne puis approuver qu’ils se produisent aussi publiquement. Il y a un grand danger à vouloir commencer si tôt à enseigner. C’est aussi l’avis du frère Ingham. »]

L’année 1739 fut bien l’année décisive dans l’histoire de la naissance du réveil. Les comtés du sud de l’Angleterre, certains points du centre et le pays de Galles avaient entendu la parole des ardents missionnaires. La prédication en plein air leur avait donné accès aux multitudes. En renonçant à une vie sédentaire pour accepter toutes les fatigues et tous les hasards de l’itinérance, ils avaient pu, avec un petit nombre d’ouvriers, accomplir une grande œuvre. Le concours de l’activité laïque, encore restreint, leur rendait déjà de précieux services. De nombreuses conversions avaient eu lieu ; les convertis avaient été organisés en sociétés et en classes ; deux chapelles et une école avaient été construites. Et, comme sceau à ces résultats déjà obtenus, le réveil avait soulevé une opposition de jour en jour grandissante ; on le prenait au sérieux, puisqu’on le combattait. En commençant l’année, Wesley et ses amis avaient exprimé « la conviction inébranlable » que « de grandes choses » allaient se faire. En la terminant, ils pouvaient rendre grâces à Dieu de ce que leur attente avait été dépassée.

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