Quand Matthieu Lelièvre retourna à Paris et s’installa au presbytère de la rue Demoursb, il avait 46 ans. Il est des hommes qui sont encore jeunes à cet âge-là, et à peine en pleine possession de tous leurs talents. Lui, qui avait débuté si tôt, n’était plus jeune. Il dut se réjouir de se retrouver sur le sol français et dans la capitale, au sein de son Église, de ses amis et de beaucoup de collègues de diverses dénominations, avec lesquels il avait des rapports très cordiaux. Il était de nouveau près des bibliothèques publiques, où la préparation de l’édition des Martyrs de Crespin, et d’autres ouvrages, dirigeaient souvent ses pas. Mais la Chapelle des Ternes dut lui paraître bien petite et l’œuvre méthodiste du circuit de Paris restreinte, dispersée et dure, après les trois ans de Jersey.
b – Aujourd’hui Pierre-Demours.
Il y fut béni et il y vécut heureux. Certes, il n’y devint pas le prédicateur connu et couru qu’il avait été à Nîmes et à Jersey. Mais ceux qui, comme nous, ont eu le privilège d’être admis dans son foyer et dans son intimité à cette époque, savent la vie, la joie et la tendresse qui y régnaient, combien on y était laborieux. Ils y connurent une vie d’Église qui, pour ne pas avoir tout le rayonnement qu’on aurait souhaité, n’en était pas moins féconde. Il nous est resté le souvenir de prédications très fortes du pasteur à son troupeau ; et de services du dimanche soir ou du mercredi qui, sans être très suivis, n’en furent pas moins puissants. Matthieu Lelièvre pouvait, après ses méditations d’un soir de semaine, tenir une seconde réunion de prière ou d’expérience. Au cours des quelques mois de l’année 1889-1890, auxquels je pense en ce moment, j’ai vu au moins deux adolescents et un jeune homme se donner à Jésus-Christ. Le premier est devenu pasteur méthodiste, le second pasteur baptiste. Le troisième, converti de ce temps-là, est devenu agent de la Mission Populaire Évangélique.
Il n’est que juste de dire que si, d’ordinaire, le pasteur était dans son cabinet de travail, ou dans quelque comité interecclésiastique, ou à la chasse de quelque document historique absolument nécessaire à ses travaux de plume, sa femme et ses filles le secondaient pour les visites à recevoir ou à faire et pour cette multiple activité qu’implique une œuvre à Paris. C’est au début de ce séjour aux Ternes que son fils aîné, Théodore, fut consacré au saint ministère, et pendant cette résidence que sa troisième fille, Marie, se maria avec Emile Cook, fils du pasteur décédé à la suite du naufrage de La Ville du Havre au retour d’Amérique. De plus en plus, M. Lelièvre était amené à s’occuper des intérêts généraux du règne de Dieu et de ceux du méthodisme. Maintenant que Paul Cook n’était plus, que James Hocart, Luc Pulsford et même William Cornforth vieillissaient, c’était bien le tour de sa génération de prendre leur place dans les conseils de l’Église. Mais nos anciens avaient, plus que nous, le respect de l’âge et de la tradition. C’est ce qui explique qu’un homme comme lui soit parvenu à la cinquantaine avant d’être appelé à la présidence du Synode, ou de la Conférence. On aurait cru commettre une infidélité si on n’y avait pas placé, autant que faire se pouvait, Hocart et Cornforth, qui le méritaient d’ailleurs largement, tant par leurs capacités que par leurs éminents services et la beauté de leur caractère chrétien. Ensuite, si le jugement de Matthieu Lelièvre n’était jamais en défaut en chaire, dans le journal, et presque jamais dans la conversation, il lui arrivait, en Comité ou en Synode, s’il sentait de la résistance contre son point de vue, de faire donner la grosse artillerie, quand un escadron volant aurait suffi pour convaincre les opposants. Il arrivait alors, à ceux qui avaient été les victimes de son verbe éclatant, d’en garder le souvenir. Comme beaucoup d’hommes supérieurs, Matthieu Lelièvre souffrit quelquefois de la solitude et du froid que l’on ressent sur les sommets. Mais il n’y avait, au fond, pas d’âme plus fraternelle et plus aimante que la sienne. Il avait besoin d’aimer et d’être aimé. Je l’ai vu très humilié et très malheureux, quand il se rendait compte qu’il avait fait de la peine à quelqu’un à qui il ne voulait que du bien.
Ses frères ne lui marchandaient d’ailleurs pas leur affection, leur confiance et savait reconnaître ses services. Ils ne le chargèrent pas moins de six fois du sermon d’ouverture, appelé aujourd’hui, fort malencontreusement à mon sens, discours officiel. On était sûr que, fait par lui, il serait bien et bon. Il fut le porte-parole attitré du Synode aux réceptions des délégués des autres Églises. Il fut deux fois délégué à la Conférence méthodiste œcuménique, trois fois secrétaire du Synode et trois fois président. C’est au cours de la période à laquelle nous sommes parvenus que son Église l’envoya à Washington et que l’Alliance Évangélique l’envoya à Florence.
C’est aussi pendant qu’il était à la rue Demours que Matthieu Lelièvre fut chargé de recevoir sous son toit les candidats au saint ministère de l’Église méthodiste et de diriger leurs études avec la collaboration de ses collègues du circuit de Paris, et qu’il fonda, sous les auspices du Comité des Écoles du Dimanche, dont il faisait partie, la revue de pédagogie chrétienne, destinée aux moniteurs de ces Écoles et qui, sous le titre Journal des Écoles du Dimanche, a fourni déjà une belle carrière. Cette création était tout à fait dans ses goûts et dans ses moyens. Le lecteur jugera peut-être que M. Lelièvre semblait moins désigné pour devenir un directeur l’École de théologie.
J’incline aussi à croire que ce second poste lui convenait moins que le premier. Mais j’affirme que les quelques étudiants qui eurent le privilège de travailler sous sa direction et d’avoir le bénéfice de ses leçons de théologie, s’en sont trouvés fort bien. Ils ont été heureux auprès de lui et lui gardent une affectueuse reconnaissance. Notre professeur n’était pas un expert, et il n’était docteur en théologie que honoris causa, mais il en aurait remontré à beaucoup de théologiens en titre, et ses étudiants ne l’ont jamais trouvé obscur ni ennuyeux ; ce qui, j’en suis sûr, ne peut pas se dire de tous les professeurs de théologie présents et passés. D’abord, il avait fait de la théologie toute sa vie ; il l’avait faite à l’école de Jean Wesley et de l’expérience, dans la pratique du ministère, ce qui est une bonne école ; ensuite, il avait le sens religieux et beaucoup de bon sens, ce qui, en théologie comme ailleurs, est un appoint considérable. M. Lelièvre était de ces hommes qui, avec une bonne bibliothèque, du papier blanc et dans une atmosphère sympathique et recueillie, peuvent à peu près tout faire. Des gens s’y sont trompés : quelle autorité peut bien avoir un journaliste, un prédicateur méthodiste, sur les problèmes ardus de la théologie ou sur ceux de l’histoire huguenote, et que vient-il faire dans nos plates-bandes ? Généralement, ils trouvaient à qui parler ; et, généralement aussi, quand leur premier mouvement d’amour-propre était passé, ils reconnaissaient que leur confrère n’avait pas tort et que, moins spécialisé qu’eux, il était plus désintéressé et plus libre dans ses jugements.
Mais il ne fut directeur de l’École de théologie que pendant deux ans, tandis qu’il dirigea le Journal des Écoles du Dimanche pendant au moins quinze années et les Feuilles pendant vingt-deux. Je ne sais combien de temps il se chargea lui-même de préparer les Notes bibliques de la liste A. Au Journal, comme aux Feuilles, il eut des collaborateurs capables et fidèles, dont les articles de pédagogie méritent encore d’être lus, ainsi que ceux de sciences et d’informations religieuses : Louis Sautter, J. Bastide, B. Couve, C.-E. Greig, Ch. Babut, son frère Jean-Wesley, E. Farjat, E. Tarrou, A. Decoppet, et d’autres qui vinrent un peu plus tard. Lui-même, cependant, y était bien préparé par sa formation religieuse, son intimité de vingt années avec Paul Cook, sa culture générale, son sens des proportions.
Il lui fallut beaucoup de patience et d’esprit fraternel pour mettre sur pied cette revue et la rendre acceptable aux tempéraments divers de notre protestantisme français. Il dut tenir compte des exigences des réformés et des luthériens, tout en restant dans le grand courant de l’Alliance universelle des Écoles du Dimanche où, comme chacun sait, les Anglo-Saxons, et surtout les Américains, sont, de beaucoup les plus nombreux. Les uns tenaient absolument à leur année ecclésiastique, d’autres auraient relégué toute étude de l’Ancien Testament dans les Écoles du jeudi. Pour les uns, les Notes sur les leçons bibliques étaient la partie essentielle de la publication ; il les fallait abondantes, érudites, suggestives. D’autres, eussent préféré quelque chose de plus populaire, avec des illustrations, des histoires à la portée des moins avancés des moniteurs et même des élèves les moins instruits. Il fallait composer avec les pointilleux, les nationalistes à outrance, les orthodoxes ombrageux, sans parler des modernistes qui auraient aimé y trouver un peu moins de l’orthodoxie du genre Bible annotée et Frédéric Godet. Ménager des susceptibilités, consulter des pasteurs de tous les bords, doser les choses de façon à ne pas se mettre à dos les corps dirigeants des Églises, c’était un des soucis du directeur, et cela dans un cadre étroit, car toujours, hélas ! nos coreligionnaires ont été plutôt parcimonieux envers cette bonne servante d’eux tous qu’est la Société des Écoles du Dimanche.
M. Lelièvre eut des trésors d’indulgence pour les uns et pour les autres. Il dirigea ses publications d’une main ferme, quoique gantée. Il sut toucher à tout et à peu près tout dire dans un esprit de fidélité évangélique. Il redressa, orienta, instruisit, élargit l’esprit et le cœur. Le directeur actuel de la Société, qui assume aussi la rédaction générale du journal, M. le pasteur J. Laroche, lui a rendu ce témoignage : « Plus j’ai avancé au service de notre œuvre et de nos Églises, plus j’ai trouvé de traces du profond sillon qu’il avait creusé longtemps avant moi… et qui a pris à mes yeux une valeur rétrospective grandissante pendant ces deux décades où il m’a été donné, après d’autres, d’entrer dans son travail de devancier ».