L’origine du Saducéisme. — Les Saducéens sont avant tout des conservateurs — Leur indifférence religieuse. — Ils n’étaient pas matérialistes. — Ils se recrutaient dans l’aristocratie. — Le Saducéisme n’était qu’un Judaïsme appauvri. — Les Saducéens furent d’implacables ennemis du Christianisme. — Comment ils disparurent.
Comme les Pharisiens, les Saducéens personnifient un courant d’idées dont le point de départ se perd dans le passé et doit être cherché jusque vers l’époque de la Restauration. Tous ces partis n’ont eu, ni les uns ni les autres, d’origine fixe et facile à déterminer ; quand la Mischna fait remonter l’origine des Saducéens à un certain Tsadok, disciple d’Antigone de Soccho, elle n’en donne aucune preuvea.
a – Lightfoot, op. cit., p. 235. — Epiphane (Hære. i, 14) fait venir le mot saducéen de l’hébreu Tsadok, juste ; cette étymologie est moins probable encore.
Il y avait à Jérusalem, avant les Macchabées, un parti grec, qui défendait les idées grecques et cherchait à les faire prévaloir. Après le triomphe inespéré de Judas et de ses frères, ce parti n’avait plus sa raison d’être et ne pouvait conserver aucun espoir de voir jamais ses idées l’emporter. Il subsista néanmoins, subit quelques modifications inhérentes à la position nouvelle qui lui était faite et commença de se faire connaître sous le nom de Saducéisme. Telle est l’origine la plus probable de cette tendance. Quant au mot saducéen (Sadoki) il ne peut venir que de Sadok, nom d’une famille royale à la fois et sacerdotale qui avait compté dans son sein un grand nombre de Saducéens. Ce terme, appliqué d’abord aux membres d’une famille, fut peu à peu généralisé.
Le Saducéen était avant tout conservateur ; toute nouveauté lui était suspecte ; il y découvrait facilement quelque hérésie, étant de ceux pour lesquels l’antiquité d’une croyance est une preuve de sa vérité. Les idées de résurrection du corps et d’immortalité de l’âme étaient nouvelles, donc elles étaient fausses (Matthieu 22.23 ; Luc 20.27 ; Actes 4.1-2 ; 23.8). Il ne voulait pas admettre non plus l’existence des anges et des démons et s’élevait au nom de Moïse et de la Loi contre la croyance en un monde invisible et spirituel. Sans cesse en dispute avec les Pharisiens, surtout à propos de la résurrection, les Saducéens traitaient ce grave sujet avec une impardonnable légèreté (Matthieu 22.23-29). Ces discussions entre écoles entraînaient souvent des voies de fait et, sans les Romains, chargés de veiller sur les personnes et de maintenir l’ordre, les adversaires en présence se seraient quelquefois mis en pièces.
Les Saducéens ne voulaient pas de nouveautés parce qu’ils ne pouvaient souffrir tout ce qui peut troubler la vie, en déranger le cours paisible et naturel. Routiniers à l’excès, ils ne songeaient qu’à leur bien-être ; leur repos devait passer avant tout. Fatigués des passions religieuses dont ils avaient le spectacle sous les yeux, ils éprouvaient le besoin de réagir par l’insouciance contre la surexcitation générale des esprits. Ils prenaient le plus grand soin d’étouffer toute secte nouvelle, d’arrêter tout enthousiasme religieux. Ils n’avaient point d’espérances messianiques, car elles étaient une cause de trouble, et ils ne voulaient de trouble à aucun prix. D’une manière générale, leur conservatisme à outrance les avaient menés à l’indifférence religieuse ; c’est à peine s’ils croyaient à la Providence.
Il ne faudrait cependant pas les croire matérialistes, épicuriens (pour employer le terme de Josèphe). Ils n’étaient ni matérialistes, ni incrédules. Ils ne rejetaient que les innovations et se gardaient bien de toucher à l’arche sainte de la Thorah et du Mosaïsme. Le Saducéen ne niait pas une seule des anciennes croyances hébraïques. Nul, au contraire, n’était plus jaloux que lui de les maintenir, et, à ce point de vue, nul n’était plus orthodoxe. Mais on peut dire que son attachement à la religion de ses Pères était purement formaliste. Fort peu religieux pour ce qui le concernait personnellement, il voyait dans le maintien rigoureux des formes du culte une garantie d’ordre et de paix publique. La religion était, à ses yeux, un instrumentum regni ; et, à ce titre, la fréquentation du culte lui paraissait de la plus haute importante. Aussi le Saducéisme fournissait-il au Temple un très grand nombre de prêtres. Le grand-prêtre, en particulier, personnage passablement avili, sorte de fonctionnaire romain, était toujours un Saducéen. On le nommait à vie, mais il était sans cesse déposé et remplacéb. Aussi le Temple était-il tombé dans un grand discrédit ; malgré le respect dont ses cérémonies étaient toujours entourées, l’âme pieuse et vraiment élevée avait une secrète tendance à s’en éloigner.
b – Par contre, il n’y avait point de Pharisiens parmi les prêtres. Toute l’aristocratie du temple était saducéenne. (Actes 5.17).
On pourrait comparer ce monde officiel et clérical au clergé italien et, en particulier, aux cardinaux romains, au commencement du xvie siècle, quand éclata la Réforme. [M. Geiger (Urschrift, p. 104) compare le Saducéisme au parti épiscopal d’Angleterre ; tandis que les Pharisiens seraient représentés par les Puritains. Il y a certainement dans cet ingénieux rapprochement quelque chose de fondé.] Mais, au premier siècle, les passions religieuses étaient si ardentes que l’indifférence se trouvait être elle-même une opinion religieuse et le Saducéisme était l’indifférentisme organisé, devenu une doctrine et représenté par un parti. Quand l’indifférence pour la foi reçue acquiert cette puissance, elle est le signe le plus certain de la décadence de la religion. Les Saducéens étaient la preuve vivante que le règne des dogmes antiques touchait à sa fin ; ils avaient de la religion et n’avaient point de piété.
Conservateurs en religion, ils l’étaient aussi en politique. Ils se recrutaient dans les rangs de l’aristocratie, parmi les satisfaits, parmi ceux qui ont horreur par instinct et par éducation des basses classes et de ce qu’on appelle aujourd’hui les nouvelles couches sociales. Leur attitude vis-à-vis de Rome et des Hérodes était servile. « Pourquoi, pensaient-ils, soutenir une lutte impossible ; acceptons le joug des Romains puisque nous ne pouvons le briser. Le patriotisme des Pharisiens n’est qu’une utopie sans avenir. Nous sommes seuls raisonnables, voyant les choses sous leur vrai jour. La nation juive au point de vue politique n’a plus rien à espérer dans ce monde. »
[Les Évangiles nous parlent des « Hérodiens » ; (Matthieu 22.16 ; Marc 3.6 ; 12.13). On les appelait aussi les Boëthusim (de la famille de Boëthus), c’était probablement des Saducéens plus particulièrement à la dévotion d’Hé-rode et faisant partie de la noblesse sacerdotale. (Renan, Vie de Jésus, p. 217). Jésus recommandait à ses disciples de s’en garder (Marc 8.15). Voy. Winer, Biblisches Real Wærterbuch, tome I, p. 572-573.]
Aussi le Saducéen cherchait-il en tout son intérêt personnel. Servir le parti du plus fort, lui fournir une armée dévouée de fonctionnaires, lui semblait le meilleur moyen de faire son chemin et d’assurer sa fortune. Les Saducéens étaient de ceux qui déclarent ne pas s’occuper de politique, qui disent : « Nous ne sommes d’aucun parti ; nous ne voulons qu’une chose, le plus grand bien de la nation. » Ils étaient de ces gens sans convictions et sans foi qui, lorsqu’ils sont nombreux, deviennent le fléau de leur patrie ; ne regardant qu’à leurs intérêts, ils sont toujours prêts à se mettre au service du premier César de rencontre.
On comprend que les Saducéens fussent détestés. Ils étaient insupportables à deux classes de Juifs : aux Pharisiens et aux pauvres ; c’est-à-dire à tous les vrais patriotes. Les idées saducéennes ne trouvaient d’adhésion que dans la classe opulente et aristocratique, et là elles en trouvent à toutes les époques. Aussi leurs richesses étaient-elles une cause de scandale ; une sorte d’hérésie. Le Juif modèle devait être pauvre. Et il est probable que les Pharisiens affectaient parfois les dehors de la pauvreté, par opposition aux Saducéensc. Josèphe nous les dépeint comme des hommes hautains, cruels, audacieux. A certains égards ils étaient l’opposé des Pharisiens. Appartenant à l’aristocratie, ils en avaient l’orgueil, la corruption et les dédains. Le Pharisien, au contraire, aimait la popularité ; et sa tendance répondait aux besoins de son temps. Le Saducéisme, par son esprit d’opposition, n’en était que plus disposé à se recruter dans les hautes classes, à mépriser le peuple, à accepter le commerce et les rapports suivis avec l’étranger. Il était devenu au point de vue religieux une sorte d’appauvrissement du Judaïsme, tandis que le Pharisaïsme en était, au contraire, l’exaltation. Le Saducéen ne gardait, en effet, de la religion de ses Pères que le strict nécessaire. Le Pharisien, à l’inverse, tirait de ce fond inépuisable tout ce qu’il renfermait en germe. Il réfléchissait davantage et était soucieux de tout accomplir et de ne rien négliger devant Dieu. Le Saducéen, lui, croyait le moins possible. Il écoutait « Moïse et les Prophètes » juste assez pour endormir sa conscience et ne les écoutait pas assez pour sortir de son indifférence.
c – Τῶν μέν Σαδδουκαίων τοὺς εὐπόρους πειϑόντων (les Saducéens ne parvenant à convaincre que les riches) dit Jos. Ant. Jud., xiii, 10, 6.
Il était, en réalité, le plus grand ennemi et du Judaïsme vieilli et du Christianisme naissant. Tandis que les Pharisiens prenaient la seule voie par laquelle leur religion eut quelque chance de vivre, les Saducéens suivaient celle qui devait la conduire à sa perte. Ils furent aussi d’acharnés ennemis du Christ. Ce ne sont pas des Pharisiens mais des Saducéens (Hanan, Kaïapha), qui l’ont condamné à mort. Si Jésus paraît s’être opposé davantage au Pharisaïsme, c’est sans doute que le Saducéisme lui semblait trop profondément méprisable pour être discuté. Il reconnaissait, au contraire, à certaines idées pharisiennes une puissance réelle et voyait en elles un obstacle sérieux aux principes fondamentaux de l’Évangile. Nous avons déjà remarqué que les Pharisiens étaient assez enclins à se convertir. Nicodème, saint Paul, sont là pour le prouver : tandis que l’opposition la plus ardente au Christianisme a été faite par les Saducéens.
[Actes 4.1 ; 5.17. En l’an 36, Jonathan, un des fils de Hanan, succéda à Kaïapha, et cette famille, après avoir été la cause de la mort de Jésus, continua contre les disciples la guerre commencée contre le maître.]
Le point principal de la prédication apostolique, la résurrection de Jésus, leur était particulièrement odieux. Ils disparurent en 70 avec la destruction de Jérusalem et la dispersion du peuple. Le Temple, les pompes extérieures du culte leur étaient nécessaires, et ils ne pouvaient survivre à la disparition du Sanctuaire.