Méditations sur la Genèse

XVI
Abraham et Sara en Egypte

Genèse 12.10-20

Nous lisons ici un étrange récit : Abraham fait passer en Egypte sa femme pour sa sœur ; et peu s’en faut que par là il ne donne lieu à un grand péché et à de grands malheurs. Cette chute — nous ne pouvons l’appeler autrement — est d’autant plus surprenante qu’elle se répéta plus tard, soit dans la vie d’Abraham, soit dans celle d’Isaac (voir chap. 20 et 26). La Bible ne nous tait pas les fautes des patriarches, et il y a là certainement une intention de Dieu, puisqu’elle est destinée dans toutes ses parties à nous instruire et à nous édifier. Si nous la lisons avec le profond respect sans lequel nous ne devons jamais l’ouvrir, la lumière d’en-haut nous sera donnée, et nous saurons tirer profit même de semblables récits.

I

La foi d’Abraham est de nouveau mise à l’épreuve : une disette survient ; il doit craindre de ne pouvoir nourrir ses gens et ses troupeaux. Il se décide donc à se rendre pour quelque temps dans la fertile Egypte. Nous n’oserions affirmer qu’il eût tort ; l’émigration est permise aux enfants de Dieu, quand la nécessité les presse et que de sérieux motifs la conseillent. On peut supposer cependant qu’Abraham, après avoir été conduit en Canaan par le Seigneur lui-même, n’aurait pas dû quitter ce pays sans un signe de sa part. Il paraît être parti sans avoir reçu d’ordre de Dieu. On est surpris de le voir, lui si plein de foi et de courage parmi les Cananéens, timide et lâche en Egypte. Les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à de telles faiblesses, dès qu’ils ne sont plus dans la ligne de leur vocation et qu’ils ne sont plus conduits par la main du Seigneur. Ainsi de Pierre, lorsqu’il se rend, sans y être appelé, dans la cour de Caïphe. Lui qui, tout à l’heure, avait tiré l’épée contre une bande armée et risqué sa vie, tremble devant les railleries d’une servante et renie. Par crainte des hommes, Abraham renie celle que Dieu lui a donnée pour être la mère du fils de la promesse. Il se dit qu’il n’y a point dans ce pays de crainte de Dieu, qu’on le tuera à cause de sa femme, et qu’il faut dire qu’elle est sa sœur pour qu’on l’épargne à cause d’elle. Et en effet, Pharaon comblera de présents le prétendu frère de Sara, pour le gagner à ses projets. En tout cela, Abraham se laisse guider par une prudence charnelle, qui n’est que folie aux yeux de Dieu ; il abandonne la crainte du Seigneur, ce commencement de la sagesse. On peut dire, pour son excuse, qu’il espérait que, même ainsi, Dieu protégerait Sara et ne permettrait pas qu’elle souffrît dans son honneur et dans sa foi, — et c’est ce qu’il daigna faire en effet. Mais compter sur Dieu en même temps qu’on lui désobéit, ce n’est pas de la foi, c’est de la témérité. Abraham dut rougir et Sara se voiler la face, quand la vérité, dont, ils n’auraient jamais dû s’écarter, vint au jour. Marcher droit dans le chemin de l’obéissance, tout en mettant en Dieu une confiance inébranlable, dans la certitude qu’alors précisément qu’il confessait la vérité, Dieu le protégerait, lui et sa femme ; demeurer ferme dans cette foi, dût-il même s’exposer à l’inimitié et aux embûches des grands de l’Egypte ; risquer enfin sa vie, plutôt que de mettre Sara en un tel péril : voilà quel eût été son devoir. Une fois la faute commise et Sara emmenée dans le palais de Pharaon, sa conscience dut être cruellement tourmentée, et il cria sans doute à Dieu pour qu’il l’aidât à sortir d’une situation si fâcheuse, et que la bénédiction promise ne lui fût pas ravie par sa propre folie. C’est alors que l’Eternel intervient. Il se révèle d’abord dans sa sainte sévérité, et frappe Pharaon et sa maison de grandes plaies pour l’arrêter dans son coupable dessein. Il en agira de même avec Abimélec (Genèse 20.3). Nous voyons par là que l’ignorance des commandements de Dieu n’en justifie pas la transgression. Toute violation de la loi est et reste un péché ; l’ignorance du violateur ne change rien à la loi ni à la volonté de Dieu. Pharaon et Abimélec n’étaient pas des impies ; ils étaient seulement dans l’erreur sur un fait. Aussi sont-ils traités avec ménagement et arrêtés au moment d’accomplir une mauvaise action. L’action elle-même reste mauvaise, même alors qu’on la commet dans l’ignorance. Mais si l’ignorance d’un fait n’innocente pas le violateur, à plus forte raison l’ignorance de la loi ne saurait-elle l’excuser. Comme chrétiens surtout, nous sommes tenus de connaître la loi du Seigneur. Elle doit être gravée non seulement dans notre mémoire, mais aussi dans notre cœur (Deutéronome 6.6-9 ; 11.18-20). Nous péchons tous fréquemment par ignorance et sans nous en douter ; mais ne croyons pas que ces péchés-là soient excusés et qu’il s’entende de soi que le Seigneur ne nous en demandera pas compte. Que notre prière soit plutôt : « Qui est-ce qui connaît ses fautes commises par erreur ? Nettoie-moi de mes fautes cachées ! » (Psaumes 19.13). Notre ignorance des commandements de Dieu est elle-même coupable et mérite d’être punie, car elle a sa source dans la dépravation de notre cœur. Nous devrions être assez renouvelés et assez éclairés pour discerner en tout temps la volonté de Dieu, qui est bonne, agréable et parfaite (Romains 12.2).

Après avoir manifesté sa justice, Dieu révèle sa miséricorde — envers Abraham et Sara tout d’abord, mais aussi envers Pharaon et Abimélec — en détournant les funestes conséquences de la faute d’Abraham. Quelle reconnaissance ne durent-ils pas éprouver les uns et les autres envers ce Dieu compatissant et fidèle, lorsque Sara fut rendue à Abraham et eut repris la position dont elle n’aurait jamais dû sortir ! Les deux rois païens témoignèrent de leur respect et de leur gratitude envers lui en réparant leur injustice et en renvoyant à l’homme de Dieu sa femme avec de riches présents. L’un et l’autre avaient reconnu en Abraham un « béni de l’Eternel. » Cette heureuse issue fut l’œuvre de Dieu ; une protection divine spéciale accompagnait les patriarches ; « ils allaient de nation en nation et d’un royaume vers un autre peuple ; il n’a pas souffert que personne les opprimât, et il a châtié des rois pour l’amour d’eux : « Ne touchez point f à mes oints, ne faites point de mal à mes prophètes ! » (Psaumes 105.13-15).

II

Les fautes des hommes de Dieu nous révèlent l’infirmité de notre nature et l’inconstance de notre cœur. Quand le Seigneur retire sa main, nous ne sommes pas à l’abri des plus grands péchés. Quand nous méprisons ses directions pour suivre nos propres voies, nous ne pouvons pas et nul homme ne peut nous préserver de quelque chute dans l’abîme. Les ordonnances de Dieu sont comme les ailes qu’il étend sur nous, et il n’y a pas ailleurs pour nous de refuge assuré. Celui qui veut s’en affranchir, se prive par là-même de sa protection et de ses directions. L’enfant qui s’insurge contre ses parents, chasse son ange gardien. Le chrétien qui refuse obéissance à ses conducteurs spirituels et qui brise les liens de l’amour et de l’union, est une brebis isolée et égarée dont le loup fait sa proie. Le ministre de Christ qui se révolte contre l’autorité légitime de ses supérieurs, cesse d’être gardé par la main du Seigneur. Il se peut qu’il ait pendant un temps brillé comme un astre éclatant au firmament ; mais, en déchirant les liens de l’obéissance, de l’amour et de l’unité, il déchoit de sa place et n’est plus qu’une lumière trompeuse qui bientôt s’éteindra dans les ténèbres. Loin de nous donc toute complaisance en nous-mêmes ! Désespérons de notre sagesse et de notre bonté propres ; comptons sur le Seigneur seul, et demandons d’être guidés sans cesse par son Esprit. « Confie-toi en l’Eternel de tout ton cœur, et ne t’appuie point sur ta prudence » (Proverbes 3.5).

De pareils récits ont aussi quelque chose de consolant pour les enfants de Dieu, qui font l’amère expérience de leur incapacité et de la folie de leur propre cœur. Qu’étaient ces patriarches que Dieu a reconnus pour ses serviteurs et dont il n’a pas eu honte de s’appeler le Dieu ? Des hommes comme nous, qui, par nature, n’avaient pas un cœur meilleur ou plus fort que le nôtre ; exposés aux mêmes dangers et assujettis aux mêmes humiliations que nous. Mais, par la foi au Dieu vivant, ils ont surmonté ces épreuves, ils ont été forts dans leur faiblesse même, ils ont rempli leur mission, ils ont été justifiés et ils ont obtenu l’accomplissement des promesses. En suivant leurs traces, nous aussi devons et pouvons atteindre le but, le prix de la vocation céleste !

Dans leur histoire, on admire la patience et la condescendance de Dieu à leur égard. Ils ont parfois bronché ; il ne les a point rejetés pour cela ; il est resté fidèle à son alliance ; il a eu pitié d’eux lorsqu’ils ont crié à lui dans leur détresse, et leur a. rendu sa confiance. Quand le péché nous a surpris et que nous sentons notre faute sans pouvoir en changer les tristes conséquences, une pensée terrible nous obsède parfois : c’est que toute notre piété, tous nos efforts pour servir le Seigneur, n’ont pas été de bon aloi, que Dieu ne pourra jamais rien faire de nous et qu’il ne nous connaît plus. C’est dans ces heures de tentation que le Seigneur nous vient en aide, en mettant sous nos yeux un témoignage de fait de sa fidélité et de sa mansuétude, je veux dire les expériences de ses serviteurs dans les siècles passés. Il bénit la sincérité ; il est assez puissant et assez bon pour réparer même les conséquences de nos fautes, quand nous nous en repentons de tout notre cœur ; il nous donne libéralement la nouvelle mesure de sagesse que nous lui demandons, sans nous reprocher d’avoir déjà reçu tant de grâces et de l’avoir pourtant si imparfaitement servi. « C’est une grâce de l’Eternel que nous ne soyons pas anéantis, que ses compassions ne soient pas épuisées. Elles se renouvellent chaque matin ; grande est ta fidélité ! L’Eternel est ma part ; c’est pourquoi je m’attendrai à lui » (Lamentations 3.22-24).

III

Saint Paul nous montre en Sara un type de la Jérusalem d’en-haut, de l’Eglise de Dieu (Galates 4.24-31). Il sera donc permis de voir dans Abraham, auquel Sara est confiée, le type de Jésus-Christ et du pouvoir qu’il exerce par ses ministres sur son Eglise, et dans, les rois d’Egypte et de Guérar celui des souverains de ce monde qui ne font pas volontairement la guerre à Dieu et ont encore du respect pour lui. L’Eglise, pareille à Sara en Egypte, ne put autrement, lorsqu’elle parut en ce monde, que d’attirer l’attention des puissants. Ils comprirent l’avantage qu’il y aurait pour eux à la dominer ; et lorsque Constantin en fit une Eglise d’Etat, on peut dire que Sara fut conduite dans la maison de Pharaon. Qu’ont dit à cela ceux auxquels le Seigneur avait confié le gouvernement de son Eglise ? Ils ont été faibles, ils ont renié leur dignité, oublié leur responsabilité envers le Seigneur, livré une partie de leurs prérogatives aux pouvoirs politiques et permis qu’ils dominassent sur l’Eglise du Christ ; ils l’ont exposée ainsi au danger d’être mondanisée et profanée, et ils se sont imaginé qu’ils travaillaient à la fois pour son bien et pour celui des princes et des peuples. Pharaon, il est vrai, « fit du bien à Abraham à cause de Sara ; » les serviteurs du Christ eurent les honneurs et la puissance et devinrent les égaux des princes et des rois. Mais ce changement n’a été béni ni pour les peuples ni pour l’Eglise ; celle-ci s’est trouvée dans une situation fausse et en danger de périr ; l’intrusion de la puissance politique dans le domaine spirituel a été une source continuelle d’injustices et de confusion. Dieu frappa Pharaon et sa maison à cause de Sara. » La fausseté de cette situation est aujourd’hui si évidente, que les princes eux-mêmes aspirent à se décharger du gouvernement de l’Eglise et à le remettre à qui de droit. Ils pourraient dire aux chefs de l’Eglise : Pourquoi avez-vous renié votre devoir et votre droit, et avez-vous agi comme si l’Eglise n’avait point de gouvernement établi de Dieu ? Il est temps, si l’on veut épargner à l’Eglise les plus grands maux, de la rendre à la direction de ceux auxquels le Seigneur l’avait lui-même confiée.

Le péril était grand ; Dieu a veillé sur Sara, même dans la maison de Pharaon. Quoique dominée par les princes, l’Eglise a été maintenue, elle n’a point fait naufrage ; l’assemblée des croyants, dans laquelle l’Esprit de Christ habite, subsiste encore. Conservée par la fidélité de Dieu, elle doit recouvrer un jour sa vraie position ; elle pourra alors entrer en possession de l’héritage céleste qui lui est promis.

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