Je lis au nombre de ses préceptes à l’occasion de l’usure : « Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel mérite aurez-vous ? » Achève dans Ezéchiel le portrait du juste : « Il ne prête point à usure et ne reçoit pas plus qu’il n’a donné, » c’est-à-dire au-dessus du capital qu’il a prêté, ce qui est l’usure. Il a donc fallu arracher d’avance le fruit de l’usure, afin d’accoutumer graduellement l’homme à perdre, s’il y avait lieu, un capital dont il avait déjà appris à sacrifier les intérêts. La loi, qui était le préambule de l’Evangile, n’avait pas d’autre but. Elle travaillait à élever d’échelon en échelon jusqu’à la perfection chrétienne, une charité qui ne savait encore que bégayer. « Il rendra au débiteur son gage, » est-il dit plus haut ; à l’insolvable, conséquemment ; car la sagesse humaine la plus vulgaire eût trouvé l’injonction inutile à l’égard de celui qui peut se libérer.
Le Deutéronome est plus explicite : « Le gage qu’il t’aura donné ne passera point la nuit chez toi : tu le lui rendras avant le coucher du soleil, afin que dormant dans son vêtement, il te bénisse. » Mais voici un oracle plus lumineux encore : « Vous remettrez à votre prochain toute sa dette, et vous ne redemanderez rien à votre frère, parce qu’il a invoqué la rémission du Seigneur votre Dieu. » Prescrire la remise de la dette à qui n’a pas de quoi se libérer, c’est plus que lui rendre son gage ; et lors même que le débiteur peut s’acquitter, dire au créancier : « Tu ne lui demanderas rien, » n’est-ce pas défendre bien clairement l’usure, même envers le débiteur solvable, que de fermer toutes les portes à l’usure ?
« Et vous serez les enfants de Dieu. » Rien de plus impudent que de nous appeler ses enfants, lui qui nous défend d’en avoir en interdisant le mariage. Ses enfants ! Mais comment communiquera-t-il aux siens un titre aboli par lui-même ? Serai-je fils d’un eunuque, surtout quand j’ai pour père le même père que toute la nature ? En effet, le Créateur de toutes choses n’est-il pas notre père commun à des droits aussi légitimes qu’un Dieu impuissant qui n’a jamais rien produit ? Supposons même que mon Dieu n’eût pas uni l’homme à la femme, ni assuré la reproduction des êtres vivants, j’étais déjà le fils de Dieu avant le paradis, avant la chute du premier homme, avant son bannissement, avant que deux chairs se confondissent en une. Il me créa fils de Dieu une seconde fois le jour où il me façonna de ses mains et m’anima de son souffle. Enfin, il m’honora encore de ce titre alors qu’il m’enfanta non plus à la vie animale, mais à la vie de l’esprit.
« C’est, dites-vous, parce qu’il est bienfaisant envers les ingrats. »
Courage, Marcion ! Ta criminelle adresse a retranché les pluies et les soleils pour effacer de son œuvre le nom du Créateur. Mais quel est ce Dieu bienfaisant qui ne m’est pas même connu jusqu’à ce jour ? Singulière bienfaisance qui ne s’est encore révélée par aucun bienfait ! Eh quoi ! cette providence qui avait prêté au genre humain ses soleils et ses pluies, le genre humain n’en fera point hommage à ce Créateur, qui, au milieu des prodiges de sa libéralité, souffre jusqu’à ce jour que les hommes portent le tribut de leur reconnaissance à de stupides simulacres, au lieu de l’adresser à leur auteur ! Mais la bienfaisance éclate surtout dans l’ordre spirituel ; car « la parole du Seigneur est plus douce que le miel le plus délicieux. » Censurer les ingrats n’appartenait qu’à celui dont les droits à la reconnaissance étaient fondés, Tout ingrat que tu es, Marcion, il ne t’a retiré ni ses soleils, ni ses pluies. Mais ton dieu ! il ne pouvait se plaindre de mon ingratitude ; qu’avait-il fait pour mériter ma reconnaissance ?
« Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. » Cela revient à dire : « Partagez votre pain avec celui qui a faim ; recevez sous votre toit l’indigent qui n’a point d’asile ; lorsque vous voyez un homme nu, couvrez-le. Jugez pour le pupille ; rendez bonne justice à la veuve. » A cette conformité des deux lois, je reconnais le dogme antique de celui qui « préfère la miséricorde au sacrifice. » Ou bien, si un dieu nouveau recommande la miséricorde parce que la miséricorde est son apanage, pourquoi tant de siècles d’intervalle avant de m’être miséricordieux ?
« Ne jugez point et vous ne serez pas jugé. Ne condamnez point et vous ne serez pas condamné. Remettez et il vous sera remis. Donnez et il vous sera donné, et on répandra dans votre sein une mesure pleine, pressée, qui débordera ; car on se servira envers vous de la mesure dont vous vous serez servi. »
Cet oracle, si je ne me trompe, annonce une rétribution proportionnée aux mérites individuels. Mais d’où viendra cette rétribution ? Des hommes seulement ? Ainsi d’après cette doctrine, loi et récompense, tout sera humain, et c’est à un homme comme moi qu’il me faudra obéir. Du Créateur, à titre de juge et de rémunérateur ? Donc, dans cette hypothèse, il incline notre soumission vers le Dieu dans les mains duquel il nous montre une rétribution bien heureuse ou formidable, selon que chacun de nous aura jugé, condamné, pardonné, mesuré le prochain. De lui-même ? mais le voilà transformé eu juge ; et qu’il soit juge, Marcion ne le veut pas. Choisissez donc, ô Marcionites ! Il y a une moindre inconséquence à déserter les bannières de votre chef, qu’à garder un christ en connivence avec l’homme ou avec le Créateur.
« Un aveugle peut-il mener un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous deux dans la même fosse ? »
Quelques-uns croient à Marcion. Mais « le disciple n’est pas au-dessus du maître. » Apelles aurait dû s’en souvenir, lorsque le disciple de Marcion corrigeait son maître. « Hérétique, ôte la poutre qui obstrue ton œil, » avant de dire au Chrétien : « Tu as une paille dans le tien. » « Un arbre bon ne porte point de mauvais fruits, » le répéterons-nous encore, parce que la vérité n’engendre point l’hérésie. « Un arbre mauvais n’en portera point de bons, » parce que la vérité ne germe point sur l’hérésie. Aussi Marcion n’a-t-il rien tiré de bon du trésor de Cerdon, qui était mauvais, ni Apelles du trésor de Marcion. En effet, la similitude où le Christ désignait les hommes, et non deux Dieux selon le scandale de Marcion, s’applique bien plus légitimement à ces novateurs eux-mêmes.
Il me semble que je ne suis point sorti de la ligne où j’essayais d’établir que nulle part le Christ n’avait manifesté un autre Dieu. Je m’étonnerais qu’ici seulement les mains de Marcion eussent tremblé devant l’adultère, si je ne savais que la crainte saisit les brigands eux-mêmes. Point de crime sans terreur, parce que point de crime où la conscience reste muette. Les Juifs ne connurent donc point d’autre Dieu que celui hors duquel ils n’en connaissaient point, et ils n’invoquaient d’autre Dieu que le Dieu qu’ils connaissaient. S’il en est ainsi, qui donc a pu dire : « Pourquoi m’appelez-vous Seigneur, Seigneur ? » Sera-ce le Dieu qui n’avait jamais été appelé de ce nom, puisqu’il n’avait jamais été promulgué ? ou bien celui qui passait depuis longtemps pour le Seigneur, puisqu’il était connu dès l’origine, c’est-à-dire le Dieu des Juifs ? Et quel autre aurait pu ajouter avec lui : « Vous ne faites pas ce que je dis ? » Sera-ce encore celui qui essayait d’enseigner pour la première fois, ou bien celui qui leur parlait depuis longtemps par l’organe de la loi et des prophètes ? celui qui était en droit de censurer leur révolte quand même il ne l’eût jamais fait précédemment ? Or, le Dieu qui avait dit avant l’avènement du Christ : « Ce peuple m’honore du bout des lèvres, mais son cœur est loin de moi, » leur reprochait leur vieille insubordination. Sinon, quelle absurdité ! Le Dieu nouveau, le Christ nouveau, le révélateur de cette religion nouvelle et merveilleuse déclarerait opiniâtres et rebelles des hommes dont il n’avait pu expérimenter ni l’opiniâtreté, ni la rébellion !