La date de l’institution de l’Etat est marquée, selon nous, dans l’histoire biblique par l’institution du droit de punir (Genèse 9.6), qui en est la première raison d’être, nécessitée par l’effroyable corruption de l’humanité antédiluvienne (Genèse 6.1 et suiv.). Jusqu’alors c’était au gouvernement divin qu’était dévolu le droit de punir le meurtre, comme il le fait jusqu’à aujourd’hui pour maintes autres transgressions de la loi divine ; dès l’époque noachique, la justice divine appelle l’homme à concourir à son œuvre sur la terre, et lui délègue une partie de son pouvoir, jusqu’à l’autoriser à verser le sang en expiation du sang répandu : « Celui qui aura répandu le sang de l’homme, c’est par l’homme que son sang sera répandu. »
D’après saint Paul, de même, l’Etat est le représentant de la justice divine sur la terre, et le magistrat est le ministre, non de Christ, selon le principe du césaro-papisme, mais de Dieu, chargé d’intimider les méchants et porteur du glaive, comme insigne de sa fonction (Romains 13.3-4 ; comp. 1 Pierre 2.13-14).
Des passages que nous venons de citer résulte pour nous d’abord la notion de l’Etat comme d’une institution et non d’un contrat social qui, à supposer qu’il eût jamais existé, serait toujours révocable, et dont la durée ou la cessation ne dépendrait que de l’intention ou de l’arbitraire des parties.
Quant au but de l’institution, il résulte des principes élémentaires de l’Ecriture sur ce point que le rôle de l’Etat est préservatif et coercitif, plutôt que productif et rémunératif. La seule récompense que l’Etat ait raison d’accorder pour le bien accompli, c’est une louange, ἔπαινον (Romains 13.3 ; 1 Pierre 2.14).
Nous définissons l’Etat : l’institution divine, fondée sur les deux principes de l’hérédité et de la territorialité, dans le but de garantir le droit social de chaque individu et des sociétés particulières existant dans les limites de son territoire.
De plus en plus, le droit territorial, le régime du for, tend à prévaloir dans la constitution des Etats sur le droit héréditaire, mais ce dernier n’est pourtant pas près de disparaître.
De notre définition résulteront pour nous, d’une part, les compétences de l’Etat, de l’autre, les obligations de l’individu envers l’Etat.
Les compétences de l’Etat seront naturellement déterminées par les deux principes sur lesquels repose son institution, d’ordre matériel tous les deux, l’hérédité et la territorialité, et par les garanties offertes par l’un et par l’autre. Il en résulte déjà, d’une manière générale, que les compétences de l’Etat se renfermeront dans les limites des intérêts terrestres et sociaux, et ne sauraient atteindre le domaine des consciences, avec lequel les deux principes de l’hérédité et de la territorialité sont complètement hétérogènes.
Nous avons déjà défini le droit dont nous remettons la sauvegarde à l’Etat, lorsque nous avons défini la loi civile. Or, de très bonne heure, l’Etat, armé qu’il était, ne s’est pas contenté du rôle négatif, préventif et prohibitif de gardien des droits, c’est-à-dire des limites assignées à la liberté d’action de chacun, mais il a aspiré de tout temps et dans tous les pays à substituer son action à celle de l’individu, à régir et à diriger les consciences, à l’égal des intérêts sociaux, à produire le bien plutôt qu’à se retrancher à empêcher le mal, à assurer le progrès plutôt qu’à se contenter de ne pas l’entraver, à jouer tour à tour le rôle de père de famille et de sacrificateur, envahissant ainsi le domaine tout entier de l’existence humaine.
Le socialisme n’est pas autre chose que l’extension des compétences de l’Etat par delà les limites réservées à l’individu. Dans l’antiquité, le socialisme fleurit dans les sociétés grecque et romaine, en même temps que la théocratie en Israël. L’une et l’autre forme était provisoire et accommodée à des conditions d’existence imparfaites et anormales. Disons toutefois que la théocratie d’Israël conservait en tutelle l’individu, que le socialisme antique immolait à l’Etat.
C’est également ensuite d’une usurpation de titres et de fonctions que l’Etat a pu s’appeler chrétien. L’Etat n’est ni athée, ni chrétien ; il suppose la religion naturelle, et son existence et ses lois sont placées sous la garantie du Dieu Créateur. « Au nom du Dieu tout-puissant », dit la constitution fédérale suisse dans son préambule.
Le progrès social consistera donc, non pas dans une extension croissante des droits de l’Etat à des domaines qui lui avaient jusqu’ici échappé, comme celui de l’éducation de l’enfance, mais au contraire dans le recul progressif de ses compétences abusives, fussent-elles consacrées par les plus anciennes traditions, et dans la restitution à l’individu et aux associations de tous les droits et de toutes les initiatives dont ils ont été dépouillés, jusqu’à la limite où son action devient et demeure indispensable et normale pour tout le cours de l’existence de la société humaine sur la terre. Le progrès véritable de la civilisation avance de tout ce qui est enlevé à l’Etat et restitué à l’individu, en sorte que le degré de civilisation le plus parfait serait celui où l’Etat ne posséderait plus dans ses attributions que l’administration du droit civil et du droit pénal. Reprenant un mot célèbre, nous dirons que les individus n’ont que l’Etat qu’ils méritent.
Les compétences de l’Etat se partagent en compétences de l’Etat envers les individus et compétences envers d’autres sociétés, étrangères ou indigènes.
Nous résumons ces compétences dans deux termes qui répondent aux deux cas qui peuvent se produire : celui où l’individu est en règle avec la société, et celui où il est en rébellion contre les lois. Ces deux termes sont : protection et répression, protection du droit social, qui comprend la personne et la propriété, et répression des actes attentatoires à ce droit social.
La punition sociale, sous les deux formes sous lesquelles elle est appliquée aujourd’hui, l’incarcération et la mort, n’est motivée ni par une raison d’utilité publique, l’intimidation des malfaiteurs, ni par l’intention de procurer l’amélioration du coupable. L’une de ces raisons avilirait au rang de moyen et de victime l’homme, qui, même dégradé, demeure encore l’image de Dieu (Genèse 9.6) ; l’autre attribuerait à l’Etat et à l’administration de la justice une compétence qui dépasse sa portée.
La peine sociale est une expiation, c’est-à-dire la satisfaction réclamée par la justice humaine au nom de la justice divine, de la part de l’agent libre et responsable qui l’a offensée. Nous ne disons pas que la raison de défense sociale ne soit pas renfermée dans l’administration de la peine, ou que l’amélioration du coupable n’en puisse pas être l’effet ; en tout cas, ne faut-il pas que le mode d’application de la peine rende celle-ci impossible ou plus difficile (promiscuité des malfaiteurs dans les prisons, brutalités exercées, interdiction de secours religieux) ; mais cet effet, s’il se produit, sera dû à d’autres influences que celles dont l’Etat dispose, celles de la famille ou de l’Eglise.
Le code pénal lui-même reconnaît ce point de vue, en proportionnant la durée ou la dureté de la punition non pas aux exigences de la sûreté publique, — puisque à l’expiration de sa peine la prison rendra à la société le malfaiteur, même manifestement dangereux, — ni non plus à celles de son amélioration morale, mais à la nature et à la gravité juridique de la faute. Le pénitencier, nous l’avons dit déjà, n’est ni une cage, ni un pensionnat ; l’échafaud, quand il s’élève, n’est pas un abattoir où l’on fait disparaître un membre dangereux, responsable ou non, de la société, mais un monument où un agent libre et responsable paie sa dette à la justice, et où la justice honore encore, dans celui même qu’elle frappe, sa dignité d’homme et de créature de Dieu.
Deux courants opposés se sont réunis pour affaiblir la notion de la justice et altérer celle de la peine dans l’Etat moderne. L’un, le courant chrétien, qui, mal dirigé, tend à confondre l’ordre de la charité chrétienne avec celui de la justice. On ne réussit par là qu’à fausser le principe de la justice sans sauvegarder celui de la charité ; saintes l’une et l’autre, elles ressortissent à deux ordres différents qui, comme nous l’avons indiqué déjà, se superposent l’un à l’autre sans s’exclure, puisque le juge chrétien peut aimer comme chrétien celui qu’il punit comme juge. L’Evangile nous paraît avoir confirmé le droit naturel de punir et de punir de mort le coupable, par la bouche de Jésus, dans sa réponse à Pierre : « Celui qui tire l’épée périra par l’épée » (Matthieu 26.52), et sous la plume de Paul (Romains 13.4). En Matthieu 5.21, Jésus a renforcé plutôt que de la diminuer la pénalité attachée au meurtre.
L’autre courant, qui tend à devenir dominant aujourd’hui, est celui du déterminisme matérialiste, qui nie la différence du bien et du mal, la culpabilité du crime par conséquent, et qui, sous couleur d’humanitarisme, plaide moins la responsabilité que l’infortune du malfaiteur. A ce point de vue, le pénitencier et l’asile d’aliénés ne font plus qu’une seule et même chose.
En vain arguera-t-on, en faveur de l’atténuation de la peine et de l’abolition de la peine capitale, de la diminution ou même de la disparition dans un pays des crimes sanglants. La conclusion inverse paraîtra à tout le moins plus logique que cet argument utilitaire ; car, plus les crimes sont rares, plus le criminel est coupable, puisque de moins en moins il peut alléguer en sa faveur la contagion de l’exemple, et celui qui se rend coupable de cette monstrueuse exception, devrait a fortiori être exclu du bénéfice de l’amélioration des mœurs publiques auquel il n’a pas participé.
Du droit de punir dérive pour l’Etat celui de faire la guerre, en cas d’agression ou d’insulte. Seulement un Etat ne se trouve pas de fait en face des autres Etats dans la même position que vis-à-vis d’un malfaiteur désarmé par la force publique, et, comme chaque partie ne manque pas d’invoquer son bon droit, aucune non plus n’a le droit de s’ériger dans le concert des nations en ministre de Dieu et organe autorisé de la justice divine, comme peut le faire dans le sein de chaque Etat particulier la justice sociale aux prises avec les malfaiteurs. Un Etat qui se trouve être l’objet de l’agression injuste d’un autre Etat, est vis-à-vis de lui dans la même position que moi vis-à-vis du brigand dans la forêt ; et, comme, en prenant les armes pour administrer la justice ici-bas, il ne saurait être assuré du succès de son entreprise, il en appelle quant à l’issue de la lutte à un tribunal qui n’existe pas encore sur la terre, au souverain arbitre des Etats, pour manifester sinon le droit actuel, auquel ne répond pas toujours la victoire, du moins l’intention providentielle qui dirige l’histoire vers son terme dans les conflits désordonnés des nations. La guerre entre Etats, par laquelle chaque partie prétend se mettre en défense contre les intentions belliqueuses de l’autre, est donc un duel sous la forme d’un jugement de Dieu, institué faute d’une instance supérieure qualifiée pour trancher entre les parties contendantes.
Le plus simple bon sens enseigne que le gouvernement d’un Etat a le devoir de protéger selon ses forces le peuple qu’il administre contre le meurtre et le pillage, et qu’il a par conséquent le droit d’appeler à cet effet toutes les forces du pays. Nous allons plus loin, et nous rangeons parmi les casus belli légitimes les revendications de l’honneur national, puisque l’affront fait au pays par un Etat étranger, en jetant l’opprobre ou le discrédit sur le peuple du pays, porte atteinte par là même à sa sécurité future ; et si, simple particulier, je dois tendre la joue droite à celui qui me frappe sur la gauche, le gouvernement d’un Etat, gardien des intérêts du peuple entier comme de ceux de chaque citoyen, n’est pas lié aux considérations que la charité chrétienne dicte à l’individu dans ses relations privées, et il doit, par tous les moyens en son pouvoir, réparer l’outrage, si outrage il y a, fait à la patrie (comp. 2 Samuel 10).
L’établissement de l’état-civil et la séparation de plus en plus complète de l’ordre civil et de l’ordre religieux sont une des conquêtes les plus précieuses de notre temps, mais qui ne sera achevée que par la suppression du budget des cultes et la séparation des Eglises et de l’Etat. Ces deux questions sont distinctes cependant. Il est des Etats de l’Union américaine où la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’a pas entraîné la séparation de l’ordre civil et de l’ordre religieux au même degré que chez nous, puisqu’une profession de foi chrétienne est réclamée pour remplir certaines fonctions civiles.
Il résulte évidemment des principes exposés jusqu’ici que l’union des Eglises et de l’Etat est une anomalie héritée du passé, que les partisans du véritable progrès social doivent travailler de tous leurs efforts à faire disparaître, et cela tout d’abord dans l’intérêt de l’Etat lui-même. Il y a toujours un sérieux inconvénient pour une personne, individuelle ou collective, à se mêler d’objets et d’intérêts pour lesquels elle se trouve incompétente ; et tel est le cas de l’Etat en matière de questions religieuses. Que le gouvernement d’un Etat émane du principe de la territorialité ou de celui de l’hérédité, ou d’une combinaison de l’un et de l’autre, il est certain que son origine ne lui donne aucune compétence pour apprécier les dogmes propres aux différentes institutions ou associations religieuses qui occupent le territoire, pour accorder aux unes des préférences dont il frustrerait les autres, pour faire autre chose enfin que d’étendre une égale protection sur toutes les associations, pour autant qu’elles ne compromettent pas l’ordre et la sécurité publique. Mais s’agit-il d’un concours actif ? c’est ici que la difficulté ou l’iniquité commence, car, ou bien le concours sera assuré à une, deux ou trois associations religieuses dites reconnues, liées ou non avec l’Etat par un concordat, et toutes les autres se verront contraintes de participer aux dépenses d’une ou de plusieurs Eglises qui leur sont étrangères ; ou bien le concours sera offert indistinctement à toutes, au prorata du nombre de leurs membres, et voilà le gouvernement contraint à un travail de statistique inquisitorial et incessant. Mais cette dernière alternative, la répartition proportionnelle, n’aurait pour elle que les apparences de la justice, puisqu’elle léserait d’une part la fraction de la nation qui ne se rattacherait à aucune association religieuse, et d’autre part, tous ceux qui, quoique faisant partie d’une association religieuse, refusent pour elle par principe et par motif de conscience tout concours étranger. Elle rendrait d’ailleurs l’action du gouvernement facilement tyrannique, car si des divisions intestines éclataient dans l’une ou l’autre de ces associations, l’Etat serait entraîné à prendre parti entre les fractions rivales, à intervenir par conséquent dans des questions dogmatiques. Le régime actuel des choses ecclésiastiques dans la plupart des cantons suisses est même atteint d’une contradiction interne et insoluble ; car, tandis que l’Etat, sous prétexte de neutralité doctrinale, a ouvert l’Eglise protestante à toutes les doctrines, même les plus contraires, il ne laisse pas de reconnaître à côté d’elle une confession catholique et une confession israélite, soumises à des principes religieux qui leur sont propres, et il répudie par là la neutralité doctrinale qu’il impose à l’Eglise protestante.
Nous dirons enfin qu’injuste à l’égard des Eglises qu’il n’entretient pas, l’Etat ne tarde pas à être nuisible à celles-là mêmes qui sont l’objet de ses faveurs, et qui, dans cette relation, perdent de plus en plus la conscience de leurs obligations, souvent même le sentiment de leur dignité, ensuite de l’adage : Qui paie commande.
Les inconvénients qui résultent pour l’Eglise elle-même de son union avec l’Etat sont la confusion qui s’établit entre la qualité de citoyen et celle de membre de l’Eglise, entre le droit de la naissance et celui du baptême ; l’incapacité où elle se trouve de s’administrer conformément à ses véritables intérêts, dont elle seule peut être juge, et de maintenir à sa base une profession de foi obligatoire pour tous ses fonctionnaires ; le danger, dès lors, d’être envahie incessamment par des doctrines étrangères et antichrétiennes, qui réclameront droit de cité dans son sein comme dans le domaine politique ; l’impossibilité enfin où elle sera de remplir d’importantes tâches qui incombent à toute Eglise fidèle, et qu’elle devra abandonner à l’initiative de sociétés particulières, comme les œuvres d’évangélisation et de mission intérieure et extérieure, car il est également inadmissible que l’Etat traite comme non chrétiennes des populations habitant son territoire, ou qu’il entretienne de ses deniers des entreprises visant des peuples étrangers.
La question des rapports de l’Etat avec l’école est connexe à celle que nous venons de traiter et surgit de toutes parts à sa suite. Qu’est-ce que l’école, si ce n’est pas la continuation de la famille et de l’Eglise ? C’est l’Eglise qui l’a fondée et qui pendant longtemps l’a gouvernée. Ce n’est que dans les temps modernes que l’Etat, s’étant avisé de la faute qu’il avait commise à son point de vue, a entrepris de regagner le terrain perdu, en expulsant l’Eglise de sa propre création.
Mais, si la prépondérance de l’Eglise dans l’école avait fini par devenir un abus, si l’école confessionnelle officielle péchait contre les principes du vrai libéralisme, l’école officielle neutre se présente comme un problème de plus en plus insoluble. Pas plus dans la famille que dans l’école, en effet, il n’est possible de séparer d’une manière absolue l’instruction de l’éducation, et pas plus la morale véritable ne saurait être indépendante de la religion, pas plus l’influence religieuse ne saurait être distraite de l’éducation de l’enfance. Mais ici surgit le conflit entre l’école et l’Etat, car, si l’une ne se passe pas de la religion, l’autre doit se déclarer incompétent à choisir entre toutes les croyances religieuses particulières.
On a cherché à remédier à ce vice de deux manières. On a prétendu instituer dans l’école un enseignement religieux non confessionnel, qui ne porterait que sur les croyances religieuses communes à toutes les confessions particulières, y compris les israélites ; mais cet enseignement froissera la conscience de ceux qui, avec raison, le jugeront insuffisant, et par là même nuisible, en habituant l’esprit de l’enfant à opposer la religion qui lui est enseignée à l’école à celle qui lui est enseignée dans la famille. Il est d’ailleurs des parties de l’enseignement qui, par leur nature même, violeront la neutralité confessionnelle, l’histoire, par exemple, dans les périodes, et ce sont les plus nombreuses, où les causes religieuses se sont mêlées aux causes politiques. Il n’est pas jusqu’au choix du jour de chômage hebdomadaire qui ne doive froisser quelques consciences et quelques intérêts, puisque le sabbat des chrétiens n’est pas célébré par tous les habitants du pays.
Etant donnée l’union de l’Etat et de l’école, la pratique qui atténue le plus les inconvénients que nous signalons, sans les faire disparaître, est celle qui existe dans le canton de Neuchâtel, où l’enseignement religieux est entièrement distinct des autres parties de l’enseignement et confié à des maîtres choisis et salariés par les différentes congrégations religieuses.
L’Etat moderne a évidemment le droit et le devoir de fixer un quantum d’instruction nécessaire à tout citoyen pour remplir ses devoirs civiques élémentaires. Mais nous serions disposé à réduire à ce minimum l’intervention de l’Etat en matière d’instruction publique primaire, en remettant tout ce qui le dépasserait à l’école confessionnelle libre. La question, soulevée tout à l’heure, de l’enseignement religieux dans l’école, serait par là même résolue.
Nous aurions moins d’objections à remettre à l’Etat l’instruction supérieure que l’instruction primaire, parce que l’éducation religieuse est censée terminée, et que la juxtaposition de toutes les opinions religieuses et de toutes les tendances philosophiques peut être un élément de développement et de maturation intellectuelle, sur la base de principes fermement établis. L’académie n’est pas l’Eglise, et la leçon académique n’est pas un culte. Le but de l’une est le perfectionnement intellectuel par la voie du libre examen et de la libre discussion ; le but de l’autre est, comme nous allons le voir, l’édification, qui suppose une doctrine reconnue.
Toutefois, nous refusons à l’Etat le droit et la compétence nécessaires pour diriger l’enseignement de la théologie, qui est la science du salut par Jésus-Christ, c’est-à-dire une science issue du fait historique du christianisme ; et, dans le cas où la Faculté de théologie serait réunie à l’établissement officiel d’enseignement supérieur, nous revendiquerions pour l’Eglise le droit d’accepter ou de refuser les candidats pourvus de titres scientifiques suffisants qui s’offriraient à son service.
Ces obligations sont réunies dans le chap. 13 de l’épître aux Romains et peuvent se résumer dans les deux mots : soumission (à défaut d’affection) et acquittement de la dette sociale.
Il n’était pas inutile, dans l’empire romain et sous un Néron, de relever le droit divin de l’Etat, que les membres de la nouvelle société qui venait de se fonder sur la terre pouvaient être tentés de méconnaître ou de nier. Encore aujourd’hui, il n’est point rare d’entendre statuer une antinomie entre le principe de l’Etat et le principe de l’Eglise, entre la vocation du chrétien et celle du citoyen, antinomie qui ne permettrait pas au chrétien d’exercer les fonctions de juge ou de magistrat.
L’Etat étant, comme nous venons de le voir, d’institution divine, le chrétien respecte tout magistrat, indépendamment de ses qualités personnelles, comme ministre de Dieu établi pour réaliser un but divin sur la terre, le maintien du droit et de la justice. Le respect emporte ici la soumission en tout ce qui n’est pas contraire à la conscience — laquelle ne relève plus de l’Etat (Actes 4.19) — et n’atteint que l’intérêt matériel ; un impôt n’est pas un dogme.
La question se complique dans les cas où l’origine du pouvoir est illégitime, et où le magistrat ou le souverain est un usurpateur. Ici l’apôtre a donné de la difficulté la solution la plus simple et la plus pratique, la seule vraiment pratique. Le christianisme consacre le droit divin du gouvernement, mais du gouvernement de fait, c’est-à-dire de tout gouvernement établi, reconnu, qui s’est mis en mesure d’administrer la justice et de garantir les transactions (Luc 20.25), et qui a réduit ses rivaux à l’impuissance, en ne leur laissant que la faculté de la protestation.
Le droit divin, dans le sens usuel du mot, c’est-à-dire le droit imprescriptible attribué à un gouvernement déchu, à une famille ou à un homme, de ressaisir en tout temps, même par la violence, le pouvoir dont la violence l’a privé, n’est pas dans la politique selon l’Ecriture sainte. En effet, les origines de tous les pouvoirs politiques étant plus ou moins entachées d’illégalité et la plupart étant d’ailleurs assez incertaines, où peut-on fixer le terme de la prescription à partir duquel l’illégalité est devenue la légalité, si ce n’est au moment de la reconnaissance de fait de chaque pouvoir nouveau ? et à quel terme également faut-il limiter le droit pour le pouvoir déchu de revendiquer ses anciens droits, si ce n’est au moment même de la déchéance ? Le chrétien se verrait, pour être fidèle à sa conscience, voué aux plus cuisantes perplexités, à propos d’intérêts secondaires de leur nature, s’il devait à chaque fois remettre en question la légitimité du pouvoir établi, et les préoccupations politiques sous leur forme la plus stérile lui feraient perdre un temps et des forces qui devaient être réservés à l’accomplissement de ses devoirs directs.
Mais, tout en acceptant le gouvernement de fait et en s’y soumettant, le chrétien ne renonce point à son appréciation personnelle sur la question de droit, et il s’abstiendra de toute démarche qui pourrait être interprétée comme une adhésion au droit d’usurpation. C’est dire qu’à plus forte raison il ne s’associera en aucun cas, fût-ce sous le prétexte de sortir de la légalité pour rentrer dans le droit, à un coup d’Etat, c’est-à-dire à une modification du pouvoir établi par d’autres voies que celles que prescrit la constitution du pays ; il usera de tous les moyens légaux pour réformer les vices et les abus dont il est le témoin ; mais il ne recourra jamais à la force pour se faire justice soi-même.
Ici même, sans doute, la question peut se charger d’éléments très complexes, que ce n’est pas la tâche de la science morale de prévoir et de résoudre. Un de ces cas difficiles sera celui d’un conflit de compétence entre deux pouvoirs, soit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, soit entre le pouvoir prochain et immédiat et le pouvoir supérieur, mais lointain. Prenons, par exemple, la révolution des Etats-Unis d’Amérique contre le gouvernement anglais, à la fin du siècle passé. Toute la question serait de savoir si les griefs du pouvoir insurrectionnel étaient fondés, et si ce pouvoir avait qualité pour revendiquer le titre de belligérant en état de légitime défense.
Nous avons déjà traité des cas de persécution légale pour cause de religion. Ici s’appliquent les maximes contenues dans Matthieu 5.38-42 ; 26.52 ; 1 Pierre 2.23.
L’individu doit, en second lieu, à la société une contribution personnelle ou pécuniaire, en retour de la protection qu’elle assure à chacun. C’est là la dette sociale dont tout citoyen et tout habitant du pays porte sa part, qu’il est tenu d’acquitter intégralement. Bien des gens qui se feraient scrupule de voler un particulier, ne s’en font aucun de frustrer l’Etat, même au prix d’une fraude ou d’une réticence. Le devoir d’acquitter consciencieusement l’impôt, même exagéré ou injuste, est enseigné dans Romains 13.6-7, et illustré par l’exemple de Christ, Matthieu 17.25-26.
La contribution personnelle se paie sous la forme des services que l’individu doit à l’Etat, et dont le plus élémentaire est d’aller voter, et de le faire selon sa conscience ; puis viennent toutes les prestations nécessaires au fonctionnement de la chose publique, depuis le service militaire jusqu’aux fonctions administratives auxquelles nos aptitudes et nos circonstances nous appellent.
En cas d’injustice ou de violence légale, la protestation peut être non seulement un droit, mais un devoir. C’est l’affirmation du droit absolu de la justice en face de la légalité injuste et violente ; c’est le témoignage, le seul qui reste en mon pouvoir, rendu solennellement à la cause du bien et de la vérité opprimée en ma personne. Jésus-Christ et saint Paul ont usé de ce moyen en présence de leurs juges : Matthieu 26.63-65 ; Luc 23.9 ; Jean 18.23 ; 19.9 ; Actes 25.11.
L’amour chrétien, dans ses rapports avec la société civile, prend le nom de patriotisme. Le chrétien, qui ne répudie jamais les affections et les obligations domestiques, ne désavoue pas non plus, sous prétexte qu’il est désormais bourgeois du ciel, l’attachement au sol natal et à ceux qui l’habitent ; mais cet attachement est sanctifié chez lui par la considération de l’obligation spéciale qu’il a envers cette fraction du vaste champ du monde, où il est appelé à glorifier son Dieu, et qu’il regarde comme un poste providentiel. L’universalisme chrétien, qui enveloppe tous les hommes dans le filet du Royaume des cieux, ne dégénère donc pas chez lui en ce cosmopolitisme malsain qui prétend supprimer toutes les frontières et toutes les barrières que la sage Providence a établies et maintenues jusqu’ici dans le sein de l’humanité, mais ne travaille à cette unification qu’à l’aide de la conspiration clandestine ou avouée des hommes contre Dieu et pour assurer un plus libre cours à l’irréligion et à l’orgueil humanitaire. Christ a manifesté le plus pur patriotisme, aussi exempt de lâche complaisance que d’amertume personnelle (Luc 19.41), et saint Paul nous a donné le même exemple (Romains 9.1-5).