Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.9

Farel et ses frères – Chassé de Gap – Il prêche dans les campagnes – Le chevalier Anémond de Coct – La minorité – Anémond quitte la France – Luther au duc de Savoie – Farel quitte la France

Ainsi le vent de la persécution soufflait avec violence, à Meaux et à Metz. Le nord de la France repoussait l’Évangile : l’Évangile céda pour quelque temps. Mais la Réforme ne fit que changer de place ; les provinces du sud-est en devinrent le théâtre.

Farel, réfugié au pied des Alpes, y déployait une grande activité. C’était peu pour lui que de goûter au sein de sa famille les joies domestiques. Le bruit de ce qui s’était passé à Meaux et à Paris avait inspiré à ses frères une certaine terreur ; mais une puissance inconnue les attirait vers les choses nouvelles et admirables dont Guillaume les entretenait. Celui-ci les sollicitait, avec l’impétuosité de son zèle, de se convertir à l’Évangilea ; et Daniel, Gauthier et Claude furent enfin gagnés au Dieu qu’annonçait leur frère. Ils n’abandonnèrent point, au premier moment, le culte de leurs ancêtres ; mais lorsque la persécution s’éleva, ils sacrifièrent courageusement leurs amis, leurs biens et leur patrie, pour adorer en liberté Jésus Christb. Les frères de Luther et de Zwingle ne paraissent pas avoir été aussi franchement convertis à l’Évangile ; la réforme française eut dès le commencement un caractère plus domestique et plus intime.

a – Choupard MS.

b – Farel, gentilhomme de condition, doué de bons moyens, lesquels il perdit tous pour sa religion, aussi bien que trois autres siens frères. Genève MS.

Farel ne s’en tint pas à ses frères ; il annonçait la vérité à ses parents et à ses amis, à Gap et dans les environs. Il paraîtrait même, si nous en croyons un manuscrit, que, profitant de l’amitié de quelques ecclésiastiques, il se mit à prêcher l’Évangile dans quelques églisesc ; mais d’autres autorités assurent qu’il ne monta point alors en chaire. Quoi qu’il en soit, la doctrine qu’il professait produisit une grande rumeur. La multitude et le clergé voulaient qu’on lui imposât silence. « Nouvelle et étrange hérésie ! disait-on ; toutes les pratiques de la piété seraient-elles donc vaines ? Il n’est ni moine, ni prêtre ; il ne lui appartient pas de faire le prédicateurd. »

c – Il prêcha l’évangile publiquement avec une grande liberté. Choupard MS.

d – Manuscrit de Choupard. Hist. des Évêq. de Nîmes, 1738.

Bientôt tous les pouvoirs civils et ecclésiastiques de Gap se réunirent contre Farel. Il était évidemment un agent de cette secte à laquelle on s’opposait partout. « Rejetons loin de nous, disait-on, ce brandon de discorde. » Farel fut appelé à comparaître, traité durement et chassé de la ville avec violencee.

e – Il fut chassé, voire fort rudement, tant par l’évêque que par ceux de la ville. Choupard MS.

Il n’abandonna pourtant point sa patrie : la campagne, les villages, les bords de la Durance, de la Guisanne, de l’Isère, ne renfermaient-ils pas beaucoup d’âmes qui avaient besoin de l’Évangile ? et s’il y courait quelque danger, ces forêts, ces grottes, ces rochers escarpés, qu’il avait si souvent parcourus dans sa jeunesse, ne lui offraient-ils pas un asile ? Il se mit donc à parcourir le pays, prêchant dans les maisons et au milieu des pâturages isolés, et cherchant un abri dans les bois et sur les bords des torrentsf. C’était une école où Dieu le formait à d’autres travaux. « Les croix, les persécutions, les machinations de Satan que l’on m’annonçait, ne m’ont pas manqué, disait il ; elles sont même beaucoup plus fortes que de moi-même je n’eusse pu les supporter ; mais Dieu est mon père ; il m’a fourni et me fournira toujours les forces dont j’ai besoing. » Un grand nombre des habitants de ces campagnes reçurent de sa bouche la vérité. Ainsi la persécution, qui avait chassé Farel de Paris et de Meaux, répandit la Réformation dans les provinces de la Saône, du Rhône et des Alpes. Dans tous les siècles s’accomplit ce que dit l’Ecriture : Ceux donc qui furent dispersés, allaient çà et là annonçant la Parole de Dieuh.

f – Olim errabundus in silvis, in nemoribus, in aquis vagatus sum. (Fare ad Capit. de Bucer. Basil, 25 Oct. 1526. Lettres MS de Neuchâtel.)

g – Non defuere cruces, persecutio, et Satanæ machinamenta. Farel Galeoto.

h – Actes.8.4

Parmi les Français qui furent alors gagnés à l’Évangile, se trouvait un gentilhomme du Dauphiné, le chevalier Anémond de Coct, fils puîné de l’auditeur de Coct, seigneur du Chastelard. Vif, ardent, mobile, d’un cœur pieux, ennemi des reliques, des processions et du clergé, Anémond reçut avec une grande promptitude la doctrine évangélique, et bientôt il fut à elle. Il ne pouvait souffrir les formes en religion, et il eût voulu abolir toutes les cérémonies de l’Église. La religion du cœur, l’adoration intérieure, était pour lui la seule véritable. « Jamais, disait-il, mon esprit n’a trouvé aucun repos dans les choses du dehors. Le sommaire du christianisme se trouve dans cette parole : Jean a baptisé d'eau, mais vous serez baptisés du Saint-Esprit ; il faut être une nouvelle créaturei.

i – Nunquam in externis quievit spiritus meus. (Coctus Farello. Manuscrit du conclave de Neuchâtel.)

Coct, doué d’une vivacité toute française, parlait et écrivait, tantôt en latin, tantôt en français. Il lisait et citait le Donat, Thomas d’Aquin, Juvénal et la Bible. Sa phrase était coupée, et il passait brusquement d’une idée à une autre. Toujours en mouvement, il se rendait partout où une porte paraissait ouverte à l’Évangile, et où se trouvait un docteur célèbre à entendre. Il gagnait par sa cordialité les cœurs de tous ceux avec qui il entrait en rapport. « C’est un homme distingué par sa naissance et par sa science, disait plus tard Zwingle, mais bien plus distingué encore par sa piété et son affabilitéj. » Anémond est comme le type de beaucoup de Français de la Réforme. Vivacité, simplicité, zèle qui va jusqu’à l’imprudence, voilà ce que l’on trouve souvent chez ceux de ses compatriotes qui embrassèrent l’Évangile. Mais, à l’autre extrémité du caractère français, nous trouvons la grave figure de Calvin, qui fait un contre-poids puissant à la légèreté de Coct. Calvin et Anémond sont les deux pôles opposés, entre lesquels se meut tout le monde religieux en France.

j – Virum est genere, doctrinaque clarum, ita pietate humanitateque longe clariorem. (Zw. Epp. p. 319.)

A peine Anémond eut-il reçu de Farel la connaissance de Jésus-Christk, qu’il chercha à gagner lui-même des âmes à cette doctrine d’esprit et de vie. Son père était mort ; son frère aîné, d’un caractère dur et hautain, le repoussa dédaigneusement. Le plus jeune de la famille, Laurent, plein d’affection pour lui, ne parut le comprendre qu’à moitié. Anémond, se voyant repoussé par les siens, tourna ailleurs son activité.

k – Dans une lettre à Farel, il signe : Fitlus tuus humilis (2 septembre 1524.)

Jusqu’alors c’était seulement parmi les laïques qu’avait eu lieu le réveil du Dauphiné. Farel, Anémond et leurs amis désiraient voir un prêtre à la tête de ce mouvement, qui semblait devoir ébranler les provinces des Alpes. Il y avait à Grenoble un curé, minorite, nommé Pierre de Sebville, prédicateur d’une grande éloquence, d’un cœur honnête et bon, ne prenant pas conseil de la chair et du sang, et que Dieu attirait peu à peu à luil. Bientôt Sebville reconnut qu’il n’y avait de docteur assuré que la Parole du Seigneur ; et abandonnant les doctrines qui ne sont appuyées que sur des témoignages d’hommes, il résolut dans son esprit de prêcher la Parole, « clairement, purement, saintementm. » Ces trois mots expriment toute la Réforme. Coct et Farel entendirent avec joie ce nouveau prédicateur de la grâce élever sa voix éloquente dans leur province, et ils pensèrent que leur présence y serait désormais moins nécessaire.

l – Pater cœlestis animum sic tuum ad se traxit. (Zwinglius Sebvillæ, Epp. p. 320.)

m – Nitide, pure, sancteque prædicare in animum inducis. Ibid.

Plus le réveil s’étendait, plus aussi l’opposition devenait violente. Anémond, désireux de connaître Luther, Zwingle, et ces pays où la Réforme avait commencé, irrité de voir la vérité repoussée par ses concitoyens, résolut de dire adieu à sa patrie et à sa famille. Il fit son testament, disposa de ses biens, dont son frère aîné, seigneur du Chastelard, se trouvait alors en possession, en faveur de son frère Laurentn ; puis, il quitta le Dauphiné, la France et, franchissant, avec son impétuosité du Midi, des contrées qui étaient alors d’un trajet difficile, il traversa la Suisse, et ne s’arrêtant presque pas à Bâle, il arriva à Wittemberg auprès de Luther. C’était peu après la seconde diète de Nuremberg. Le gentilhomme français aborda le docteur saxon avec sa vivacité ordinaire ; il lui parla avec enthousiasme de l’Évangile, et lui exposa avec entraînement les plans qu’il formait pour la propagation de la vérité. La gravité saxonne sourit à l’imagination méridionale du chevaliero, et Luther, qui avait quelques préjugés contre le caractère français, fut séduit et entraîné par Anémond. La pensée que ce gentilhomme était venu, pour l’Évangile, de France à Wittemberg le touchaitp. « Certes, disait le Réformateur à ses amis, ce chevalier français est un homme excellent, savant et pieuxq. » Le jeune gentilhomme produisit la même impression sur Zwingle et sur Luther.

n – Mon frère Annemond Coct, chevalier, au partir du pays me feist son héritier. (Lettres manuscrites de la Bibl. de Neuchâtel.)

o – Mire ardens in Evangelium, says Luther to Spalatin. Epp. II. 340; Sehr brünstig in der Herrlichkeit des Evangelii, dit-il au duc de Savoie. (Ibid., p. 401.)

p – Evangelii gratia huc profectus e Gallia. (L. Epp. II. 340.)

q – Hic Gallus eques… optimus vir est, eruditus ac pius. Ibid.

Anémond, en voyant ce que Luther et Zwingle avaient fait, pensait que s’ils voulaient s’occuper de la France et de la Savoie, rien ne leur résisterait ; aussi, ne pouvant leur persuader de s’y rendre, les sollicitait-il de consentir au moins à écrire. Il suppliait surtout Luther d’adresser une lettre au duc Charles de Savoie, frère de Louise et de Philiberte, oncle de François Ier et de Marguerite. « Ce prince, disait-il au docteur, ressent beaucoup d’attrait pour la piété et pour la vraie religionr, et il aime à s’entretenir de la Réforme avec quelques personnes de sa cour. Il est fait pour vous comprendre ; car il a pour devise ces paroles : Nihil deest limentibus Deums, et cette devise, c’est la vôtre. Frappé tour à tour par l’Empire et par la France, humilié, navré, toujours en péril, son cœur a besoin de Dieu et de sa grâce : il ne lui faut qu’une puissante impulsion. Gagné à l’Évangile, il aurait sur la Suisse, la Savoie, la France, une influence immense. De grâce, écrivez-lui. »

r – Ein grosser Liebhaber der wahren Religion und Gottseligkeit. (L. Epp. II. 401.)

s – Rien ne manque à ceux qui craignent Dieu. (Hist. gén. de la maison de Savoie, par Guichemon, II, p. 228.)

Luther est tout Allemand, et il se fût trouvé mal à l’aise hors de l’Allemagne ; cependant, animé d’un vrai catholicisme, il tendait la main dès qu’il voyait des frères ; et partout où il y avait une parole à prononcer, il la faisait entendre. Il écrivait quelquefois, le même jour, aux extrémités de l’Europe, dans les Pays-Bas, en Savoie et en Livonie.

« Certes, répondit-il à la demande d’Anémond, l’amour de l’Évangile dans un prince est un don rare et un inestimable joyaut. » Et il adressa au duc une lettre qu’Anémond apporta probablement jusqu’en Suisse.

t – Eine seltsame Gabe und hohes Kleinod unter den Fürsten. (L. Epp. II. 401.)

« Que Votre Altesse me pardonne, écrivait Luther, si moi, homme chétif et méprisé, j’ose lui écrire ; ou plutôt qu’elle impute cette hardiesse à la gloire de l’Évangile ; car je ne puis voir se lever, et briller quelque part cette resplendissante lumière, sans en triompher de joie… Mon désir est que mon Seigneur Jésus-Christ gagne beaucoup d’âmes par l’exemple de Votre Sérénissisme Grandeur. C’est pourquoi je veux vous dire notre doctrine… Nous croyons que le commencement du salut, et la somme du christianisme, est la foi en Christ, qui par son sang uniquement, et non par nos œuvres, a expié le péché et enlevé à la mort sa domination. Nous croyons que cette foi est un don de Dieu, et qu’elle est créée par le Saint Esprit dans nos cœurs, et non trouvée par notre propre travail. Car la foi est une chose vivanteu, qui engendre l’homme spirituellement et en fait une nouvelle créature. »

u – Der Glaube ist ein lebendig Ding. L. Epp. II. 402. L’original latin manque.

Luther en venait ensuite aux conséquences de la foi, et montrait comment on ne pouvait la posséder, sans que l’échafaudage de fausses doctrines et d’œuvres humaines, que l’Église avait si laborieusement élevé, ne s’écroulât aussitôt. « Si la grâce, disait-il, est gagnée par le sang de Christ, ce n’est donc point par nos œuvres. C’est pourquoi tous les travaux de tous les cloîtres sont inutiles, et ces institutions doivent être abolies, comme étant contre le sang de Jésus-Christ, et portant les hommes à se confier en leurs bonnes œuvres. Incorporés à Jésus-Christ, il ne nous reste plus qu’à faire ce qui est bon, parce qu’étant devenus de bons arbres, nous devons le témoigner par de bons fruits.

Voilà ce que Luther fit pour répandre l’Évangile en France. On ignore l’effet que cette lettre produisit sur le prince ; mais nous ne voyons point qu’il ait jamais témoigné quelque envie de se détacher de Rome. En 1522, il pria Adrien VI d être parrain de son premier-né, et plus tard le pape lui promit pour le second de ses enfants un chapeau de cardinal. Anémond, après s’être efforcé de voir la cour et l’électeur de Saxev, et avoir reçu à cet effet une lettre de Luther, revint à Bâle, plus décidé que jamais à exposer sa vie pour l’Évangile. Il eût voulu, dans son ardeur, pouvoir ébranler la France entière. Tout ce que je suis, disait-il, tout ce que je serai, tout ce que j’ai et tout ce que j’aurai, je veux le consacrer à la gloire de Dieuw. »

v – Vult videre aulam et faciem Principis nostri. (L. Epp. II. 340.)

w – Quidquid sum, habeo, ero, habebove, ad Dei gloriam insumere mens est. (Coct. Epp. MS. of Neuchâtel.)

Anémond trouva à Bâle son compatriote Farel. Les lettres d’Anémond avaient excité en lui un vif désir de voir les réformateurs de la Suisse et de l’Allemagne. Farel, d’ailleurs, avait besoin d’une sphère d’activité où il pût déployer plus librement ses forces. Il quitta donc cette France qui déjà n’avait plus que des échafauds pour les prédicateurs du pur Évangile. Prenant des routes détournées, et se cachant dans les bois, il échappa, quoique avec peine, aux mains de ses ennemis. Souvent il se trompait de chemin. « Dieu veut m’apprendre par mon impuissance dans ces petites choses, disait-il, quelle est mon impuissance dans les grandesx. » Enfin il arriva en Suisse en 1524. C’était là qu’il devait dépenser sa vie au service de l’Évangile, et ce fut alors que la France commença à envoyer à l’Helvétie ces généreux évangélistes qui devaient établir la Réformation dans la Suisse romande, et lui donner, dans les autres parties de la confédération et dans le monde entier, une impulsion nouvelle et puissante.

x – Voluit Dominus per infirma hæ docere quid possit homo in majoribus. (Farel Capitoni. Ibid.)

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