Étude sur les Miracles

I. Primauté de la conscience

Appréciation de la position prise par ceux auxquels nous nous adressons, laquelle se résume dans cette thèse : qu’en fait de foi religieuse individuelle, la source de toute certitude doit être cherchée dans la conscience de chacun.

Afin de ne pas courir le risque de vouloir prouver des vérités déjà admises par les personnes pour lesquelles nous écrivons, il est nécessaire que nous voyions tout d’abord ce qui, en fait de convictions religieuses, ressort de leur confession telle que nous venons de la formuler.

Ce point une fois acquis, nous examinerons encore s’il nous est loisible de les suivre sur le terrain sur lequel elles se sont placées, ou si c’est bien plutôt dans le fait de leur point de vue spécial que l’on doit voir la cause des doutes qui les assiègent.

La première chose à constater, à l’égard des hommes qui tiennent un pareil langage, c’est que ces hommes-là croient en Dieu. — Et cette foi n’est pas chez eux la simple admission passive d’un Etre supérieur ou suprême. Non ! C’est bien la foi, une foi précise, inébranlable en un Dieu vivant et tout-puissant, c’est-à-dire libre, présent partout, et d’une sainteté et d’une perfection absolues. Ce qui prouve la présence, chez ces hommes, d’une foi semblable, c’est la nature même de l’objection que soulève dans leur esprit le fait surnaturel. Cette objection témoigne d’une foi en Dieu telle que nous l’avons décrite.

De plus, ces hommes croient au fait du péché, à leur propre état de péché. — Et cette conviction n’est pas non plus chez eux la simple admission passive d’une imperfection, d’une faiblesse qui soit après tout excusable et sans importance absolue. Nullement ! Le fait qu’ils tiennent encore à l’Evangile, puisqu’ils cherchent à dissimuler, à oublier les doutes qui tendraient à en obscurcir la lumière à leurs yeux ; le fait que ces doutes sont pour eux une cause de souffrance, une occasion de secrets reproches, qu’ils ne se les avouent pas volontiers à eux-mêmes ; ce fait seul prouve l’existence, chez ces hommes, d’un attachement profond à l’Evangile.

Or cet attachement ne saurait provenir ni des conclusions de leur intelligence, puisque ce sont justement ces conclusions qui tendraient plutôt à leur faire rejeter cet Evangile, ni d’un simple respect humain pour une autorité qu’ils voient reconnue par ceux qui les entourent, la présence de ce dernier mobile n’étant pas admissible chez des hommes dont les doutes eux-mêmes montrent autant d’indépendance dans la pensée. Cet attachement ne saurait donc être, chez eux, que le résultat d’une expérience positive qu’ils ont faite à l’égard de l’Evangile, expérience dont l’impression domine encore les conclusions négatives de leur esprit. Cette expérience consiste en ceci : qu’ils ont senti que l’Evangile est pour eux la parole du salut. Or, s’ils tiennent à là parole du salut, c’est qu’ils tiennent au salut ; c’est donc qu’ils en sentent la nécessité pour eux-mêmes.

Ces hommes admettent par conséquent, dans le fond, la chute morale de l’homme. En effet, ils éprouvent vivement, sans peut-être pouvoir se rendre un compte exact de ces faits, que l’homme n’est pas, dans là direction de sa volonté, dans son amour, ce qu’il devrait être, ce que Dieu avait voulu qu’il fût.

Ainsi donc : la foi en un Dieu personnel, au Dieu vivant, libre, tout-puissant et tout-sage, au Saint des saints ; la conviction d’un état de péché de l’homme, état qui nécessite pour l’homme un salut ; enfin, comme résultat de ces deux premières pensées, un attachement profond à l’Evangile, attachement qui découle de l’expérience de sa vérité salutaire, — telles sont les convictions dont nous devons admettre l’existence chez ceux que nous avons désignés plus haut ; telles sont aussi les propositions sur lesquelles, dans ce qui va suivre, nous aurons le droit de baser notre étude.

Cependant nous devons encore apprécier le point de vue spécial de ceux dont il est ici question, afin de voir s’il nous est loisible de les suivre sur le terrain où ils se sont placés.

La position morale des hommes auxquels nous nous adressons, implique l’admission chez eux de deux principes d’autorité : la conscience ou le sens moral intime, et l’Evangile. En effet, c’est du conflit de ces deux autorités que naît le malaise dont ils souffrent. — De plus, chez ces personnes, l’autorité de la conscience prime celle de l’Evangile, puisque ce sont des motifs de conscience qui viennent ébranler leur foi à l’Evangile.

Pouvons-nous les suivre sur ce terrain ? Sommes-nous en droit d’admettre qu’il y ait, en chaque homme, une autorité qui soit supérieure à celle de l’Evangile ? — qu’il existe en chacun de nous un tribunal sans appel, à la barre duquel nous soyons appelés à faire comparaître l’Evangile lui-même ?

Cette question n’est point oiseuse, surtout dans le moment actuel, et nous devons nous y arrêter quelques instants.

Il est des hommes, et ils sont nombreux et respectés, qui repousseraient comme un blasphème la seule pensée que l’on pût admettre l’existence d’une autorité supérieure à l’Evangile.

Ce n’est pas pour ces hommes-là que nous écrivons ; ce ne sont pas non plus de tels hommes qui peuvent être utiles à ceux auxquels nous nous adressons ici. — Forts de la clarté de leurs convictions, ayant tout à fait perdu de vue les degrés successifs par lesquels ils ont dû passer pour y arriver, confondant le sentiment d’une longue habitude, ou même celui d’opinions reçues dès l’enfance, avec la voix de Dieu lui-même, ces croyants inébranlables sont trop étrangers aux doutes de leurs frères pour pouvoir les comprendre et les discuter. Bien qu’il puisse nous arriver de sentir notre foi se rallumer à la leur, nous craindrions cependant de leur dévoiler des hésitations que nous sentons qui les trouveraient sans merci. — Ce sont là les hommes qui mettent l’Ecriture avant et par-dessus leur conscience, c’est-à-dire par-dessus leur sentiment immédiat de la vérité. Laissons-les proclamer leurs éclatantes convictions, mais ne leur demandons jamais de nous les prouver.

Néanmoins, si nous n’hésitons pas à prononcer bienheureux ceux qui n’ont pas besoin, disons mieux, qui n’ont plus besoin qu’on leur prouve la divine autorité de l’Evangile, nous ne saurions pourtant oublier qu’à côté de ces croyants-là il en est encore d’autres. Est-il permis, vis-à-vis de ces derniers, de chercher dans la conscience les preuves de la Parole sainte, ou bien doit-on, comme le veulent les premiers, se contenter d’en répéter devant eux les déclarations, en se reposant sur ce fait, « que là Parole de Dieu porte son évidence en elle-même ? »

Mais, si ce dernier fait est vrai, si les déclarations de la Parole de Dieu produisent en réalité chez plusieurs l’obéissance immédiate de la volonté, c’est sans doute que ces déclarations ont commencé par convaincre l’âme et par désarmer la négation dé la pensée. Personne n’admettra que, lorsque Dieu se présente à l’âme de l’homme, sa victoire consiste à la soumettre de vive force, à imposer silence à ses scrupules sans même les avoir entendus. Si la conviction qu’il produit est invincible, ce n’est certainement que parce qu’elle aura été complète. Or, comment Dieu s’y est-il pris pour la rendre telle ? En discutant avec l’esprit ? Non ! mais en parlant directement à la conscience.

Un seul regard jeté sur la méthode des Ecritures, et en particulier sur celle de Jésus-Christ et des apôtres, suffit pour nous montrer que, loin de négliger l’autorité de la conscience, c’est à elle-même qu’ils font appel. Jamais ils ne mettent en avant une vérité nouvelle sans y faire voir le résultat nécessaire de vérités déjà reçuesc, et, dans le cas où ce qu’ils annoncent est un fait nouveau, ils ne donnent leur témoignage qu’en l’appuyant de tout ce qui doit en justifier la véracité au sentiment moral de leurs auditeursd, et ont soin de ne le produire que devant ceux dont ils ont lieu dé croire qu’ils sont préparés à le recevoir.

cJésus-Christ, par exemple Jean 5.39-40, etc. — Les apôtres, par exemple les discours de Pierre, d’Etienne, de Paul dans les Actes, et Romains 3.6, etc.

dJésus-Christ, par exemple Jean 5.36, etc. — Les apôtres, par exemple 2 Corinthiens 11 et 2 Corinthiens 12 ; 2 Pierre 1.18 ; 1 Jean 1.1-4.

C’est ainsi que Christ et ses apôtres s’en réfèrent aux Ecritures et aux miracles, lorsqu’ils parlent aux Juifs, le peuple des prophètes et des miracles, et qu’ils omettent ces preuves-là lorsqu’ils ont à faire à des païense. C’est ainsi que Christ lui-même, pour ne parler que de l’Auteur de l’Evangile, modifie sa parole à chaque fois d’après le degré de réceptivité de ses auditeurs, et qu’il fait usage d’autres arguments soit à l’égard de Nicodème, soit lorsqu’il s’adresse à la femme samaritaine ou au jeune homme riche, tandis que nous le voyons s’éloigner de ses concitoyens de Nazareth « à cause de leur manque de foi, » et taire à ses disciples « ce qu’ils n’étaient pas encore à même de comprendre. » C’est ainsi que, lorsque l’autorité reçue par ses auditeurs, lorsque l’Ancien Testament ne suffit pas à prouver ce qu’il avance, il fait un appel direct à la conscience de ceux auxquels il parle en s’adressant à leur loyauté et à leur sincéritéf.

e – Pour les apôtres, les discours de Pierre à Césarée (Actes ch. 10), comparés à ceux qu’il adresse aux Juifs (Actes ch. 2 et 3, etc). De même ceux de Paul à Lystre et à Athènes, comparés à ceux qu’il adresse à ses compatriotes. — Pour Christ, les passages importants sous ce rapport sont : Jean 18.33-37, et surtout Jean 12.20-26.

fJean 8.40, et toute l’argumentation de Jésus dans ce chapitre. Voyez encore Jean 12.48 ; 8.17, etc.

Mais qu’entendons-nous ici par cet appel à la conscience ?

En disant que Jésus et les apôtres, en disant que Dieu lui-même s’adresse, pour avoir accès dans l’âme, à la conscience, nous excluons avant tout cette pensée qu’il fait appel à l’idée abstraite ; nous constatons tout d’abord que la voix de Dieu frappe chez nous, non pas à la porte du raisonnement logique de l’intelligence, mais à celle de la volonté, et cela par une impression immédiate et instinctive.

Cependant, si nous posons en fait que la connaissance religieuse pénètre en nous par voie d’expérience intime, ce n’est pas que nous entendions nier que cette connaissance nous parvienne par l’intermédiaire de l’Evangile. Même en admettant toutefois que la parole de l’Evangile soit la source prochaine de la vérité religieuse, il n’en reste pas moins la question de savoir si cette parole s’adresse chez nous, en dernière analyse, à l’intelligence ou à la conscience, si l’Evangile touche notre âme par voie de conviction ou bien par voie de persuasion ; de savoir si ce à quoi il vise, c’est à produire tout d’abord en nous une pure impression morale, ou bien avant tout à dissiper, par une lumière nouvelle, les obscurités de notre esprit.

Mais nous pouvons éviter d’entrer dans cette question spéciale, en nous adressant d’emblée à une autre question que celle-là présuppose. C’est celle qui tend à déterminer quelle est, en thèse générale et d’après la constitution elle-même de notre être spirituel, la première source de toute connaissance religieuse pour notre âme. En d’autres termes c’est la question de l’autorité, ou, pour mieux dire, de la certitude en matière de foi religieuse.

Bien qu’elle puisse d’abord paraître abstruse, cette question n’en est pas moins impliquée dans tous les moments de notre vie pratique, et nous ne saurions nous dispenser d’y toucher avant d’entrer dans l’examen de doutes religieux, tels que sont ceux que nous avons exposés plus haut. Nous nous efforcerons de le faire avec clarté et en peu de mots.

Considérons d’abord cette question telle qu’elle ressort des vérités psychologiques de l’origine de la connaissance ; ensuite nous en appellerons directement à l’expérience spécialement religieuse de chacun.

Il n’est pas besoin d’être versé dans l’histoire des philosophes pour savoir que la philosophie, en d’autres termes, que la raison réfléchie de chacun de nous, met la source de toute certitude dans le résultat de l’analyse d’une impression reçue ; que notre raison, dans sa recherche de la vérité, néglige donc l’impression considérée simplement comme un fait objectif et réel, pour ne s’attacher qu’au résultat de l’analyse subjective des caractères de cette impression. — Elle place donc la source de la certitude dans, ce qui n’est après tout que le résultat d’une action propre du penseur. Tout ce qui est en dehors de celui-ci, tout ce qui lui est objectif, n’est pour l’homme de la seule raison, pour le philosophe, que l’occasion de cette certitude ; à ses yeux rien de tout cela ne saurait en être d’aucune façon la source elle-même.

Si cette remarque est vraie, il se trouvera que la philosophie, dans le sens général que nous avons donné à ce mot, arrivera forcément à ne pouvoir admettre que la seule probabilité de l’objet, et, particulier, que la seule probabilité de Dieu.

C’est aussi ce qui a lieu. — Les philosophes qui ont fait école ont réellement professé ne posséder le sentiment de Dieu que comme le résultat chez eux d’une action de leur propre esprit. Chez Kant, par exemple, l’idée de Dieu est représentée comme découlant de la raison de l’homme : Dieu ne possède, chez le penseur, de droit qu’à la gloire que l’esprit du penseur lui accorde. Dans la pensée de Jacobi, Dieu n’a de droit à être aimé que pour autant qu’il semble aimable à son adorateur. Il serait facile de multiplier ces exemples ; ces deux-là suffisent cependant pour justifier notre assertion.

Mais il est des hommes qui jugent tout autrement. Il est des hommes chez qui c’est l’impression elle-même, et non point l’analyse qu’ils se font à eux-mêmes de cette impression qui porte immédiatement avec elle le caractère de la réalité.

Dès qu’il s’agit de connaissance religieuse, ces hommes admettent donc l’existence d’une action directe de Dieu sur l’âme. Dieu, chez ces hommes, s’impose avec autorité, comme un fait supérieur qui met notre raison à genoux devant le sentiment de sa majesté ; comme une personnalité qui surprend notre cœur par la grandeur inespérée de sa délivrance et nous saisit tout entiers, dans le centre de notre être, par l’éclat inattendu de son amour. Ce n’est donc plus ici la simple contemplation d’une idée abstraite, ce sont les approches d’une personnalité réelle ; c’est l’acte d’un Etre vivant, Etre dont la réalité est antérieure à notre appréciation de sa présence, et dont la gloire éternelle est aussi indépendante de la nature de notre adoration, qu’elle est supérieure à nos regards mortels.

Chez ceux que l’on a appelés les philosophes, la foi est un hommage librement rendu. Chez l’homme religieux, cette foi est un fait qui précède, quelquefois de longtemps, la conscience que cet homme aura plus tard de ce fait : il s’éveille à la foi comme il s’est éveillé à la vie. Aussi, tandis que le philosophe parle de sa foi, les croyants ont-ils de tout temps confessé « que la foi est un don de Dieu. »

Si tels sont les faits, remontons aux principes qui s’y trouvent impliqués.

Le principe philosophique, « que la vérité quant à l’objet a pour seule source et mesure mon analyse de l’impression que cet objet produit sur moi, » ne saurait être vrai. Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer dans combien de cas l’idée que nous nous faisons d’un objet d’après notre analyse de l’impression que nous en avons reçue, est démentie plus tard par l’expérience directe que nous faisons de cet objet lui-même.

Ce qu’il y a de réel dans l’impression produite en moi, ce n’est pas tant la nature que le fait de cette impression. Ce fait-là est bien ce qui me domine : il s’impose à moi ; il est là avant que je l’analyse ; il existe indépendamment de l’idée que je vais m’en faire. C’est à cette « idée que je m’en fais, » c’est à mon analyse, c’est au nom que je vais donner à ce fait, c’est là que commenceront pour moi les chances d’erreur.

Quel que soit cependant le résultat de cette analyse subséquente, le fait l’a précédée, réel, dominant, supérieur. Malgré toute la puissance, toute la pénétration de ma pensée, je suis donc captif de l’objectivité ; la conviction de la réalité d’un fait ne saurait dépendre de ce que sera ma compréhension de ce fait, elle a précédé cette compréhension.

Ainsi donc le sentiment que j’ai, comme d’une réalité, de la volonté, de la voix de Dieu, précédera l’idée que je vais me faire de Celui qui m’a parlé. Lorsqu’à cette voix ma pensée s’est réveillée, elle a reconnu Dieu, car elle l’a adoré.

Il y a, en effet, une adoration de la raison tout comme il y a une adoration du cœur. La raison adore lorsque, se taisant volontairement, elle se laisse enseigner, comme le cœur adore lorsque, renonçant à vouloir accorder son amour, il consent à se laisser saisir par une grâce dont il se sent indigne, et se livre à la reconnaissance.

Or, dans l’ordre des vérités religieuses, l’impression suprême est l’impression du devoir, le sentiment immédiat du vrai, du beau et du juste. En tant que ce sentiment porte directement sur l’appréciation d’une action qui nous concerne comme étant nôtre, il prend le nom de conscience. C’est donc dans la conscience que nous sommes appelés à chercher la source première en nous de toute certitude religieuse.

On distingue cependant, sous ce même nom de conscience, deux phénomènes de l’âme qu’il importe de ne pas confondre : la conscience de soi et la conscience morale ou conscience du devoir.

La conscience de soi est un acte de l’intelligence ; c’est une des fonctions de cette analyse dont nous venons d’apprécier la valeur.

La conscience du devoir, — qui renferme aussi le sentiment de ce que nous devons trouver vrai, beau et juste, — est un phénomène de l’être moral.

C’est cette dernière que nous avons ici spécialement en vue, et dans laquelle nous sommes arrivé à trouver la source et la mesure de toute certitude religieuse. C’est là cette impression, ce sentiment immédiat du devoir concret, qui en précède la connaissance réfléchie et qui touche directement et presque sans intermédiaire à la volonté. C’est cet instinct clair qui sollicite notre action, qui pousse notre volonté vers tel ou tel acte, soit de jugement, de décision ou d’action extérieure, comme vers ce qui est bon et bien.

On peut comparer cet instinct qui nous invite au bien avec celui qui nous pousse au mal. — L’un et l’autre s’imposent à nous. L’un et l’autre nous apparaissent comme la manifestation de principes actifs qui étaient là avant nous, de faits dont l’existence ne dépend pas de la nôtre, disons mieux, comme des voix de personnalités étrangères, et qui sont indépendantes de notre propre personnalité.

Il y a cependant entre ces deux instincts cette différence, que celui qui nous attire au mal nous apparaît non seulement comme nous étant essentiellement étranger, mais aussi comme nous étant inférieur, et cela par une impression si claire et si distincte, qu’à chaque fois qu’il nous arrive de l’avoir fait taire nous avons le sentiment bien précis d’avoir été vainqueurs.

L’instinct du bien, au contraire, nous apparaît comme répondant chez nous à une voix qui nous est essentiellement supérieure. Cet instinct est d’ailleurs en nous plus qu’un simple écho de cette voix : cet instinct est lui-même une voix, mais faible, et comme étouffée d’abord, répondant en nous, et du centre de nous-mêmes, à cette voix supérieure qui parle du dehors de nous. Il résulte de là, que lorsque nous avons fait taire cet instinct, nous sommes immédiatement saisis du sentiment que nous avons été vaincus, que notre être lui-même a reçu une blessure intime et profonde, et de plus, que nous avons repoussé, non pas un étranger et un ennemi, mais un maître : que le débat ne saurait donc point être terminé par cette défaite, dont au contraire nous demeurons personnellement responsables pour l’avenir.

Ces faits, qui ressortent de l’expérience journalière de nous tous, constituent, pour chacun de nous, la source première, plus ou moins clairement entrevue, des vérités les plus importantes, des vérités sur lesquelles se base la vie de son âme elle-même.

La présence de ces voix qui nous accompagnent est en effet ce qui nous révèle tout d’abord ce premier de tous les faits religieux, que notre âme n’habite pas seule le monde invisible. Ces voix qui parlent indépendamment de notre volonté, et même contre notre volonté, ces voix qui nous demeurent objectives, nous révèlent forcément l’existence de personnalités autres que la nôtre : — l’une, celle qui nous invite au mal, personnalité qui nous est foncièrement étrangère, bien plus, personnalité inférieure et jugée ; — l’autre, celle dont la voix nous appelle au bien, qui s’annonce comme celle d’un Etre à l’égard duquel nous demeurons dans une relation essentielle, comme Celui à qui nous sentons que nous appartenons, puisque nous ne saurions le repousser sans nous blesser nous-mêmes ; bien plus, comme le Maître auquel nous aurons à répondre un jour, comme notre Juge suprême. — De ces deux voix, on a toujours nommé la première la voix de la tentation, et la seconde la voix de la conscience.

Oui, il y a en nous une voix qui ne dépend pas de notre volonté ! Seuls avec nous-mêmes, nous l’entendons s’élever dans le silence de notre pensée, et ce qui la distingue de toutes les autres voix intérieures de notre âme c’est même ceci, qu’après avoir pris la parole sans notre sollicitation, loin de se taire à notre volonté, cette voix domine la nôtre et nous oblige à faire silence pour l’écouter.

Aussi savons-nous tous que c’est là la voix d’un Autre, et tous nous appelons cet Autre le Seigneur, tellement nous avons clairement senti que sa voix est supérieure à la nôtre et que les jugements qu’elle rend sont sans appel. Pour chacun de nous, ce qu’elle commande se nomme le bien, ce qu’elle défend c’est le mal. Elle sait si bien se faire entendre à notre âme, que nous voyons rougir à sa parole le petit enfant qui ne comprend pas encore les reproches que lui adresse sa mère, et elle parle de si haut à l’homme fait, que les plus superbes tremblent à la pensée de réveiller ses reproches, tandis que lorsqu’elle approuve l’âme de l’infortuné, le plus sombre de ses jours se change pour lui en un jour de paix et de félicité célestes. — Quand nos regards se portent sur notre passé, notre suprême désir est qu’ils n’y rencontrent rien qui soit condamné par notre conscience ; c’est elle qui éclaire et assure notre décision dans le présent, et c’est en son nom, c’est appuyés sur son seul témoignage, poussés par sa seule voix que nous n’hésitons pas, non seulement à braver toutes les violences de nos semblables, mais même à affronter les obscurités insondables de l’avenir éternel.

Revêtue d’une autorité absolue sur la volonté, objet de terreurs indicibles, dispensant des félicités dont rien n’approche, la conscience seule révèle l’homme à lui-même, comme son témoignage suffit à lui seul pour prouver la vérité du Dieu dont elle se dit la voix, et lorsque le Tout-Puissant veut visiter l’âme humaine, il doit, pour y pénétrer, faire lui-même appel à celle à qui seule il en a remis les clefs, à la conscience.

Or, remarquons-le bien, ce ne sont pas là des vérités de la foi révélée : elles existent en dehors de la révélation. Les faits sur lesquels elles s’appuient sont de créance universelle.

Ils ont été sans doute diversement appréciés. En particulier, ainsi qu’on devait s’y attendre, si tous les hommes ont admis la voix de la tentation, tous n’ont pas accepté la vérité d’un Dieu saint, cette dernière idée ne pouvant être conservée que grâce à une lutte incessante de la part de l’homme lui-même, et devenant, en dehors de cette lutte, une pensée accusatrice et la source d’une douleur persistante.

Le fait de la conscience est donc là avant l’Evangile ; aussi bien, pour que cet Evangile du salut soit reçu, faut-il tout d’abord que l’âme en soit venue à entrevoir son état d’incapacité à l’égard de l’accomplissement du devoir, en d’autres termes, son état de péché et de chute, ce à quoi la conscience seule peut l’avoir amenée.

Nous sommes donc en droit de chercher dans la conscience, le fait qui seul peut introduire dans nôtre âme la foi à l’Evangile,

Mais il y a plus encore. La conscience, non seulement introduit l’Evangile dans ce sens que sa voix a précédé dans notre âme la voix de l’Evangile, et que c’est sur la présence de cette voix en nous que cet Evangile s’appuie tout d’abord ; mais elle l’introduit dans ce sens qu’elle en sanctionne l’autorité, qu’elle s’en porte le garant, qu’elle le justifie à nos yeux comme étant la parole de Dieu. C’est là ce qu’il nous reste encore à préciser.

La conscience, — et nous parlons ici de la conscience morale considérée en elle-même, et non pas telle qu’elle s’est formée peu à peu dans chacun par le cours de l’expérience journalière, — la conscience ne fait pas porter ses jugements sur le général, elle prononce sur chaque cas à part. Ce n’est que de l’ensemble de ces verdicts et de leur comparaison, que nous lirons peu à peu ce code que nous appelons nos principes de conscience. Prise à sa source, la voix de la conscience ne me répète pas une proposition abstraite dont j’aie, avant toute autre chose, à examiner l’exactitude, elle m’adresse, à chaque fois, un commandement spécial auquel je suis appelé à obéir sans plus. Et cela est naturel. Ne s’adressant, en effet, chez moi qu’à la seule volonté, elle ne saurait demander de ma part un examen préalable, elle ne peut que me pousser à un acte précis, puisque ma volonté a pour domaine exclusif l’acte du moment présent. Cela est si bien le mode de procéder de notre conscience, que nous ne sommes à même de juger de la valeur morale de tel acte dans le passé, ou de là réalité de tel devoir que présuppose l’avenir, qu’en nous mettant en lieu et place de celui auquel cet acte peut être imposé ou à qui il l’a été déjà ; ce qui veut dire que, pour que notre conscience parle, il faut nous placer avant tout dans la position de celui qui va être appelé à agir, et nullement dans celle d’un homme qui consulte, sur un cas donné, le texte d’une loi où tous les cas seraient prévus d’avance et qui, toujours la même, serait discernable même pour ceux auxquels elle n’aurait rien à prescrire.

Si, plus tard, la réflexion vient, suivant les lumières de chacun, dégager de ces verdicts et de leur comparaison des axiomes généraux, ces axiomes, bien qu’ils rappellent en nous l’impression qui fut celle du devoir, ne sauraient cependant la sanctionner à nos yeux. La seule sanction du devoir, la seule preuve de sa nécessité, est celle qui accompagne, dans chacun, le sentiment immédiat et actuel de ce devoir : la justification de la conscience accompagne chacun de ses oracles, sa garantie repose en elle-même. Elle est en nous la première et suprême autorité : elle s’impose, elle ne se propose pas ; elle commande, elle ne s’explique et ne se discute pas.

Si donc nous avons avancé que c’est la voix de la conscience qui sanctionne à nos yeux l’Evangile et qui nous en garantit la vérité, ce n’est pas qu’elle le fasse par les jugements d’une appréciation générale et abstraite, puisqu’elle n’en rend point de tels, ni par des oracles sur des questions de fait, puisque ce n’est jamais ainsi qu’elle procède. — La conscience sanctionne l’Evangile dans ce sens, qu’en même temps qu’elle s’impose à chacun de nous avec une autorité absolue, les conclusions que nous sommes tous forcés de tirer de ses commandements sont celles-là mêmes sur lesquelles repose l’Evangile. C’est donc le fait plutôt que la voix de la conscience qui sanctionne la vérité de l’Evangile ; disons mieux : la garantie de l’Evangile consiste en ceci, qu’il nous apparaît, dès l’abord, comme procédant de la même source que la voix de notre conscience, dont il ne vient même que continuer et compléter l’office.

Mais si tel est le résultat auquel nous sommes amenés par l’analyse des principes intérieurs de notre âme, ce résultat est confirmé par notre expérience spirituelle.

C’est ainsi, par exemple, qu’en nous tenant aux seuls faits de cette expérience, il est aisé de voir que notre relation journalière avec Dieu n’est pas fondée sur aucune vérité dogmatique de notre esprit, et qu’elle découle tout premièrement d’une impression produite directement en nous par la conscience.

Nous avons déjà vu que le sentiment de la réalité de Dieu, que la foi première en Dieu, ne se présente point à nous comme la conclusion d’un raisonnement qui l’aurait précédée dans notre esprit, que Dieu ne nous apparaît pas, tout d’abord, comme voulant nous révéler son idée ; mais qu’il se présente lui-même à notre volonté, lui dictant sa volonté et demandant, non pas à être compris, mais avant tout à être obéi.

Et la nécessité de ce fait se justifie, à nos yeux, par un seul regard jeté sur notre propre organisme spirituel. Notre vie individuelle commençant par être une synthèse, et l’analyse ne naissant chez nous que fort tard et ne se développant dans chacun qu’à des degrés très divers, dès qu’il s’agit de sauver l’homme, ce qu’il faut avant toute autre chose, c’est de fléchir, de changer même cette volonté instinctive qui forme la base, le substrat de son être, et dont la manifestation constitue la plus grande portion de sa vie active, — volonté dont la pensée réfléchie ne saurait plus être que l’analyse plus ou moins claire et précise.

Si l’on nous objecte que mettre ainsi le centre de la vie de l’homme dans une volonté instinctive, c’est le rabaisser, il nous suffira d’en appeler de nouveau à l’observation des faits concrets, pour montrer que la vie pratique, c’est-à-dire, l’accomplissement journalier du devoir, se base chez nous sur l’impression immédiate que ce devoir produit en nous par la conscience. — Si j’attends, à la vue du danger imminent que court sous mes yeux mon frère, d’avoir donné le temps à mon esprit de peser mûrement tous les motifs d’action, le moment d’agir sera passé sans retour. Si j’attends, pour sacrifier ma volonté propre à ce que je sens être la volonté de Dieu, d’avoir analysé exactement ces deux idées, le sacrifice n’aura pas lieu.

Sans doute, il faut que l’obéissance soit volontaire, il faut donc qu’elle soit libre. Cela veut-il dire qu’elle doive pour cela être mûrement réfléchie ?

Une obéissance volontaire, libre, immédiate, et qui cependant serait accompagnée d’une vue claire et présente de tous les motifs qui doivent nous y porter, ce n’est point là un fait de cette terre, bien que ce soit un idéal auquel nous espérons atteindre un jour. Un esprit céleste, nous le sentons, jouit pleinement de son obéissance aux ordres du Très-Haut, et cela d’autant plus vivement qu’il habite plus près de la pensée divine ; mais l’homme, dans son état actuel, n’en est pas encore là. Il est appelé à obéir avant de jouir de son obéissance : l’obéissance au devoir doit précéder, dans sa volonté, le choix parfaitement raisonné de ce devoir. L’homme ne saurait vouloir être tout entier dans chacun de ses actes, avec tous ses sentiments de pleine jouissance et toutes les compréhensions de son intelligence ; ce serait, pour lui, vouloir se condamner à ne jamais agir. Aussi bien voyons-nous que les hommes dont la personnalité trace son sillon dans la société de leurs semblables, que les hommes à caractère, sont toujours ceux qui agissent avec décision sur un instinct clairement ressenti, et nullement ceux dont la pensée se fait remarquer par ses pouvoirs d’analyse. — Nous ne saurions donc, sur cette terre, vouloir agir par la vue, c’est-à-dire par une perception claire et complète des conséquences de notre action ; il faut que nous agissions le plus souvent en foi, c’est-à-dire par une confiance aveugle et entière en la voix du devoir.

Et s’il faut qu’il en soit ainsi à cause de la nature même de l’esprit de l’homme sur la terre, il le faut aussi par suite de raisons tirées de la nature de Dieu lui-même, en sorte que l’on peut avancer que si cela n’était, la seule relation qui puisse subsister entre Dieu et l’homme n’arriverait jamais à pouvoir s’établir.

Nous avons vu plus haut que l’idée de l’existence de Dieu n’arrive à notre esprit qu’au moyen de l’impression produite en nous par la voix de la conscience ; nous allons ici plus loin, et nous disons que la relation de notre cœur, que notre relation personnelle avec Dieu ne peut avoir d’autre source première que notre obéissance immédiate à cette voix intérieure.

En effet, je ne puis donner mon cœur à Dieu que lorsque je suis parvenu à sentir qu’il est, et qui il est : en d’autres termes, que lorsque je suis entré en un rapport personnel avec Dieu, lorsque ma personnalité a trouvé en Dieu une autre personnalité vivante et libre. Je ne saurais être amené à cela par aucun autre moyen que par celui de mon obéissance propre à sa volonté. Or cet acte, qui seul est de nature à me révéler, à me faire sentir en Dieu un être personnel, m’est imposé par ma conscience, et n’est en moi que le résultat de mon obéissance à sa voix. C’est donc de nouveau ma conscience qui est en moi à la source de la révélation personnelle de Dieu, c’est elle qui est le principe de toute relation personnelle entre Dieu et moi.

Or n’est-ce pas là la première condition de toute vie pour mon âme ? Le premier caractère essentiel et distinctif de cette vie, n’est-il pas justement la présence d’une relation semblable ? Et un Dieu dont la relation avec sa créature n’est pas une relation qui ait sa source chez celle-ci dans le domaine de la volonté, c’est-à-dire n’est pas une relation personnelle, ce Dieu-là est-il réellement, pour le sentiment de cette créature, un être personnel ?

Il est vrai qu’il surgit autour de nous comme un paganisme moderne qui, n’accordant de personnalité qu’à l’homme seul, ne voit plus en Dieu qu’une force vitale aveugle, sans amour, sans volonté et sans voix.

Il serait vraiment temps que l’on dénonçât plus ouvertement encore au peuple chrétien le flot envahissant du matérialisme et du panthéisme modernes, de ce parti dont les attaques contre le Dieu du ciel, ne sauraient être que le prélude de ses entreprises contre tout ce qui ne vit que par la volonté de Dieu.

Ce même matérialiste qui sourit de pitié à la pensée de l’Egyptien des anciens jours prosterné devant un vil animal, adore bien, lui, l’Univers ! L’avantage est incontestablement du côté de l’Egyptiens qui du moins avait un Dieu plus facile à saisir dans son développement et plus aisé à avoir sous les yeux. A part cela, les deux adorations sont les mêmes. Dans l’un et l’autre cas, c’est la vie, ce n’est pas le vivant qui est adoré.

Et pourquoi cette crainte d’un Dieu personnel ? Ah ! c’est que dès qu’il y a personnalité en Dieu, il en découle la nécessité de rapports personnels entre Dieu et l’adorateur, et que, ces rapports à peine admis, la conscience vient aussitôt parler de compte à rendre et de jugement à venirg. Le panthéiste moderne se ment à lui-même et trompe ceux qui l’écoutent, en parlant encore de Dieu et de vertu. Son culte n’est plus même un entretien : c’est un monologue où l’âme parfois s’enivre, et le plus souvent s’endort, au bruit monotone de ses propres pensées.

gJean 3.16-20.

Et si ce n’était que cela ! s’il n’y avait là que la solitude d’une raison égarée et cherchant en vain le Dieu qui l’appelle ! Mais l’hégélien moderne, bien inférieur en cela au païen des premiers âges du monde, n’est pas égaré, il est en révolte. Il y a chez lui négation positive de la personnalité divine qui lui avait été révélée, tandis que chez le païen il y avait progrès sur le fétichisme stupide qui avait précédé son culte de la vie de la nature. Aussi le paganisme, qui cherchait le Dieu vivant, devait peu à peu, dans l’accomplissement des temps, arriver à sa révélation. Mais le païen moderne a abandonné Jésus-Christ : il le crucifie de nouveau sous nos yeux ; aussi marche-t-il rapidement aux abîmes dont le Sauveur était venu retirer l’humanitéh.

hHébreux 6.1-6.

Et pour ne parler que des déistes de nos jours, en quoi se distinguent-ils donc des hommes dont il est évident, par leur conduite elle-même, que l’âme est régénérée et qu’elle est vivante de la vie spirituelle, de la vie de Dieu ? — Certes ce n’est pas par le fait qu’ils soient positivement privés de l’idée de Dieu, de la connaissance intellectuelle et abstraite des attributs divins : ils en parlent assez éloquemment et assez haut. Que leur manque-t-il donc, et d’où vient, malgré les talents et la haute moralité de beaucoup d’entre eux, que le vide se fait autour d’eux ? Pourquoi les voyons-nous ne recruter guère de sectateurs en dehors de l’école, et demeurer étrangers à la foule, c’est-à-dire ne rencontrer, chez l’homme considéré comme tel, qu’une froide indifférence ?

La vraie cause de ce phénomène gît en ceci : c’est qu’avec leur vue si brillante des attributs divins, rien ne prouve à leurs auditeurs qu’il existe entre eux et le Dieu dont ils parlent, ce rapport personnel dont chacun sent fort bien que c’est là la seule condition de vie pour le cœur. Or, on le sait, une personnalité ne se prouve que par ses actes : elle ne se démontre à nous que par l’impression que notre personnalité, c’est-à-dire que notre volonté, que notre cœur reçoit directement de sa volonté, des dispositions de son cœur à notre égard. Chacun sait fort bien qu’une personnalité ne se raconte pas, ne s’explique pas ; qu’elle doit se faire directement sentir, et cela sous peine de nous demeurer étrangère. — Et chacun sait aussi que si tel est déjà le cas pour les personnalités humaines qui nous entourent, à bien plus forte raison cette nécessité existe-t-elle pour nous à l’égard de la personnalité absolue, de celle en dehors de laquelle nous ne saurions vivre d’aucune vie véritable et éternelle, en qui seule « nous avons la vie, le mouvement et l’être. »

Et ce sentiment instinctif qui pousse la foule à s’éloigner des beaux discours du déiste, ce sentiment qui lui fait préférer un culte superstitieux, mais dans lequel elle retrouve une vive expression de la personnalité de Dieu, aux plus brillants tableaux des attributs divins, ce sentiment n’est que la naïve manifestation de ce fait essentiel à notre nature, que nous ne sommes pas seulement des individus, mais des personnes, et que ce qui doit avoir à nos yeux le caractère d’être la source de notre vie, ne saurait se présenter à nous que revêtu du caractère de l’Etre personnel par excellence.

Or, cet Etre ne peut nous manifester sa personne par une vue directe de notre intelligence, dont la compréhension demeure essentiellement inhabile à cette tâche. Il faut donc qu’il le fasse par un moyen qui soit autre qu’une vue de l’intelligence. Ce moyen ne saurait être qu’une expérience de notre volonté, laquelle il faut donc qu’il touche directement.

Si donc le monde « a vainement cherché Dieu par la sagessei, » ce n’est point qu’il l’ait mal cherché de la sorte. Il l’a certes cherché avec assez de zèle, d’attention, de temps et d’efforts ! — Non ! c’est qu’il l’a cherché ! Il fallait, non pas le chercher, mais se laisser trouver par Celui qui le cherchait dans la conscience ; il fallait lui obéir !« Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, » disait Jésus-Christ, « il connaîtra de ma doctrine, si elle est de Dieuj. »

i1 Corinthiens 1.17-21.

jJean 7.17.

Aussi ne voyons-nous pas que Dieu ait réformé cette « recherche par la sagesse. » Il l’a anéantie. Il ne s’est pas fait trouver par une autre et plus haute sagesse, — quelle sagesse humaine eût pu dépasser celle de Platon ! — mais bien par un moyen qui est l’opposé de la sagesse, par un moyen qui est folie aux yeux de ceux qui ne sont que des sages.

Cet autre moyen, c’est une action de Dieu, par laquelle, en frappant d’une façon immédiate le sentiment moral intime qu’il a placé dans l’homme, il a sollicité sa volonté, il l’a poussée à un acte spécial et nouveau à un acte essentiellement moral, à l’acte de la foi, c’est-à-dire à la confiance, au don du cœur, à l’obéissance de l’amour.

Et, sans parler de l’histoire de la révélation proprement dite, n’est-ce pas aussi de cette manière que Dieu se révèle chaque jour à tout homme ? — A l’homme naturel, à l’homme encore passif dans le bien, par les bienfaits dont l’entoure sa main de Créateur, bienfaits qui appellent ce cœur à jouir tout d’abord passivement, jusqu’à ce que cette jouissance réveille, par son caractère de plénitude et de grandeur, l’adoration pour la Bonté qui la dispense ? — A l’homme qu’il veut rendre actif dans le bien, chez lequel il veut développer une vie nouvelle, par le commandement qu’il lui adresse, et à l’ouïe duquel la volonté de cet homme reconnaît que c’est le Dieu saint qui lui parle ? — A l’homme qui s’est senti pécheur, par le salut qu’il met devant lui, par cette grâce qui proclame à elle seule son origine, et qui, par l’obéissance de la foi, révèle le Père céleste au cœur qui l’a reçue ?

L’obéissance à un sentiment qui nous sollicite, soit à la gratitude, soit à l’humiliation, soit à l’amour, dans tous les cas l’obéissance à un sentiment instinctif du devoir, telle est donc la porte par où seule peut entrer dans notre âme l’expérience et bientôt la connaissance du Dieu personnel, du Dieu vivant et vrai. C’est là le premier acte de cette crainte de l’Eternel qui est « le commencement de la sagesse, » et qui précède de bien loin ce « parfait amour qui bannit la crainte. »

L’impie croit s’excuser en disant qu’il ne peut aimer Dieu puisqu’il ne le connaît pas. Mais son crime consiste, non pas à ne pas aimer Dieu, mais à ne pas obéir à ce Dieu, dont le commandement direct lui est transmis par sa conscience.

La connaissance personnelle de Dieu pénètre donc dans notre âme par voie d’expérience ; elle est chez nous le résultat de l’obéissance à Dieu : or on obéit à Dieu grâce à la conscience.

C’est donc la conscience qui introduit, bien plus, qui sanctionne la voix de Dieu ; c’est elle qui garantit à nos yeux la vérité objective de Dieu lui-même ; c’est elle, et non point telle ou telle conclusion de la raison sur des faits qui demeurent en dehors de nous (comme par exemple sur le fait de la parole de l’Evangile), qui est en nous la première source de la connaissance, ou, pour mieux dire, de l’expérience, de l’impression religieuse, de la vie religieuse de notre âme.

En disant : « de la vie religieuse de notre âme, » nous ne parlons sans doute que des commencements inconscients de cette vie. Dans tout le développement de l’homme, la vie inconsciente et instinctive précède la vie consciente et réfléchie. Ce fait, qui est apparent dans la marche de l’intelligence, se retrouve aussi dans l’histoire des faits moraux de notre être, de ces faits qui précèdent en nous la vie réfléchie, dans l’histoire de notre développement moral. — La sincérité de la volonté obéit au commandement divin clairement perçu : ensuite vient la réflexion qui, en analysant cette obéissance, nomme Dieu à l’âme et donne en même temps à l’homme l’idée de sa propre personnalité. Nous voyons tous les jours le petit entant obéir au commandement de Dieu par une soumission instinctive et déjà religieuse dans son essence, avant de savoir qui est Dieu. Avant de posséder dans son esprit la moindre notion de la personne divine, sa volonté, le côté instinctif de son être, a librement ressenti cette personnalité. — Pour le dire ici en passant, c’est dans le domaine de cette expérience instinctive et d’abord inconsciente, de cette expérience immédiate de Dieu, qu’il faut placer l’action de l’Esprit divin dans l’âme de l’homme.

De cette obéissance, que nous avons nommée immédiate, obéissance qui n’est cependant pas passive, puisqu’elle est une obéissance volontaire à la voix intérieure de notre conscience propre, — se dégage donc, par la réflexion, la connaissance, ou plutôt, si l’on peut ainsi dire, la reconnaissance de la vérité de Dieu.

Ce dernier sentiment, à mesure qu’il se précise en face des résistances de la volonté propre, fait naître en nous l’expérience du péché, et cette expérience, de jour en jour plus douloureuse pour l’âme sincère et attentive, y réveille cette soif du salut que vient seul satisfaire l’Evangile de Jésus-Christ.

Nous disons : pour l’âme sérieuse et attentive. — En effet, ce procès est d’autant plus sûr et d’autant plus rapide, qu’il est accompagné, dans chaque individu, d’une plus scrupuleuse fidélité.

L’attention, la fidélité, en d’autres termes, le sérieux à l’égard du sens intime, ce qu’on appelle d’ordinaire le sérieux de la conscience, telle est donc la première condition du développement de toute connaissance comme de toute vie religieuse.

Ici s’élèvent deux objections que nous ne saurions passer sous silence.

La première revient à dire, et cela suivant l’importance que l’on accorde au fait du sens moral, ou bien que notre proposition mène à l’ébranlement de toute croyance positive, ou bien qu’elle fraye les voies à l’envahissement d’un mysticisme tout personnel et sans aucune sanction réelle.

La seconde objection serait celle qui se bornerait à nous accuser de « rationalisme. »

En adressant l’homme au seul sens intime, nous dira-t-on tout d’abord, non seulement vous détrônez l’Evangile, mais vous renoncez d’avance à toute possibilité pour l’homme d’arriver à la vérité absolue, son sens intime étant souvent faible, souvent intermittent et toujours plus ou moins obscurci.

Ce reproche paraît redoutable, et les termes qu’il revêt ont certainement quelque chose qui semblerait d’abord bien propre à nous faire hésiter dans nos conclusions. — Examinons-le cependant de plus près.

Il revient à dire qu’en plaçant, dans le sens moral de chacun, le critère et le juge suprême de la vérité, nous substituons au code éternel et inchangeable de la loi divine, le code changeant d’un sentiment qui n’est le même dans aucun des âges du monde et pour aucun des fils d’Adam. C’est là détrôner l’Evangile, nous dit-on, c’est-à-dire, dans le fait, détrôner ce Dieu même dont l’Evangile est la parole.

Nous ne pensons pas mériter ce reproche. Il ne faut pas ainsi confondre la cause de Dieu avec celle de l’Evangile, en identifiant, grâce à une figure de langage, la révélation écrite que Dieu a donnée au monde, avec Dieu lui-même. — Dieu est là avant sa révélation ; bien plus il est là « dans chaque homme qui vient dans le monde. » Il était là, « avant les jours de Noé, » « disputant par son Esprit avec les fils des hommes. » C’est en son nom, c’est-à-dire en invoquant le nom d’un Dieu déjà connu du sentiment moral de ceux auxquels ils s’adressaient, d’un Dieu dont la connaissance constituait déjà pour eux l’autorité suprême, c’est donc en s’adressant au témoignage que la seule conscience avait déjà rendu à Dieu, que les premiers prophètes ont parlé aux hommes, comme c’est à cette voix intérieure qu’en appelait Jésus-Christ lui-même, lorsqu’il disait à ses auditeurs, « qu’ils eussent à prendre garde à ce que l’œil qui était en eux fût lumineux, afin qu’ils pussent voir la lumière. »

Et d’ailleurs, existe-t-il réellement une vérité absolue révélée, une loi écrite toujours la même, adressée à chacun des enfants des hommes ? Sans doute la connaissance de la vérité absolue demeure le but et l’espoir glorieux de ceux qui, ayant été fidèles ici-bas aux lumières qu’ils avaient reçues, attendent humblement, mais avec confiance, que davantage leur soit révélé dans la plénitude célestek. Mais cette vérité absolue, essentiellement inaccessible à nos regards mortels, ne nous a jamais été exposée ici-bas par le Tout-Sagel, et l’Evangile lui-même, s’il nous en promet la vue un jour, professe expressément ne pouvoir nous l’accorder encorem.

kRomains 4 ; 2 Corinthiens 3.18 ; 4.1 ; Philippiens 3.12.

l1 Corinthiens 13.12 ; Éphésiens 4.13.

m1 Corinthiens 13.12 ; Matthieu 25.21 ; Hébreux 5.14.

Un code parfaitement clair et toujours le même pour tous ! Une vérité céleste immuable, et que chacun n’eût par conséquent qu’à lire telle que Dieu l’aurait dictée une fois pour toutes ! — Mais où demeurerait alors la nécessité d’une recherche individuelle de la vérité ? le devoir de cette sincérité, de cette attention scrupuleuse, de cette exacte fidélité dont parlent si souvent les prophètes et le Sauveur lui-même, comme du seul moyen qui soit donné à l’homme pour faire des progrès dans la conquête de la vérité ? Qu’aurions-nous alors besoin d’être exhortés à ces efforts individuels et soutenus, à cette « violence, » dont il est écrit « qu’elle ravira » seule « le royaume céleste ? » Que signifierait cette religion toute personnelle, ce commerce intime, secret et silencieux avec le Père céleste, par le tableau duquel l’Evangile cherche à susciter en chacun de nous de saints et fervents désirs ?

En revendiquant les droits primordiaux et imprescriptibles de la conscience individuelle, nous sommes donc si loin de « détrôner Dieu, » que c’est bien plutôt à la majesté de son autorité que nous faisons appel pour prouver notre assertion. Prenons-y bien garde ! Le « trône de Dieu » n’est pas dans l’Evangile, car il n’est pas hors de nous. Il est en nous, comme « son règne est en nousn. » S’il est en nous « un homme animal qui ne comprend pas les choses de Dieuo, » il est aussi, en chacun de nous, un « homme spirituelp, » celui auquel s’adressent si constamment, pour le réveiller de son sommeil de mort, les prophètes et les apôtresq, et par-dessus eux tous, Jésus-Christ lui-mêmer.

nLuc 17.21.

o1 Corinthiens 2.14.

pRomains 5.14 ; 1 Corinthiens 15.45.

qEcclésiaste 7.29 ; 1 Corinthiens 2.15 ; 3.1 ; Galates 6.1 ; Jude 1.19 ; Romains 13.11 ; 1 Corinthiens 15.34 ; Éphésiens 5.14 ; 2 Pierre 3.1.

rMatthieu 6.15 ; Jean 8.47.

Cependant, nous dit-on, le sens moral individuel ne présente-t-il pas, comme vous l’avez avancé vous-même, des intermittences et des obscurités ?

Sans aucun doute ; mais ces intermittences, ces obscurités, viennent de causes qui résident, pour ainsi dire, en dehors de lui. Ce sont des obstacles dont il souffre, contre lesquels il a d’abord protesté, dont il est à même de reconnaître en tout temps les origines, et de la possibilité de l’éloignement desquels il ne saurait jamais douter. Notre œil moral ne peut arriver à être entièrement aveuglé qu’après avoir été graduellement obscurci, et qu’en conséquence d’un jugement dont nous aurions longtemps bravé les approches, et que nous reconnaîtrions comme tel lorsqu’il aurait fini par nous atteindre. Même alors nous sentirons clairement que les ténèbres qui nous ont enveloppés, ne sont pas sorties de notre sens moral lui-même. Cet œil de notre âme est « ténébreux, » oui, mais il est encore vivant et fidèle : vienne la lumière, il la signalera encore, et cela, soit qu’elle doive éclairer notre salut, ou qu’elle ne resplendisse que pour notre condamnation. — Si l’âme la plus endurcie à l’égard des appels de la conscience (car c’est bien là le sens de cette expression : une conscience endurcie !) ne recelait pas dans ses profondeurs un écho appelé à se réveiller un jour, où serait dès lors la possibilité que le saint et juste jugement de Dieu apparût tel à chacun ?

Nous le savons d’ailleurs, dans ce jugement l’homme ne sera pas jugé par la vérité absolue, mais bien chacun des hommes par ce qu’il aura connu de Dieu (Rom.2.).

Ici se représente peut-être cette objection, que nous faisons du sens moral individuel comme une révélation à part, bien plus, que nous mettons cette révélation au-dessus de la Parole de Dieu. L’une et l’autre de ces accusations proviendraient de ce que l’on n’aurait pas bien saisi la véritable signification de cette expression : le sens moral.

En parlant de la conscience comme d’un sens moral chez l’homme, on ne saurait vouloir dire que ce soit là une voix qui appartienne en propre à l’homme, comme une libre activité de sa volonté, comme une activité à laquelle il puisse changer quoi que ce soit. Comme nous l’avons vu, cette voix n’est qu’un écho. C’est bien là un sens, c’est-à-dire une activité purement passive et réceptive. Donner à ce sens une place supérieure à la Parole écrite de Dieu, revient donc simplement à dire que Dieu parle à ce sens-là avant que de parler à l’intelligence réfléchie, qui est l’organe auquel s’adresse tout enseignement positif et concret, et en particulier celui de la lettre révélée de la Parole de Dieus.

s – Voyez Actes 16.14 ; Luc 24.45 ; Éphésiens 4.18, etc.

Il ne serait donc pas juste de voir, dans ce que nous avons dit, l’assertion de deux révélations, dont l’une, celle de la conscience, serait primitive et supérieure, tandis que l’autre, celle des Ecritures, lui serait subordonnée. Ce serait bien là, en effet, du mysticisme, dans le plus mauvais sens de ce mot.

Mais on ne peut donner à la conscience le nom de révélation. Une révélation ne saurait consister qu’en une histoire de faits concrets, jamais elle n’aura pour objet la déduction directe d’une doctrine ; or, c’est cette dernière qui est l’objet spécial de la conscience.

En effet, qu’est-ce que nous appelons du nom de doctrine ? C’est bien, par opposition à la simple constatation de faits concrets et momentanés, un énoncé du fait général et universel dont tous ces faits spéciaux ne sont que la manifestation occasionnelle.

Une doctrine religieuse devrait donc être l’énoncé du fait divin général, c’est-à-dire de ce fait tel qu’il subsiste en Dieu lui-même, et avant ses manifestations dans le temps. Or, cet énoncé est chose impossible : le fait divin, considéré en lui-même, c’est à-dire dans sa substance, étant essentiellement inaccessible à l’intelligence de l’homme. Aussi bien, l’exposé de ce que l’on nomme d’ordinaire des doctrines religieuses, ne présente-t-il, dès qu’on l’examine avec quelque attention, que des déterminations négatives. Inabordable dans son essence à toute vue directe et positive, le fait divin ne peut en effet se discerner ni être désigné par l’intelligence, qu’au moyen d’une opposition constante à un autre fait général, à ce fait humain qui, faisant partie intégrante de notre vie personnelle, nous est connu d’une façon expérimentale.

Et ce n’est point là une déduction purement théologique, c’est-à-dire qui ne soit basée que sur une idée de Dieu personnelle et subjective. Non ! le point de vue psychologique nous donne bien déjà, à lui seul, le droit de formuler cette proposition : que la connaissance des faits n’est que l’occasion de notre perception de la vérité générale, perception qui n’a lieu elle-même que dans le sanctuaire du sentiment instinctif de la conscience ; et que l’intelligence n’est chez nous autre chose que l’œil qui aperçoit le fait, qui le signale et qui en garde le souvenir formel : elle le voit et ne l’explique pas.

Or, de là résultent deux choses : la première, que notre conscience n’est pas et ne saurait être pour nous la source directe d’aucune vérité objective, puisqu’elle ne nous annonce pas les faits concrets, seule forme sous laquelle notre intelligence puisse recevoir une révélation semblable ; — la seconde, que notre conscience est bien à elle seule le juge, l’interprète et le garant de toute révélation adressée à notre intelligence, puisque, possédant seule le sentiment de ce qui est réellement et essentiellement divin, elle est seule à même de nous imposer l’acceptation du fait spécial qui en est la manifestation.

En particulier, et pour ne parler que de ce qui a rapport à la connaissance de Dieu lui-même, Dieu ne saurait se manifester à nous qu’au moyen de ses actes, dont toute révélation de lui à nous ne sera que l’histoire. Il faudra donc que, de notre côté, nous possédions en nous-mêmes un critère qui nous permette de démêler, parmi tous les faits qui se donnent pour divins, quels sont ceux qui sont bien réellement une incorporation temporaire du fait absolu, quels sont ceux qui sont dignes du sentiment que nous avons en nous de Dieu. Ce critère, nous le possédons. Il réside dans la conscience individuelle, fait objectif, indépendant de la volonté, puisqu’il commande à cette volonté et qu’il échappe ainsi entièrement à toute influence purement personnelle.

Ces remarques justifieront encore à nos yeux la forme spéciale qu’a revêtue, dans la Bible, la révélation divine, comme aussi l’établissement de l’autorité dont cette révélation s’est vue entourée.

En effet, la Bible ne nous présente pas un corps de doctrine, c’est-à-dire la déduction directe d’une idée générale positive : elle est avant tout l’histoire d’un fait, le récit des faits historiques dans lesquels se montre la conduite de Dieu à l’égard du genre humain. Il est évident que sous ce rapport la conscience individuelle, qui ne nous révèle aucun fait concret en dehors de nous-mêmes, ne saurait la remplacer ; et il est tout aussi évident que cette histoire, avant d’être acceptée par nous pour ce qu’elle se donne, devra se justifier de son caractère divin auprès du for intérieur de notre conscience qui, grâce à l’instinct dont il est le dépositaire, est seul à la hauteur de cette tâche.

C’est aussi là ce qui nous fait comprendre, non seulement la formation et l’acceptation du canon des Ecritures par le sens moral des fidèles de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi ce fait que nous avons rappelé plus haut, que les prophètes, les apôtres, et Jésus-Christ lui-même, n’hésitent pas à faire constamment appel à la conscience de leurs auditeurs, pour prouver la vérité éternelle des faits nouveaux qu’ils annoncent.

N’oublions pas que, tandis que le littéralisme mort demeure les yeux fixés sur le fait concret qu’il se borne à répéter sans le comprendre, tandis que le mysticisme, perdant de vue la réalité objective de ce fait, va s’égarer dans des pensées toutes personnelles et sans garanties aucunes, le Seigneur Jésus, notre seul « Docteur, » ordonne à ses disciples « de sonder les Ecritures, » c’est-à-dire de s’exercer à apprécier, par eux-mêmes, toute la portée des faits qu’elles nous révèlent.

Nous le répétons donc, et, cette fois, en nous appuyant, à l’égard de ceux qui avaient formulé cette objection, sur cette même Parole de Dieu dont ils s’étaient portés les champions, — l’attention, la fidélité, en d’autres termes, le sérieux à l’égard de la conscience, telle est bien la première source de toute certitude religieuse pour l’homme, et l’Evangile, en particulier, ne saurait avoir d’autre autorité pour l’homme que celle que la conscience de cet homme lui décerne.

C’est là du rationalisme ! s’écriera-t-on peut-être. Ce mot constitue la seconde objection à laquelle nous devons encore répondre.

Sans parler de l’odieux qui s’attache à cette accusation de rationalisme, grâce à ceux qui ont inscrit dernièrement chez nous ce nom sur leur drapeau, et lorsqu’on ne veut prendre cette désignation que dans son sens sérieux et respectable, elle s’applique à cette doctrine qui voit dans les conclusions de la raison la source première de toute vérité religieuse, et qui, en particulier, n’accepte l’Evangile que pour autant qu’il s’accorde avec les conclusions de la raison individuelle.

Dans ce sens il y a non seulement des rationalistes incrédules, mais il y a encore des rationalistes croyants. Ces derniers sont ceux chez lesquels la croyance (nous ne disons pas la foi) des chrétiens n’est acceptée que pour autant et que parce qu’elle se justifie, à leur gré, au raisonnement syllogistique de leur esprit. L’orthodoxie n’a été pendant longtemps (elle le redevient rapidement à cette heure), qu’un rationalisme de cette espèce. On la nommait alors, et avec toute justice, une orthodoxie morte.

Nous ne sommes rationaliste ni dans l’un de ces sens ni dans l’autre. Bien au contraire, un rationaliste étant celui qui met, dans le résultat de l’analyse logique de la pensée, la source première en nous de toute vérité religieuse, ce que nous avons cherché à prouver, en démontrant que la connaissance religieuse pénètre dans notre âme par voie d’expérience immédiate et nullement par voie d’examen et d’analyse intellectuelle, va droit à l’encontre de tout ce qui peut s’appeler rationalisme.

Du reste, disons encore qu’en établissant que notre sens intime est la source première de toute connaissance religieuse, non seulement nous avons voulu éliminer les droits supposés de la logique de l’esprit à usurper cet office, mais qu’il ressort de notre exposition tout entière que ce sens intime ne saurait être regardé comme cette source que pour nous, qu’il ne l’est pas en lui-même, et au point de vue absolu ; en d’autres termes, qu’il n’est tel que d’une façon passive, réceptive et secondaire, et dans le sens dans lequel un miroir réfléchissant, dans une chambre obscure où il se trouverait placé, les rayons extérieurs du soleil, pourrait être nommé la source et la source première de toute lumière pour cette chambre. — Si nous n’avons pas employé, au lieu du mot de source, l’expression de canal qui eût pu paraître plus juste sous un certain rapport, cela a été à dessein et pour éviter une fausse idée de passivité quiétiste qui eût pu s’attacher à l’emploi de ce terme.

Cette analyse a pu sembler longue ; elle nous a paru néanmoins nécessaire pour arriver à une juste estimation du point de vue des hommes pour lesquels nous écrivons. — Ce point de vue était celui d’esprits qui hésitaient dans leur foi à l’Evangile et cela par des motifs de conscience. Il était indispensable que nous vissions tout d’abord si la cause de l’obscurité où ils se trouvaient ne provenait pas, avant toute autre chose, du choix du terrain sur lequel ils s’étaient placés, en mettant ainsi leur sens intime au-dessus de la parole expresse de l’Evangile lui-même.

L’examen auquel nous nous sommes livrés nous a montré, au contraire, que cette position est légitime et normale : que tous les doutes qui ont leur source dans des motifs de conscience, loin d’être condamnables, ont le droit de se faire écouter et d’exiger de notre part la plus sérieuse attention. — Mais il y a plus. La conclusion à laquelle nous sommes parvenus : que le critère de la vérité de l’Evangile se trouve dans la conscience et non dans la réflexion philosophique sur l’Evangile considéré comme une vérité abstraite, cette conclusion va nous donner le droit de faire nous-même appel, dans ce qui suivra, à la conscience de nos lecteurs. Si l’Evangile présente à leurs yeux des difficultés ou l’apparence d’un contre-sens, nous devrons examiner ce fait et en estimer la réalité et la valeur, à l’aide des lumières qui découlent de la conscience morale de nos lecteurs, telles qu’elles résultent pour nous de l’expression qu’eux-mêmes ont donnée à leurs doutes.

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