Étude sur les Miracles

II. Les faits ordinaires sont sous-naturels

Il ne saurait être question de faits surnaturels. Les faits que l’on appelle naturels sont en réalité des faits sous-naturels.

Après avoir été amenés, dans la première partie de cette étude, à adopter nous-même la position prise par ceux auxquels nous nous adressons, nous revenons maintenant à l’appréciation de leurs doutes, tels que nous les avons décrits plus haut.

Ces doutes sont suscités par le fait, que l’Evangile et la Révélation tout entière, se basent sur l’existence de certains faits dans lesquels ces hommes se sont habitués à voir des phénomènes surnaturels.

Or voici les difficultés qui, chez ces esprits, s’opposent à la libre acceptation de ces faits spéciaux :

Non seulement ils trouvent que les moyens employés pour les produire sont insuffisants, mais ils vont plus loin, ils répètent : qu’il ne saurait jamais être question de faits surnaturels, ce mot renfermant un contresens direct, bien plus, la pensée qu’il exprime impliquant nécessairement une idée attentatoire à celle que nous devons avoir de Dieu lui-même. Enfin, ils ajoutent que, même dans le cas où l’on consentît à accepter ces faits, il resterait encore à faire voir quelle était leur utilité, et comment, par conséquent, la réalité de leur apparition s’accorde avec l’idée de la sagesse divine.

Cette dernière difficulté est peu importante. Elle se résout facilement par un seul coup d’œil jeté sur les circonstances historiques qui ont accompagné l’apparition des miracles. Nous ne saurions apprécier quelle fut leur utilité, par l’impression que des faits semblables produiraient aujourd’hui sur nous. Cette impression ne serait évidemment pas une impression religieuse. Un miracle n’aurait point pour résultat, dans l’état actuel des esprits, de ramener ceux qui en seraient les témoins à la pensée de Dieu, de les amener à « glorifier Dieua. » La vue d’un fait semblable ne saurait faire naître, dans les hommes de notre époque, qu’un vif désir de pénétrer jusqu’à la cause naturelle de ce qui ne leur apparaîtrait que comme un nouveau problème proposé à leurs recherches, que comme l’occasion de nouvelles conquêtes dans le domaine de l’observation des faits. Loin de relever leur regard vers le ciel, un tel fait ne serait donc propre qu’à les fixer de nouveau sur la terre et sur l’étude des lois de la vie terrestre.

aMatthieu 9.8, etc.

Nous ne sommes cependant aujourd’hui les témoins d’aucun miracle ; aussi, si nous voulons demeurer dans le vrai, dans notre jugement quant à l’utilité de ces faits du passé, nous faut-il avoir tout premièrement apprécié l’impression qu’ils devaient immanquablement produire sur ceux auxquels ils furent envoyés.

Le fait est que leur apparition, loin de les surprendre, avait été chez eux longuement préparée et impatiemment attendue par eux-mêmes ; qu’elle répondait même, dans la plupart des cas, à un désir clairement formulé de leur part. C’est ainsi que nous voyons le miracle n’être accordé que comme une réponse à un besoin légitime, besoin qu’aucun autre moyen n’eût pu satisfaire. — La vérité de cette remarque ressort aussi bien des cas où nous trouvons le miracle accordé ou même seulement promis au peuple des miracles, que de ceux où nous le voyons refusé à tels ou tels individus de ce même peuple. Il est envoyé pour réveiller ou affermir la foi en Dieu, il est toujours refusé lorsque ce but ne devait pas être atteint.

Les deux premières objections sont plus graves, et ce sont aussi celles auxquelles nous voulons surtout nous attacher à répondre.

Pour quiconque y regarde de près, cependant, ces deux objections arrivent à se confondre eu une seule.

En effet, nous n’avons pas pour lecteurs de ces esprits superficiels, qui prennent le repos résultant dans notre esprit de la vue habituelle d’un même fait, pour ce calme qui se produit dans la pensée lorsqu’elle est arrivée, à force de recherches, à résoudre tel ou tel problème qui lui aurait été proposé. — Tels seraient les hommes qui se contenteraient, pour repousser les miracles, d’alléguer que ce sont là des faits incompréhensibles.

Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le faire remarquer, la vérité est que tout phénomène doit être regardé comme incompréhensible, dans ce sens qu’il ne sera jamais possible à l’esprit de l’homme de pénétrer, ici-bas, jusqu’aux causes premières de quelque phénomène que ce soit, même du plus fréquent de tous, de celui qui, à cause de cela, semblerait à chacun la chose du monde la plus naturelle.

Le miracle de la multiplication des pains, par exemple, considéré en soi et comme un phénomène pris à part, n’est certainement pas plus incompréhensible que ce même miracle tel qu’il a lieu chaque année dans le champ de blé que l’on moissonne sous nos yeux. Bien au contraire, dès qu’il s’agirait de vouloir comprendre, le premier de ces deux faits serait évidemment le moins incompréhensible des deux, l’action supérieure y étant représentée comme plus directement, plus immédiatement appliquée à son objet.

Ce n’est donc point comme un simple phénomène, que l’on sera jamais en droit de repousser le miracle. Aussi bien n’est-ce pas le cas. On le repousse en sa qualité d’acte. C’est là, dit-on, un acte impossible à admettre, et cela, suivant les divers systèmes, soit parce qu’il est évidemment indigne de l’agent qui professe le produire, soit parce qu’il est supérieur, de tout point, aux forces dont cet agent dispose.

Ce qu’on entend donc dans ce cas par compréhensible, c’est plutôt le fait que tel ou tel phénomène est régulier, normal, en un mot, voulu de Dieu, soit qu’il doive nous apparaître comme produit directement par lui, soit que nous y voyions le résultat prochain de l’activité de la créature. Reprocher aux miracles d’être incompréhensibles, revient donc à dire qu’ils ne sauraient être regardés comme vrais, puisqu’ils ne peuvent avoir été voulus ou ordonnés par Celui dont ils eussent renversé les lois, par Celui devant la pensée duquel, puisqu’il est l’Auteur de la nature, il ne saurait être question de faits surnaturels, c’est-à-dire qui soient au-dessus de cette même nature, et par conséquent, affranchis des lois qui lui ont été imposées par Dieu lui-même.

Et, dans ce sens, cette objection est parfaitement fondée. Il est évident que si les phénomènes qui nous entourent, et dont l’habitude a rendu la vue familière à nous tous, sont des faits naturels, c’est-à-dire conformes à la nature essentielle des choses, aux lois de l’univers visible telles que les conçut la pensée divine, ces autres phénomènes extraordinaires ne sauraient l’être de leur côté. — Il ne peut y avoir deux natures essentielles des mêmes choses.

Sous ce rapport nous ne saurions que donner plein droit à l’objection que soulève cette expression de faits surnaturels, et cela, soit qu’on s’arrête à l’idée de la nature essentielle des choses, laquelle ne saurait différer pour une seule et même chose, soit que, remontant plus haut, et voyant dans cette nature l’expression d’une volonté de Dieu, on se refuse à admettre en Dieu deux volontés qui se contredisent.

Et afin d’éviter toute obscurité provenant de la signification que l’on attacherait au mot de surnaturel, précisons le sens dans lequel nous employons ici cette expression la nature.

Dans l’usage ordinaire, non seulement on désigne par là l’ensemble de ces phénomènes que leur récurrence journalière a rendus familiers à notre vue, mais on exprime un jugement précis à l’égard de ces phénomènes, et ce jugement, c’est qu’ils nous livrent, tels qu’ils sont, l’expression exacte des lois immuables que Dieu lui-même voulut imposer, dès l’origine, à l’univers que nous habitons.

Ce dernier point est ici l’important. Tant que ce mot : la nature, n’est qu’une simple désignation, son emploi peut nous demeurer indifférent. Il n’en est pas de même du moment où ce terme devient un mot qualificatif, l’expression d’un jugement de notre esprit à l’égard de la qualité des faits qu’il désigne.

Nous laissons sans doute de côté ceux qui, parce qu’ils en sont venus à nier le Dieu personnel et vivant, sont arrivés par là même à voir dans la nature un fait éternel et sans cause première. Personne ne s’étonnera que de tels hommes nient résolument, et fût-ce même contre l’évidence de leurs sens, tout phénomène qui leur semblerait s’écarter des lois de cette nature.

Néanmoins, bien que nous n’ayons ici en vue que des hommes qui croient en Dieu, il est cependant nécessaire que nous précisions l’idée que, d’après cette foi elle-même, ces hommes doivent rattacher à cette expression : la nature. Sans s’en douter, plus d’un croyant demeure, à cet égard, sur le même terrain que les matérialistes.

Pour tout homme qui croit en Dieu, il est évident que la nature d’une chose ne saurait être différente de l’idée, de la forme d’existence de cette chose, telle quelle fut dans la volonté, dans la pensée du Créateur, au jour où il conçut cette même chose.

Il résulte de là :

  1. qu’un phénomène sera naturel, c’est-à-dire conforme à la nature des choses, manifestation normale et vraie de l’ordre de choses auquel il appartient, du moment où il sera admis que ce fait a été le résultat direct de l’action divine elle-même.
  2. Qu’entre deux faits dissemblables ou même contraires, l’un et l’autre produits par l’action des mêmes agents subalternes, celui-là seul devra nous paraître naturel, conforme à la nature, dont nous serons en droit de soutenir qu’il est selon la volonté de Dieu.

Ceux des phénomènes « surnaturels » rapportés par les Ecritures, qui nous sont représentés comme produits par une action directe de Dieu, sont spécialement la création du monde et le fait de la naissance de Jésus-Christ.

Le fait de la création ne saurait donc être dit « surnaturel : » loin d’être supérieur et par conséquent étranger, contraire à la nature des choses, c’est bien plutôt cet acte qui est l’origine et la fondation de cette nature elle-même.

Quant à la naissance de Jésus, ce fait, tel qu’il nous est rapporté, appartient à l’une et à l’autre des catégories que nous avons statuées. Résultat d’une action directe de Dieu, il est en même temps l’exclusion, la négation d’une action de l’homme ; quelque extraordinaire qu’il ait été, ce fait ne saurait, à aucun de ces titres, être dit « surnaturel. » En effet, et sans parler de l’action directe du Tout-Puissant, laquelle, dès qu’elle est admise, ne permet même plus l’analyse, le mode de naissance ordinaire, quelque habituel qu’il soit, ne peut être considéré comme normal, comme conforme à la volonté première du Créateur. Il suffira pour s’en convaincre de remarquer que l’imperfection et la mort qui y sont constamment attachées, le jugent chaque jour sous nos yeux. Les fils des hommes ne sont tels qu’à la charge de ne plus avoir de droits à être appelés fils de Dieu. En face de cette vérité, que « Dieu est esprit, » vérité qui nécessite l’admission d’une naissance de l’esprit, nous voyons chaque jour se répéter le fait d’une naissance de la chair. — Or la volonté de Dieu était qu’il n’en fût point ainsi ; sa volonté était que les hommes naquissent de l’esprit, qu’ils fussent fils de Dieu ; et ce qui le prouverait, si la seule idée de Dieu ne suffisait pas à nous le faire comprendre, c’est toute l’œuvre subséquente de Dieu à l’égard des hommes, laquelle ne tend uniquement qu’à les rendre tels.

Jésus de Nazareth, fils de Dieu déjà par le seul fait de sa naissance terrestre, est donc à cet égard, si l’on en excepte le premier Adam, seul entre tous ses frères dans l’ordre divin ; il participe seul à l’état normal et voulu de Dieu ; seul il a eu sur la terre une naissance naturelle.

Mais sans parler de ces deux faits spéciaux, sur lesquels nous ne reviendrons pas, et pour nous en tenir aux miracles qui nous sont représentés comme ayant eu pour cause prochaine une action humaine, il est tout aussi évident que ces miracles ne sauraient être vrais, s’ils nous sont représentés comme des faits au-dessus, et par conséquent en dehors de la nature, comme des phénomènes qui constitueraient une exception flagrante à des lois éternelles, en un mot, comme des faits surnaturels.

Et afin de rendre ici notre pensée bien claire, prenons tout d’abord quelques exemples :

Il est évident que s’il est naturel à l’homme, c’est-à-dire que s’il résulte de sa nature primitive et essentielle, qu’il soit irrévocablement soumis aux lois qui régissent le monde physique qui l’entoure ; — s’il est naturel, dans ce sens que l’homme soit dépendant par son corps, non pas à titre d’accident passager, mais en vertu d’une loi primitive de son être, de la nature morte au sein de laquelle il est placé, — Jésus de Nazareth, bien qu’il se nomme le fils de l’homme, n’est pas, n’a pas été véritablement homme ; car ce Jésus était supérieur aux lois qui régissent cette nature extérieure et ne s’y soumettait que de son plein gré.

Prenons un autre exemple. — Si la loi du monde physique, qui fait que mon corps enfonce dès que je pose le pied sur la surface des eaux ; si cette autre loi, qui veut que ma pensée s’obscurcisse dès que j’ai négligé d’introduire dans mon corps telle ou telle substance de la nature morte ; si ces lois ont pour cause unique et directe la volonté primitive, la pensée éternelle du Créateur ; si l’homme pour lequel ces lois sont en vigueur est bien l’homme vrai, l’homme tel que Dieu l’a pensé, — certainement celui qui a marché sur les eaux, celui qui a vécu en santé quarante jours sans manger ni boire, celui-là n’était pas un homme : il n’y a jamais eu d’homme semblable sur la terre, car le Seigneur Dieu tout-puissant ne fait pas des lois qu’il se plaise à abroger plus tard : sa volonté, parfaite comme lui-même, est comme lui immuable et ses décrets sans appel.

Ou bien encore : s’il est vrai que ce soit chose naturelle à l’homme que de mourir ; si, en d’autres termes, Dieu a librement voulu, au jour où il créa l’homme, que l’homme fût mortel, assujetti à la mort ; — si cet état mortel de l’homme est pour lui, dans ce sens, un état normal, essentiel, naturel en un mot ; si ce n’est pas là, au contraire, un pur accident dont nous puissions préciser les causes et présager la fin, — il ne faut rêver pour l’homme aucune possibilité d’un état autre, et, quelle que soit l’autorité dont soit revêtue la parole qui nous y engage, notre devoir est de nous refuser résolument, et cela au nom de notre conscience elle-même, à admettre un fait qui impliquerait, non seulement une absurdité, mais un blasphème.

Et qu’on ne s’étonne pas de la vivacité que nous mettons à ce débat ! Il ne s’agit point ici d’une dispute de mots. Rien d’aussi dangereux, on ne saurait trop le redire, rien d’aussi propre à obscurcir le droit jugement de l’esprit, rien d’aussi débilitant pour l’être moral que l’acceptation habituelle d’un fait que condamne directement notre raison. Et lorsque ce fait implique une volonté de Dieu lui-même, nous ne pouvons hésiter à voir, dans l’acceptation d’un tel fait, non seulement une absurdité, mais bien un blasphème.

En effet, admettre qu’il y ait deux espèces d’hommes, qui toutes les deux seraient sorties de la pensée éternelle du Créateur au jour où il forma l’homme, ce serait voir en Dieu lui-même de l’hésitation, ou bien s’imaginer que sa première action ait été tellement imparfaite à ses propres yeux, qu’il eût voulu y revenir plus tard afin d’en réparer les défauts. — A part l’impossibilité, pour tout esprit attentif, de supposer dans la volonté de l’Etre personnel absolu une succession de moments opposés l’un à l’autre, on conviendra sans doute que parler de la sorte serait, pour le sens religieux le moins élevé, une façon de parler blasphématoire. La conscience repousse instinctivement cette idée, que l’œuvre divine puisse jamais avoir été imparfaite, en sorte qu’après avoir créé l’homme mortel et soumis aux lois de la nature qui l’entoure, Dieu ait pu jamais vouloir le rendre immortel, on bien qu’il ait jamais voulu le dégager, ne fût-ce que dans un seul cas, des liens que lui avait un jour imposés sa sagesse éternelle.

Si donc c’est là l’état essentiel et naturel de l’homme, on n’en doit admettre aucun autre. Le fils de l’homme, c’est-à-dire Jésus-Christ homme, est alors une impossibilité manifeste, et nous devons en rejeter l’histoire.

Mais que l’état actuel de l’homme soit un état naturel et normal, — que l’homme tel qu’il vit sous nos yeux soit l’homme tel que Dieu l’a voulu dans sa pensée éternelle, — voilà justement ce qu’il faudrait d’abord avoir démontré. Cette démonstration n’a jamais eu lieu, et nous croyons qu’il suffit de quelque attention pour voir qu’elle ne saurait avoir lieu.

Et afin d’éviter ici toute obscurité provenant du choix des mots, changeons pour un instant les termes que l’usage commun nous avait d’abord imposés, et au lieu de faits naturels et de faits surnaturels, disons faits ordinaires et faits extraordinaires. — Rien du reste ne s’oppose à ce que nous puissions faire cette substitution, ces deux manières de parler désignant l’une et l’autre les mêmes faits, et celle que nous mettons de côté ayant le tort de préjuger la question qui nous occupe.

Les faits ordinaires sont donc ceux qui se passent chaque jour sous nos yeux. En particulier, c’est le fait de l’homme né de la volonté de la chair, dépendant de la nature, destiné à la mort, incapable de se défendre ou même de défendre son frère de la maladie, de l’affaiblissement et du sépulcre.

Les faits extraordinaires sont ces faits spéciaux que nous connaissons par ouï-dire, sur lesquels cependant reposent notre foi religieuse et l’espoir de notre âme. En particulier, ce sont les faits de l’inspiration et des miracles des prophètes, et surtout celui de Jésus de Nazareth, dominateur de la nature, guérissant les malades, ressuscitant les morts, libre lui-même à l’égard de la mort, puisqu’il présentait sa propre mort comme une action dépendant de son libre choix : « J’ai le pouvoir de laisser ma vie, » disait-il ; « j’ai aussi le pouvoir de la reprendre. » — C’est encore le fait de ce même Jésus ressuscité, entrant dans le monde invisible sans passer par la mort, puis revêtu par Dieu d’une puissance et d’une gloire divines et élevé par lui pour être le prince et le médiateur de ses frères.

Ces deux ordres de faits s’excluent mutuellement. — Lesquels sont conformes à la pensée éternelle du Créateur à l’égard de l’homme ? lesquels sont des faits conformes à la nature, des faits naturels ?

Si ce sont les ordinaires, il faut nier les extraordinaires, et nous n’avons plus qu’à demander à tel ou tel système de critique historique l’explication la plus probable de l’origine des récits auxquels ces faits extraordinaires ont dû leur crédit.

Par contre, s’il se trouve, après mûr examen, que ce sont ces faits extraordinaires eux-mêmes qui sont seuls dignes d’être appelés des faits normaux, des faits dignes de l’Auteur de notre être, des faits dignes de nous-mêmes ; si, en d’autres termes, le sentiment intime de notre conscience nous force à nous dire, en voyant Jésus de Nazareth : « Voilà l’homme ! » si nous arrivons à lui donner, comme exprimant notre impression propre, le nom qu’il affectionnait lui-même, celui de « fils de l’homme ; » en un mot, si les miracles, tout surprenants qu’ils nous apparaissent au premier abord, arrivent à n’avoir rien que de naturel à nos yeux, à se présenter à nous comme des faits essentiellement humains ; si nous parvenons à les concevoir comme s’accordant avec la véritable nature de l’homme, — il ne nous restera dans ce cas qu’à expliquer, non pas une histoire éloignée et dont les preuves objectives ne sont plus en notre pouvoir (cette histoire-là s’étant justifiée à notre conscience elle-même), mais bien à expliquer un fait actuel, palpable, un fait d’expérience personnelle et journalière, le fait de cet état qui est le nôtre à tous, en cherchant d’où peut provenir ce caractère accidentel d’infériorité, de dégradation et de chute qui lui est inhérent.

En tout cas, quel que soit le résultat auquel aboutisse notre étude des causes et des origines de ce fait qui nous touche, comme aussi du remède à y apporter, quelle que soit même la conclusion à laquelle nous nous voyions amenés à l’égard de celui de ces deux ordres de faits qui représente l’état normal de l’homme, — il ne saurait jamais, et d’aucune façon, dès que l’on veut s’exprimer avec quelque exactitude, être question de faits surnaturels.

Ou bien quelqu’un soutiendrait-il encore, pour ne parler que de l’ensemble des phénomènes ordinaires, que la nature, telle qu’elle est à cette heure, soit l’expression de la volonté éternelle ? — Non sans doute ! Chacun sent que, dans son état actuel, ce monde-ci n’est plus cette expression, qu’il n’est pas dans son état normal, qu’il est dans un état de déchéance. Et cela est vrai. Loin d’être encore l’objet du bon plaisir de Celui qui l’a créé, il est devenu le sujet de son déplaisir et l’objet de sa patience, et nous savons tous de quelle manière l’Evangile s’exprime à cet égard. Aussi, loin de nous étonner que l’action divine, dès qu’elle touche à ce monde, s’y manifeste par des phénomènes différents des phénomènes ordinaires, loin d’appeler du nom de surnaturels, c’est-à-dire étrangers, contraires à la nature, ces résultats de l’action de Dieu, nous aurions toute raison de nous étonner qu’il n’y eût point dans l’histoire du monde de faits semblables, puisque ce serait là la preuve que ce monde serait abandonné de Dieu à l’état anormal qui est devenu le sien.

Et ici il faut encore en revenir aux principes élémentaires de la foi en Dieu.

Non seulement celui qui croit au Dieu vivant comprend que, même dans son état primitif, le monde, renfermé dans les limites de l’espace et du temps, ne saurait être que la manifestation temporaire et provisoire de la pensée de Dieu ; non seulement, pour le croyant, le vrai monde c’est le monde éternel, celui qui est avant, après et au-dessus du temps ; non seulement le temps lui-même, avec tout ce qu’il renferme, est à ses yeux une création de ce Dieu dont le regard le mesure et l’embrasse d’un seul coup d’œil, en sorte qu’un tel homme se sent étranger dans le temps ; — mais, dès qu’il s’agit de ce monde voulu temporairement par Dieu, de ce monde provisoire, l’homme qui croit en Dieu n’en peut voir la nature réelle que dans un fait qui serait l’expression exacte de l’idée qui vécut en Dieu au jour où il créa ce monde. Pour cet homme, la seule vérité réelle c’est l’idéal de sa foi. Le monde réel, à ses yeux, c’est le monde que Dieu veut tel qu’il le voit, où il vit, dans lequel il a son plaisir, qu’il trouve bon. Pour cet homme, par conséquent, le monde que nous habitons, après avoir été tel, ne saurait être considéré comme tel encore à cette heure, puisqu’il est imparfait et qu’il est chaque jour la proie du mal et de la mort, et l’objet du jugement de Dieu.

Mais aussi prenons-y garde ! Ce n’est pas seulement cette province spéciale de l’univers visible dans laquelle nous habitons qui est, aux yeux du croyant, dans un état de déchéance ; notre propre nature actuelle elle-même est aussi anormale à ses yeux ; elle aussi n’a plus le droit de se nommer naturelle ; elle aussi est sous-naturelle.

Et la foi du croyant ne le trompe pas. Ce sentiment est vrai : il répond à une réalité. — Loin d’être encore ce fait que le Créateur « trouva bon, » comme il trouvera bon tout ce qu’il lui plaira de créer, notre nature actuelle est un fait qu’il trouve mauvais ; et ce qui le prouve, c’est que, dès que nous sommes en sa présence, nous nous sentons nous-mêmes souillés et déchus.

Or ces deux faits de déchéance ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Ce mal qui nous entoure a son centre de rayonnement dans ce qui est au centre de toute vie sur la terre, dans le centre du domaine des faits moraux dont ce monde est actuellement le théâtre, dans notre volonté elle-même. C’est de là que, par le résultat d’une loi imposée à cet univers, le mal s’est répandu sur le monde des sens ; d’abord sur l’organisme humain, sur l’intelligence et le corps de l’homme ; puis sur ces éléments extérieurs qui avaient été placés sous la conduite et sous la domination de l’homme tant qu’il demeura fidèle à son origine de fils de Dieu, mais qui ont du cesser de lui obéir dès que, détournée de Dieu par le péché, sa volonté a cessé d’être une volonté normale et maîtresse d’elle-même, et qu’elle s’est vue réduite à n’être plus qu’un simple caprice, sans raison d’être nécessaire et sans valeur absolue.

Si donc il ne saurait être question de faits surnaturels, nous sommes amenés à admettre l’existence, soit en dehors, soit au dedans de nous, de faits sous-naturels.

Ici, faisons-y bien attention ! il n’est nul besoin pour cela que nous soyons à même d’expliquer les raisons et les origines de ce fait de la chute. — Cette explication peut sans doute avoir lieu, du moins dans les limites de l’utile ; mais, sans rappeler que ceux auxquels nous nous adressons spécialement croient déjà à la chute morale de l’homme, une telle explication n’est point nécessaire pour prouver la réalité du fait lui-même. En toute matière on n’explique que ce qui est, et la persistance des difficultés que fait surgir une explication démontre, plus que toute autre chose peut-être, la vérité contre laquelle ces difficultés sont toujours de nouveau alléguées.

Dans le sujet qui nous occupe, ce que nous avons à faire est de poser clairement, et d’une façon qui le rende évident à tout esprit sincère, ce que nous avons appelé le fait primitif et normal. Quant à l’état d’infériorité, il est chose d’expérience sensible et actuelle ; il suffira donc de l’avoir constaté pour poser cette thèse : que s’il n’y a point et s’il ne peut y avoir de faits surnaturels, puisque l’œuvre divine ne saurait être améliorée ou corrigée, on est en droit d’admettre la possibilité de faits sous-naturels, car rien ne s’oppose à ce que cette œuvre divine ait pu être détériorée, du moment où l’on a compris que Dieu, loin de lui avoir conféré l’immutabilité, en a remis la destinée prochaine entre les mains d’un agent qu’il a voulu qui fût, jusqu’à un certain point, libre à l’égard de son Auteur.

Il pourrait peut-être sembler étrange que, nous adressant ici à des personnes qui croient au fait de la chute de l’homme, nous pensions devoir insister de la sorte soit sur ce fait lui-même, soit sur l’état d’infériorité dans lequel se trouvent à cette heure, grâce à ce premier fait, et la vie physique de l’homme et celle du monde qu’il habite. Mais le fait est que l’on peut fort bien être convaincu de la présence d’un état de chute morale de l’homme, sans avoir compris pour cela, soit la nature réelle de cette chute, soit surtout les limites jusqu’où elle a étendu son influence.

En général, on trace une ligne de démarcation beaucoup trop tranchée entre les côtés extérieur et intérieur de la vie de l’homme, savoir entre sa vie physique et intellectuelle et sa vie exclusivement morale. On en vient le plus souvent à regarder ces deux côtés de son être comme deux sphères qui, si elles exercent sans doute l’une sur l’autre une influence très marquée, ne le font cependant qu’en vertu de liens accidentels par lesquels Dieu aurait voulu les unir pour un temps, tandis qu’elles n’en auraient pas moins chacune, dans le fond, une vie propre et indépendante.

Cette idée est fausse de tout point. Ainsi que nous allons être amené à l’établir, l’homme ne saurait être regardé comme le composé hétérogène de deux êtres, l’un spirituel et l’autre animal et terrestre. L’homme est essentiellement un, et le centre de son unité réside dans l’élément directeur de sa volonté. Une fois déchu de son origine dans ce centre-là, l’homme aussitôt est nécessairement déchu dans tout son être.

L’idée que l’homme, tel qu’il vit à cette heure, se trouve dans une position entièrement normale et qui n’exige et même ne comporte aucun progrès ultérieur, cette idée, sans doute, ne se rencontre nulle part. Les païens eux-mêmes admettaient que l’homme est appelé à un perfectionnement ; mais ils ne voyaient là rien qui ne fût naturel ; ils n’y voyaient qu’un état parfaitement normal, Dieu, à leur gré, ayant créé l’homme dans cette position d’imperfection et pour ce but de développement progressif (auquel, dans leur pensée, Dieu participait du reste lui-même).

Et cette idée n’est pas seulement celle des sages en dehors de la révélation. Aux yeux de Rousseau, par exemple, et pour ne citer que lui, le fait de la nécessité d’un progrès moral chez l’homme ne présuppose point l’idée d’une chute dans le centre de sa libre volonté. A ses yeux cette volonté, bien que faible parfois et parfois séduite, n’en est pas moins foncièrement bonne. Rousseau, et en général les rationalistes, non seulement méconnaissent entièrement la vérité de la sainteté absolue de Dieu, et par conséquent la nécessité d’une perfection absolue dans chacune de ses œuvres, mais ils ne croient pas au péché de l’homme, dans le sens que l’Evangile et la conscience chrétienne donnent à ce mot. Ils substituent à ce fait, qui se passe dans le sanctuaire le plus intime de la vie morale, l’idée d’un fait essentiellement extérieur à l’homme lui-même, d’une simple faiblesse, se manifestant à propos de telle ou telle occasion adventive. Ces hommes oublient tout à fait que, s’il en était réellement ainsi, non seulement l’homme ne saurait être blâmé de n’avoir pas accompli une tâche pour laquelle il manquait des forces nécessaires, mais, ce qui est bien plus grave pour des déistes, ils ne voient pas que, dans leur système, la faute tout entière ne saurait retomber, en fin de compte, que sur Celui qui aurait imposé à l’homme des devoirs aussi hors de toute proportion avec les pouvoirs dont il l’avait lui-même nanti. Aussi bien, pour ne nommer encore que Rousseau, voit-on percer de toutes parts chez ce philosophe, à travers les phrases sonores dont il est si prodigue, cette révolte foncière contre le Dieu vivant et personnel qui éclata au grand jour chez ses disciples, en s’accompagnant chez eux d’une méfiance profonde et bientôt d’une haine passionnée à l’endroit de la conscience éternelle du devoir, et des instincts les plus sacrés de l’humanité.

L’important ici est donc de bien discerner en quoi consiste ce péché, qui est le premier symptôme de la chute intérieure, comme il est la cause des manifestations extérieures de cette chute.

La conscience et l’Evangile nous le répètent à l’envi : le péché ne gît pas dans l’acte extérieur, il a précédé cet acte ; le péché réside dans la décision libre d’une volonté qui choisit ce qu’elle sait être l’opposé de la volonté de Dieub.

bMatthieu 7.16-19 ; 1 Jean 3.4.

L’homme aurait-il été créé de Dieu avec une volonté qui fût telle ? — Cela est tellement impossible à supposer que, pour peu qu’on y réfléchisse un instant, il faut bien toute l’évidence de la réalité pour forcer la raison à admettre qu’un tel fait ait pu, non pas sortir immédiatement de la pensée créatrice de Dieu, mais même se produire dans un être issu un jour de cette même pensée.

Aussi est-ce là le mystère éternel. C’est bien ici le miracle insondable, miracle que nous devons cependant tous admettre, si nous sommes loyaux et sincères, puisque nous le voyons de nos yeux, et que nous en sommes tous et les victimes et les complices. C’est ce point obscur dans le monde de l’absolu, monde où tout d’ailleurs est inondé de la glorieuse lumière qui resplendit de la présence de Dieu ; c’est ce fait d’une volonté « qui ne se rend pas sujettec » à la volonté suprême à laquelle elle doit son origine, d’une volonté qui se révolte contre la volonté du Saint des saints !

cRomains 8.7.

Il y a cependant deux choses à distinguer dans l’impression que produit la vue du péché. — C’est d’abord un profond étonnement de l’intelligence devant l’apparition du mal dans le centre d’une volonté créée de Dieu, devant ce fait dont la raison ne saurait nier la réalité, mais dont elle peut cependant bien moins encore concevoir la possibilité. Il faut cependant qu’elle l’accepte, et c’est en cela que consiste cette humiliation de notre raison dont la prévision chez nous tend, plus que toute autre chose peut-être, à nous détourner constamment de cette étude attentive du péché à laquelle nous sommes conviés par notre conscience.

Cependant, à cet étonnement légitime et salutaire vient s’ajouter quelquefois une tout autre impression. A la vue de cette volonté en nous qui seule ose ainsi s’opposer à la volonté suprême et éternelle, il peut arriver que nous nous sentions saisis parfois comme d’une horreur de nous-mêmes. — Cette dernière impression n’est pas juste et elle provient d’une idée éminemment fausse. Elle est le résultat de cette secrète pensée, que nous serions les auteurs du péché. Cette pensée nous effraye, elle nous révolte et nous empêche, elle aussi, de fixer sérieusement, comme nous le devrions, notre attention sur le fait du péché.

Mais cette pensée est fausse. Si elle était vraie, nous ne pourrions en effet mieux faire que de nous en distraire, car il n’y aurait plus alors pour nous aucune possibilité d’espoir. Heureusement cela n’est pas. L’Evangile et la conscience intime s’accordent à nous dire que, loin d’être l’auteur du péché, l’homme en est bien plutôt la victime. L’un et l’autre, il est vrai, en ajoutant qu’il en est la victime consentante, nous font voir, dans cet acquiescement de sa volonté, la cause de sa culpabilité et la présence d’une chute foncière dans le centre même de son être. Néanmoins, nous le répétons, la conscience, lorsque nous l’interrogeons de près, et l’Evangile, par sa doctrine du Tentateur, s’accordent à nier de la manière la plus explicite, que l’homme soit le premier auteur du péché et la première cause de sa chute.

Sans doute nous ne nous étonnons pas que ceux qui n’acceptent pas cette doctrine du Tentateur, détournent toujours plus leur attention du fait du péché et de la culpabilité de l’homme, et qu’ils demeurent par conséquent toujours plus foncièrement étrangers à la vérité de ce salut, qui ne saurait être accueilli que par les âmes qui ont senti la vive douleur que fait naître la vue du péché tel qu’il est. Il est en effet embarrassant de savoir que faire d’un rôle que l’on a ainsi enlevé au démon. Aussi voyons-nous que ceux qui, niant l’existence d’une source active du mal située en dehors de l’homme, se voient par là même forcés de mettre cette source dans l’homme lui-même, préfèrent nier aussi que ce mal consiste dans une révolte contre Dieu. Ils n’y voient donc plus cette haine de Dieu qui en fait le caractère, haine, sinon calculée et réfléchie, du moins positive et subsistant en fait. Ils renoncent par conséquent à s’expliquer la cause réelle de cette opposition qui éclate si violemment dans notre volonté, aussitôt que tel ou tel commandement direct de Dieu vient nous mettre dans la position ou de devoir affirmer notre volonté mauvaise, ou d’y renoncer franchement et de plein gréd.

dRomains 7.7-8.

Aussi bien trouverons-nous les champions de cette idée préoccupés constamment du désir d’adoucir, dans ce qui concerne le péché, les oracles de la conscience et les paroles de l’Evangile, de les accommoder avec l’image qu’ils sont arrivés à se faire du mal lui-même, et ne rencontrerons-nous guère chez eux cette haine vigoureuse, décidée, persistante et sans merci pour le mal, haine qui est la première preuve de la santé de l’âme. Si nous y regardons de près, nous ne tarderons même pas à discerner chez eux bien plutôt une condamnation des actes du péché, qu’une haine qui s’adresse au péché lui-même. C’est contre les péchés que se montre surtout le zèle de ces moralistes. De là ces discours qui, dans tels jours de pénitence publique, s’étendent sur le tableau si facile des vices du bas peuple chez lequel, en effet, les péchés extérieurs sont moins dissimulés que dans les classes supérieures de la société, tandis qu’on réserve, à l’adresse des gens d’éducation, un blâme qui ne porte que sur des faiblesses, sur des surprises de la volonté, blâme aussitôt racheté par la louange des intentions de ses auditeurs.

Et d’où vient ce fait si frappant, ce fait qui, dès qu’il se montre ainsi chez des ministres de la Parole, en est venu souvent à faire regarder tel ou tel clergé comme le flatteur obligé des classes élevées, et comme l’ennemi exclusif des pécheurs scandaleux ? Il serait fort injuste d’y voir, du moins quant au clergé protestant, le fait d’une flatterie intéressée. Ces hommes-là sont au-dessus d’un tel reproche. Non ! ce phénomène a une cause moins déshonorante, mais aussi plus profonde. Il résulte de ce que, chez les hommes dont nous parlons, l’idée du péché, loin d’impliquer celle d’une chute foncière du moi dans l’homme, se définit bien plutôt par une faiblesse de tout ce qui, dans l’homme, n’est pas ce moi central, des appétits, de l’intelligence et des passions. Quand on la réduit à ses plus simples termes, leur pensée équivaut à dire que l’homme moral est bon, mais que se trouvant, par le fait d’une imprudence de son premier père, lié à une intelligence obscurcie et à un corps dont le système sensitif est parfois surexcité, son plus grand tort, comme aussi son plus grand danger, est de céder trop souvent, dans ses actions, à ces influences qui dans le fond sont cependant extérieures au centre de sa personnalité. Aussi les exhortations de ces docteurs se réduisent-elles le plus souvent à ces conseils d’une simple hygiène de l’âme et même du corps, dont l’audition périodique et silencieuse semble constituer la seule religion de tant de gens.

Mais cette première erreur sur le caractère essentiel et central du fait de la chute, n’est pas la seule que nous devions relever ici. Il en est une autre qui ne porte que sur les conséquences qu’a dû entraîner nécessairement ce premier fait. Si cette seconde erreur est moins dangereuse au point de vue de la moralité de ceux qui la partagent, il n’en découle pas moins d’obscurité quant au sujet spécial qui nous occupe ici, quant à ce qui constitue la vraie nature de l’homme ; aussi est-il indispensable que nous nous y arrêtions quelques instants.

On ne peut assez s’étonner des idées que l’on rencontre parfois chez des hommes qui cependant veulent être des disciples de l’Evangile, sur ce sujet des conséquences de la chute. On s’expose à choquer même des esprits habitués à traiter de ces matières-là, en parlant devant eux, soit de la chute physique de l’homme, soit de l’état de désordre persistant que son péché a introduit dans les rapports qui subsistent entre lui et le monde extérieur qu’il habite.

Il est, en effet, des hommes qui parlent volontiers de péché, de salut, de repentance, de conversion, de régénération, en un mot, de tout ce qui concerne la vérité de la chute et de la culpabilité de l’être moral, mais qui s’en tiennent là. Jamais vous n’entendrez ces disciples s’entretenir d’autres espérances que de celles qui ont trait à la pureté, à la sainteté de l’âme ou au repos idéal, abstrait et essentiellement négatif auquel se réduit chez eux l’image de la béatitude à venir. Vous les reconnaîtrez même à ceci, qu’il y a chez eux comme un repoussement instinctif pour tout ce qui n’est pas spirituel, disons mieux, pour tout ce qui n’est pas abstrait, dans la doctrine évangélique. Non seulement ils s’éloigneront, par exemple, de telle ou telle exagération chiliaste, mais les paroles où Christ lui-même, se présentant à nous comme notre frère et notre roi céleste, nous parle d’une gloire à venir déjà appréciable pour nos sentiments terrestres, d’une nouvelle terre et de nouveaux cieux, d’une habitation où Dieu se rencontrera avec les hommes, d’un retour et d’un règne sur la terre, tout cela n’a rien qui les captive ; ils ne voient dans tout cela que des figures ; leur règne de Dieu est un règne d’abstraction ; la promesse d’une nouvelle terre n’a rien qui les séduise, et quant à ce nom de « Fils de l’homme » que Christ affectionnait entre tous, comme ils n’y voient qu’une expression d’humilité de sa part, qu’un mot par lequel il voilait à dessein sa divinité, ils ne le choisissent jamais eux-mêmes pour désigner le Sauveur. Le monde visible, en un mot, ainsi que l’homme extérieur, loin d’être pour eux ce qu’ils étaient pour lui, des objets d’amour et le sujet du plus glorieux espoir, ne sont guère à leurs yeux, non pas seulement dans leur état de chute actuelle mais considérés en eux-mêmes, que des objets de mépris et même de repoussement.

D’où provient cette tendance chez ces croyants ? — De ce simple fait que, bien qu’admettant, et cela comme un fait essentiellement temporaire et guérissable, la présence d’une chute dans le centre moral de l’homme, ils n’ont cependant pas compris que cette chute s’est nécessairement étendue, et cela au même titre, jusque sur les côtés intellectuel et charnel de l’être humain. Il en résulte que, ne voyant pas dans l’état présent de l’homme intellectuel et charnel, aussi bien que dans l’état présent du monde extérieur, un simple accident temporaire de chute, — regardant l’infériorité, l’imperfection, la faiblesse qui caractérisent ces côtés de la vie humaine sur la terre, comme un état de choses définitif et sans remède dans l’avenir, — ils ne sauraient admettre que la rédemption qu’ils attendent doive aussi rétablir et relever l’homme visible, et, avec lui, ce monde des choses visibles dont il est le centre et le roi. Leur erreur vient de ce que, grâce à cette idée, ils ont perdu de vue, eux aussi, le fait de l’unité essentielle de l’homme, de cet être en même temps visible et invisible, qui forme comme le point d’union entre le monde des phénomènes de l’esprit et celui des phénomènes sensibles.

Les premiers voyaient dans l’homme un centre moral pur rattaché à une intelligence et à un corps atteints de faiblesse ; les seconds y voient un centre moral sauvé par un miracle d’une chute absolue, mais qui, parce qu’il est seul relevé, seul racheté, seul régénéré, laisse aussi ce corps et cet esprit, dont le fardeau l’oppresse, substances terrestres, imparfaites et essentiellement inférieures, voués à une mort qui dès l’origine était leur unique avenir.

Les uns et les autres ne voient donc dans l’être humain, ainsi que nous le disions plus haut, qu’un composé hétérogène d’éléments accidentellement réunis ; ils n’ont, ni les uns ni les autres, entrevu le fait de l’unité essentielle de la personne humaine.

Mais on ne peut scinder ainsi cette personnalité. L’intelligence et le corps ne sont autre chose que des manifestations et des organes du moi humain. Ni l’un ni l’autre ne possèdent une existence indépendante ; ni l’un ni l’autre ne peuvent à la longue demeurer étrangers soit à la santé ou à la maladie, soit à la gloire ou à l’état de déchéance du moi central qui les domine. Ce n’est qu’en poursuivant cet ordre de pensées que l’on arrive à comprendre le sens profond de cette parole de l’Apôtre, lorsqu’il dit, en parlant de la mort du corps, que « la mort est entrée dans le monde par le péchée. »

eRomains 5.12-14.

C’est donc à tort que l’on se sert d’expressions telles que : l’homme physique, l’homme intellectuel, pour désigner des sphères indépendantes dans la personnalité humaine. — On m’objectera peut-être que l’Apôtre lui-même parle de l’homme animal. Cela est vrai ; mais le même apôtre parle aussi de l’homme charnel et de l’homme spirituel, sans que personne imagine qu’il entende désigner par là des individus différents, chacun comprenant qu’il s’agit ici de tel ou tel état particulier du même homme. L’Apôtre, en effet, considère le corps, l’âme et l’esprit, comme les organes nécessaires et essentiels de la personnalité humaine ; aussi n’hésite-t-il pas à appeler homme charnel celui dont le moi réside dans l’activité et les appétits du corps, homme animal celui dont la volonté a fait son centre directeur de l’activité intellectuelle et raisonnable de l’âme, et homme spirituel l’homme dont le moi a transporté sa vie dans l’activité et les désirs célestes de l’esprit.

Pour nous rendre sensible la fausseté de toute vue qui sacrifierait ainsi l’unité, la solidarité essentielle des divers côtés de la personnalité humaine, il suffit de se rappeler quelles conséquences a entraînées dans tous les temps l’oubli de ce fait. Non seulement c’est là ce qui fut à la racine de ces aberrations si nombreuses, si diverses et si effrayantes des anciens gnostiques, mais c’est bien ce qui enfanta, à toutes les époques, soit cet ascétisme qui maltraite le corps, soit ce libertinage honteux de certaines sectes qui laisse libre carrière à tous ses appétits.

Et cela se comprend ! Dès que le corps n’est plus regardé comme une partie intégrante et essentielle du moi humain, ce n’est plus là, pour ainsi dire, dans son état de chute, qu’un cadavre vivant, et il devient nécessairement un objet de négligence et de mépris. Dès lors, ou bien on l’estime indigne de tout soin, ou bien on ne met aucune importance aux actes auxquels il nous sollicite. Dans le premier cas, on ne s’en prend plus qu’au corps des péchés de l’âme, dans le second on absout d’avance son âme de ce que l’on est arrivé à nommer « les péchés du corps. » — Et ce que nous disons du corps s’applique aussi bien à l’intelligence considérée comme un organe de la personnalité humaine.

Mais c’est l’homme qui peut seul être dit avoir péché, parce que l’homme est un dans sa personne, laquelle il remplit tout entière. L’esprit ne peut errer, le corps ne peut faillir, si auparavant le cœur, le centre du moi, ne s’est pas séparé volontairement de la source de toute lumière et de toute harmonie. D’un autre côté, le cœur ne saurait s’être ainsi séparé de la source de la vie, sans qu’aussitôt la privation de cette vie, la mort, introduite au centre de la personnalité, ne pénètre de là jusque dans les dernières manifestations de la personne humaine. C’est ce qu’il importe de bien comprendre si l’on veut arriver à discerner ce fait, que la vie actuelle du côté intellectuel et physique de nous tous qui sommes des pécheurs, ne saurait nullement être regardée comme un fait normal et naturel.

Cependant, si le côté terrestre de l’homme a dû participer de la sorte à la chute temporaire du centre moral de la personne humaine, il devra aussi participer à la rédemption qui est accessible à ce centre moral. L’état d’infériorité dans lequel se trouve actuellement notre nature terrestre, état qui nous est si spécialement sensible, n’est donc point un état définitif ; c’est un état de chute qui est aussi bien capable de relèvement que celui qui constitue la déchéance de notre volonté morale.

Pour prouver cette vérité, nous en appelons au témoignage des faits ; soit à celui des faits éternels que proclame notre conscience, soit à celui des faits historiques de la vie terrestre de l’homme, d’abord avant sa chute, puis telle que cette vie se déroule sous nos yeux depuis cette chute elle-même.

Nous faisons d’abord appel à des faits éternels, avons-nous dit.

En effet, dès que l’état de déchéance auquel l’homme est réduit sur la terre n’est plus à nos yeux la conséquence nécessaire et inévitable de son propre péché, de la chute centrale de sa libre volonté, nous sommes forcément conduits à chercher la cause unique et directe de cet état de choses dans une disposition de la volonté souveraine de Dieu, disposition qui eût pu être tout autre. — En faisant cela, cependant, nous oublions entièrement que, loin d’être la libre cause des souffrances de notre vie mortelle, Dieu se montre à nous comme Celui « qui n’épargne pas son Fils » pour mettre fin à ces souffrances.

Non ! si Dieu nous révèle que notre état de déchéance nous a été infligé par lui, c’est afin que, nous sachant entre ses mains de Père, nous ne désespérions pas. Mais il nous a aussi révélé ce qui l’avait forcé à agir ainsi envers nous, car ce n’eût pas été là nous consoler ni nous relever, que de nous mettre en présence d’un Dieu dont les raisons d’agir à notre égard nous fussent demeurées un mystère. — Une chose est certaine, c’est que s’il ne tenait qu’à Dieu que nous ne souffrissions pas, certes nous n’aurions aucune souffrance à endurer. Mais ici Dieu est forcé, comme nous venons de le dire, il est lié par une nécessité qui lui est supérieure, et cette nécessité c’est lui-même, c’est son amour éternel et inchangeable pour nous ses créaturesf. C’est là ce qui l’empêche de ne pas frapper en nous le mal, lorsque le mal a été accueilli par notre volonté ; en d’autres termes, ce qui lie Dieu ici, c’est son œuvre préalable, œuvre parfaite, œuvre qu’il lui est impossible de vouloir détruire. Dieu nous a créés dès l’origine de telle sorte, que notre organisme se révolte aussitôt que son centre a été transporté hors de la place normale qui lui avait été assignée, dès qu’il ne réside plus dans une libre union avec Dieu. Supposer que Dieu voulût empêcher qu’il en soit ainsi le cas échéant, ce serait supposer, ou que sa première œuvre n’était pas « bonne, » ou qu’il peut vouloir détruire une œuvre parfaite.

fHébreux 12.5-8.

Il fallait donc que l’homme pénétrât dans la déchéance quant à son intelligence et quant à son corps, au jour où sa volonté se sépara de Dieu. Il le fallait ; c’était la loi parfaite que Dieu avait donnée à sa nature, et que Dieu ne pouvait vouloir abroger.

C’est là ce que signifient des expressions telles que celles-ci : que Dieu se venge, ou, qu’il venge la sainteté de sa loi, lorsqu’il frappe l’homme à cause du péché. — Gardons-nous de voir, dans ces mots, l’idée d’une « vengeance, » ou même celle d’une « punition » dans le sens humain de ces termes ! Gardons-nous de faire Dieu à la ressemblance de l’homme déchu ! –Croire que Dieu, irrité de la désobéissance de l’homme, frappa celui-ci d’une peine dont il puisa l’idée en lui-même, dont il mesura la sévérité à la grandeur de son indignation, d’une punition qu’il inventa alors et qui eût pu être tout autre, c’est non seulement ignorer entièrement tout ce qui a trait à cet organisme humain qui fut l’œuvre parfaite du Créateur, mais c’est faire injure à là sainte pensée du caractère de Dieu lui-même.

Spectateur ému des dangers que sa créature courrait sous ses yeux, père prodigue d’une tendresse et de soins incessants pour le fils de sa pensée et de son amour, pour la créature qu’il avait faite « à son image, » Dieu, loin de penser à se venger, n’a pas même l’idée de menacer cette créature,–c’est pour l’avertir qu’il lui annonce les suites inévitables du choix qu’elle allait être appelé à faire. — Et cette parole de Dieu, expression non pas de son intention à l’égard d’Adam, mais d’une nécessité subsistant en fait dans la nature d’Adam, cette parole de Dieu, il ne l’accomplit pas, lui ; elle s’accomplit d’elle-même. Dieu ne tua pas Adam lorsqu’il l’eût vu pécher, mais au jour où Adam, seul alors dans « le jardin d’Eden, » eut péché, il mourut de mort.

Si l’on veut s’exprimer exactement, on ne doit pas se borner à dire qu’Adam pécha en ce jour : cette façon de parler n’épuise pas le fait dont il s’agit. Il faudrait plutôt dire que, par son péché, Adam devint pécheur. — En effet, Adam n’entra pas momentanément dans la désobéissance pour en ressortir aussitôt. C’est ainsi que les choses se passent pour ses fils : ils commettent un acte de péché, puis s’en repentent, sans cesser d’être, après cet acte, ce qu’ils avaient été auparavant, des pécheurs. Mais on ne saurait dire cela d’un être pur, tel que l’était Adam avant son péché. Pour un être semblable, le premier péché ne le laisse pas, une fois commis, ce qu’il était avant cela. Tandis que jusque-là il vivait de la vie divine, n’ayant de lumière, de bonheur, de but, que par sa relation personnelle et intime avec le Dieu bienheureux, ces liens sont maintenant rompus, cette source s’est tarie. Détournée de son origine, sa volonté se précipite ; et, comme elle n’est pas en possession de l’indépendance absolue, comme elle est forcée, par sa nature, de se donner, de servir, elle se donne au péché, elle sert le Prince de la mort : l’homme meurt.

Aussi ne doit-on pas voir le fait d’une seconde chute, d’une nouvelle révolte contre Dieu, dans le fait que cette nature extérieure dont l’homme avait été créé le centre et le dominateur, s’est, elle aussi, soustraite, depuis le péché, à cette domination, et qu’à cette heure elle oppose une résistance constante aux efforts de l’homme pour la conquérir de nouveau. La révolte des éléments et même la mort du corps, à laquelle aboutit pour nous cette révolte, est un fait dont toutes les causes sont en l’homme. — Si le travail use ses forces, si l’âge les consume, si les peines, si le temps abaisse peu à peu vers la terre celui que Dieu en avait tiré pour qu’il n’y rentrât jamais, ce n’est pas dans ces agents extérieurs que réside la cause des effets qu’ils produisent. Ils n’en sont que l’occasion. Rien sur la terre n’est mortel pour l’homme tant que l’homme n’a pas péché. Dès qu’il s’est séparé du Dieu de la vie, au contraire, cette nature, dont il était le dominateur-né, ne veut plus de son autorité ; elle échappe à sa main devenue profane, et bientôt le désordre, que l’homme a introduit dans le centre personnel de l’univers, va finir par saper les bases de cet admirable organisme et par vouer l’univers lui-même à la déchéance, au combat et à la destruction.

L’état de mort dans lequel Adam entra après son péché, et par le fait même de ce péché, ne fut donc pas le résultat direct de la lutte qui s’établit aussitôt entre lui et la nature qui l’entourait. Nullement ! cette lutte, dont Dieu ne lui annonça même l’apparition qu’après qu’il fut entré dans la mort par l’acte du péché, cette lutte ne fut que le résultat nécessaire, inévitable et naturel de l’état de mort qui avait envahi sa personne. C’est parce qu’Adam avait détruit l’union qui avait relié jusque-là son être avec le Créateur de sa vie, c’est pour cela que tout ce qui l’entourait, et, avant toute autre chose, les organes de sa propre existence terrestre, son intelligence et son corps, placés tout à coup, par leur nature elle-même, en opposition flagrante avec la nouvelle direction de la volonté d’Adam, devinrent pour lui une occasion de combat, de déchirements et de souffrances, souffrances qui, grâce à l’unité qui les reliait à leur centre, étaient en même temps pour eux des causes de désorganisation.

L’intelligence d’Adam, au lieu de refléter la paix qui avait jusque-là inondé son âme, remplit celle-ci d’un trouble d’autant plus angoissant qu’aucune terreur n’avait jamais encore ébranlé cette âme. Cette intelligence ne signale plus, dans tout ce qui l’entoure, que des dangers nouveaux, les dangers qui menacent, de la part d’une nature encore soumise aux lois divines, une volonté qui s’est librement séparée de Dieu. Aussi Adam apprend-il à connaître la peur. Il tremble « à la voix de Dieu dans les arbres du jardin ; » il tremble à la vue de ce corps qui jusque-là avait été son serviteur et qui va devenir son tyran. En effet cet organisme parfait, créé en vue du service facile et régulier d’une âme pure, frissonne au premier contact de cette volonté mauvaise qui lui est étrangère, et, surexcité bientôt par des désirs qu’il devait toujours ignorer, il réagit avec violence par des appétits bientôt désordonnés, et se consume dans ses efforts pour répondre à des passions nouvelles.

Ce n’est donc pas la nature extérieure, ce n’est pas l’organisme terrestre qui a été changé par Dieu, afin qu’il devînt pour l’homme l’instrument de la punition de son péché, c’est l’homme lui-même qui, par sa déchéance, entraîne violemment dans la mort cet organisme et même cette nature extérieure, dont la longue agonie va remplacer, sous ses yeux, le progrès indéfini et régulier qui leur était réservé, mais dont il vient lui-même de tarir les éternelles sources.

Adam, en effet, était réellement mort, au jour où il avait péché. Ce n’avait pas été une façon de parler figurée que l’avertissement de Dieu, et nous savons que ce fut « le Menteur » qui représenta cet avertissement comme une fausseté. Ou bien ignorerions-nous encore qu’il y a une vie de mort, et n’aurions-nous pas encore compris l’Ecriture lorsqu’elle appelle morts tant d’hommes qui semblent vivre aux yeux de leurs semblables ?

Après son péché, Adam, on le voit à sa terreur, on l’entend dans ses paroles, sent lui-même aussitôt, bien que d’une manière confuse, que la vie s’est arrêtée en lui, que le désordre, que le vertige de la mort est au centre de son être. — N’eût-ce été « la patience de Dieu, » n’eût-ce été, comme source prochaine de cette patience à l’égard de l’homme, le « sacrifice éternel » de Celui qui n’a point hésité à abandonner pour jamais, afin de sauver l’homme, son existence divine, cette mort de l’homme, n’étant point arrêtée à son début, eût immédiatement développé toutes ses conséquences, et le jugement final eût suivi aussitôt le premier péché.

Aussi bien, dès ce jour-là, la vie de l’homme n’est-elle plus qu’une grâce. Déchu de tous ses droits à l’existence, l’homme ne vit plus que pour pouvoir être sauvé. De là le fait qu’il cesse de vivre, ainsi que le monde dont il est le centre actuel, aussitôt que cette possibilité de salut a cessé d’être. C’est bien là la clef de l’histoire de l’humanité, comme c’est le secret des destinées des individus et des peuplesg.

gGenèse 18.17-33 ; Matthieu 24.14-22 ; Luc 13.9 ; 18.7.

Mais ce ne sont pas seulement les faits du passé de l’homme qui nous montrent que son état actuel, avec les facultés, les pouvoirs comme aussi les souffrances qu’il implique, n’est qu’un état sous-naturel : l’expérience présente de chacun de nous suffit à elle seule pour en faire naître la conviction dans notre esprit.

La première chose qui nous frappe, c’est que l’homme, par son corps, n’est plus le dominateurh, qu’il est bien plutôt l’esclave du monde matériel qu’il habite.

Sans doute ce fait est loin d’être un malheur pour lui tel qu’il est à cette heure. Sans la lutte avec la nature à laquelle il se voit condamné par son état d’infériorité, sa volonté, égoïste depuis sa chute, demeurerait inactive, et il s’abrutirait rapidement. Mais on ne doit pas conclure, du fait qu’un remède est à sa place, que la maladie que ce remède est appelé à combattre soit un état de santé, un état normal.

hGenèse 1.26 ; Psaumes 8 ; Hébreux 2.8-9.

Chacun sent que si l’homme est de race divine, comme sa conscience et l’Evangile le lui rappellent à l’envi, il n’est pas naturel que sa volonté soit l’esclave du monde matériel qui l’entoure. Lorsque ma volonté est bonne, elle se sent tellement le droit de vouloir, qu’elle s’irrite et s’indigne avec justice de se voir arrêter par des obstacles purement matériels.

J’ai le droit de vouloir vivre, — et cependant si le pain manque à ma bouche, je sens, quelle que soit l’énergie de mes efforts, ma pensée se voiler, ma volonté s’affaiblir, mon âme elle-même plier forcément ses ailes.

J’ai le droit d’aimer et de me dévouer, — et cependant si quelque peu d’espace me sépare de celui auquel mon aide serait secourable, je me vois condamné à vouloir en vain, c’est-à-dire à assister impuissant au spectacle de l’inutilité d’une volonté que je sais être absolument bonne, dont je sens qu’elle est, dans son principe, approuvée de Dieu et émanée directement de lui.

J’ai le droit d’agir, dès que mon action est l’accomplissement de la volonté divine, — et cependant, même alors, la force d’agir, ma vie elle-même m’échappe incessamment, et je vais moi-même, dans quelques jours, engager le dernier combat avec cette mort, dont le nom seul « fait frémir ma nature, » avec cette mort à laquelle je me vois irrévocablement condamné depuis ma naissance, sans avoir pu faire autre chose, pour ne pas la craindre, que de m’essayer à l’oublier.

Enfin, j’ai soif de vérité, et, la vérité une fois saisie, je sens qu’il me faut la proclamer. C’est tel affligé à consoler, ce sont des ténèbres mortelles à dissiper, c’est un salut à annoncer ! Mais l’expression, la communication de ma pensée n’a pas son libre cours. Il me faut l’astreindre au langage, c’est-à-dire à l’analyse du syllogisme de ma pensée. Au lieu de donner mon esprit, au lieu d’inspirer, de communiquer mon âme elle-même, mon amour, ma volonté, il faut que j’en explique lentement cette image toujours imparfaite qui s’appelle la pensée, que je la développe pas à pas, en éloignant à grand’peine les obscurités qui résultent pour moi de ma propre intelligence, et les obstacles qui proviennent de l’état de l’intelligence à laquelle je dois m’adresser.

Certes, on ne tarirait pas sur ce sujet de l’infériorité douloureuse et contre nature de l’homme tel qu’il vit sous nos yeux ! Certes la plainte de l’humanité elle-même est assez universelle, elle est assez haute, assez déchirante pour que personne la puisse nier ou se refuse à s’y associer ! — Depuis le malheureux sauvage qui, du fond de sa dégradation, cherche une aide, une lumière et une délivrance dans le culte de démons impurs, jusqu’à tel de nos poètes ou de nos savants qui veut s’élever jusqu’à la vérité par la contemplation de ses propres sensations ou l’étude de son propre esprit, tous la ressentent cette infériorité, cette chute douloureuse. Tous, sentant plus ou moins obscurément qu’ils sont de race divine, luttent, bien que le plus souvent sans espoir, et se débattent, en protestant, contre les chaînes qui accablent leur nature.

Quelqu’un demandera peut-être à quoi sert une déclamation sans but possible, et qui tout au plus pourrait aboutir à nous rendre rêveurs et mécontents. On se demandera s’il ne vaudrait pas mieux éviter une recherche dans laquelle notre amour-propre peut si facilement nous aveugler. Comme nous ne pouvons juger de l’homme que chacun de nous d’après soi-même, les misères, les côtés fâcheux de notre vie privée n’ont-ils pas beaucoup trop d’influence sur notre jugement en pareille matière, pour que ce jugement puisse avoir une valeur réelle quelconque ?

Ce doute serait pleinement justifié si nous ne possédions, pour guider notre jugement sur nous-mêmes, que notre sentiment propre et individuel, que la disposition qui nous anime à un moment donné. Mais tel n’est point le cas. Nous l’avons vu, il est au delà et au-dessus des dispositions changeantes qui me sont personnelles, il est en moi, mais cependant en dehors et au-dessus des influences de ma personnalité, une voix qui, tout en jugeant ma vie, ne l’apprécie pas au point de vue de mon individualité spéciale, mais à ce point de vue supérieur et absolu d’après lequel Dieu nous jugera un jour. — C’est à cette voix de la conscience que nous en appelons dans ce que nous avons dit de l’état d’infériorité, de l’état de chute évidente qui est le nôtre à nous tous.

Et nous le savons, nous ne pourrions invoquer une plus haute autorité. Tandis que quelques pages de tel ou tel sceptique iront jusqu’à prouver à notre raison qu’elle n’a nul droit de croire au témoignage des sens, tandis que leurs arguments, en donnant comme le vertige à notre esprit, arriveront à ébranler les fondements de notre créance à la réalité d’un fait extérieur quelconque, on ne saurait amener l’honnête homme à douter du fait de sa conscience, ni à mettre seulement en question la vérité des faits dont elle témoigne.

Eh bien ! si cette conscience juge et condamne, elle ne s’en tient pas là. — Cette étude est inutile, nous disait-on, puisqu’elle aboutit à une conclusion purement négative. Mais cela n’est pas. Si la conscience nous montre, dans notre état actuel sur la terre, un état qui est contre nature, elle parle aussi par là même d’un état normal de l’homme, et, en venant réveiller chez lui l’ambition d’y atteindre un jour, elle justifie à ses propres yeux cette soif de réhabilitation et de progrès qui vit en lui.

Si donc l’état actuel de l’homme est sous-naturel, il est un état naturel supérieur à celui-là, état que nous sommes tous appelés à revêtir et dont les éclatantes prémisses ont déjà été mises sous nos yeux. — Tel est le fait qui va engager notre attention dans la dernière partie de cette étude.

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