Notes sur les Miracles de notre Seigneur

II. Les miracles et la nature

En quoi, peut-on se demander, le miracle diffère-t-il des faits ordinaires que nous observons dans la nature ? Car ceux-ci sont également merveilleux ; nous les admirons peu, parce que nous y sommes accoutumés, et cependant ne sont-ils pas des « signes » permanents ?

Quelques-uns ont dit que, puisque tout est miracle, puisque la croissance de l’herbe, le développement de la semence, le lever du soleil sont les effets d’une puissance infinie, comme l’eau changée en vin, ou le malade guéri par une seule parole, il n’y a donc pas de miracle spécial dans les faits dont parle l’Écriture. Tout ferait partie du grand prodige de la nature, qui nous enserre de toutes parts ; il est arbitraire de proclamer certains faits comme spécialement ou exclusivement miraculeux ; tout est miracle, ou rien ne peut être appelé de ce nom. Cette affirmation, qui paraît, à première vue, très juste et profonde, est cependant très fallacieuse. La distinction qu’on établit quelquefois, à savoir que, dans le miracle, Dieu agit d’une manière directe, immédiate, tandis que les autres faits sont soumis à ses lois, cette distinction ne peut être admise, car elle a sa source dans une conception fataliste de l’univers.

L’horloger fabrique sa pendule et l’abandonne ; le constructeur de navires les fait et les lance, d’autres s’en servent ; mais le monde n’est pas une machine que son Auteur abandonne après l’avoir construite, se contentant de la réparer de temps à autre ; Jésus-Christ a dit : « Mon Père travaille jusqu’à maintenant, et j’agis aussi. » (Jean 5.17) ; il « soutient toutes choses par sa parole puissante » (Hébreux 1.3). Les lois que Dieu a établies sont l’expression de sa volonté ; cette volonté, pénétrée de sagesse et d’amour, exclut tout arbitraire ; nous pouvons, en toute sécurité, nous reposer sur elle ; nous savons ce qu’elle sera, parce que nous savons ce qu’elle a été, aussi nous l’appelons loi. Toutefois, à chaque moment c’est une volonté libre ; dire que la volonté de Dieu se manifeste plus dans une œuvre spéciale que dans tout autre fait ne suffit donc pas. Tout est miracle ; la création de l’homme est une merveille aussi grande que sa résurrection ; le développement de la semence dans le sillon est aussi extraordinaire que la multiplication des pains entre les mains du Sauveur. Le miracle n’est pas une manifestation plus grande de la puissance de Dieu que les faits naturels dont nous sommes sans cesse les témoins, mais c’est une manifestation différente. Augustin a dit : « L’homme charnel n’a d’autre règle de son intelligence que le témoignage de ses yeux. Il croit ce qu’il a coutume de voir, et refuse toute croyance à ce qu’il ne voit point. Cependant Dieu fait des miracles en dehors du cours ordinaire des choses, parce qu’il est Dieu. La naissance journalière de tant d’hommes qui n’existaient pas est un bien plus grand miracle que la résurrection d’un petit nombre qui existaient, et cependant, on n’a fait aucune attention à ces miracles : leur répétition semble leur avoir ôté leur importancea ». Par le moyen des faits que nous venons de rappeler, Dieu parle en tout temps et au monde entier ; ils sont sa grande révélation. « Les perfections invisibles de Dieu se voient comme à l’œil, quand on les considère dans ses ouvrages » (Romains 1.20). Cependant, par le fait même que la nature s’adresse à tous, et sans cesse, le but peut ne pas être atteint, le langage étant trop général, trop universel ; il n’y a là rien de spécial, d’individuel. Mais un miracle accompli en présence de certaines personnes, réclamant leur attention sérieuse, est un langage plus direct ; Dieu a, par ce moyen, quelque chose de particulier à dire, un message spécial. Une causalité divine extraordinaire forme donc l’essence même du prodige ; il y a là une puissance de Dieu autre que celle qui est constamment à l’œuvre. L’activité incessante de Dieu, qui, à l’ordinaire, se dérobe sous le voile de ce que nous appelons les lois naturelles, se découvre entièrement dans le miracle ; la main du divin Ouvrier est clairement révélée. A côté des faits naturels ordinaires, une plus grande puissance se manifeste et se fait sentir avec plus d’énergieb.

a – Sermon N° 242, pour les fêtes de Pâques.

b – Le miracle n’est pas contra naturam, (contre la nature) mais præter naturam (au delà de la nature) et supra naturam (au dessus de la nature).

Le miracle, considéré dans son essence, est donc une « chose nouvelle ; » toutefois, ce qui est naturel peut devenir merveilleux pour nous selon les circonstances, selon le but qui doit être atteint. Il est vrai que ce qui peut s’expliquer par la nature et par l’histoire n’est pas, à proprement parler, un miracle ; cependant, le doigt de Dieu peut s’y révéler d’une manière tellement évidente, la marche progressive du règne de Dieu peut y être tellement intéressée, que tout en admettant des causes naturelles, nous pouvons y voir un fait providentiel. Ce n’est pas un miracle dans le sens absolu de ce mot, puisque des causes naturelles peuvent l’expliquer ; toutefois, ce fait peut avoir un caractère miraculeux, étant donné le moment où il se produit, le but qu’il doit atteindre.

Plusieurs des plaies d’Egypte étaient des phénomènes naturels, mais renforcés par la main puissante de Dieu. En soi, il n’y avait rien de miraculeux dans les essaims de mouches qui infestaient les maisons des Égyptiens, ni dans les nuées de sauterelles, ni dans la maladie du bétail. Aucun de ces fléaux n’était inconnu dans le pays, mais leur intensité, leur rapide succession, leur relation avec la parole de Moïse, avec l’épreuve de Pharaon, avec la délivrance d’Israël, tout cela les élevait au rang de miracles (Psaumes 78.43 ; Actes 7.36). Ce n’est pas proprement un prodige, que la découverte d’un statère dans la bouche d’un poisson (Matthieu 17.27), ou un orage éclatant à telle ou telle époque (1 Samuel 12.16-19), cependant si ces faits ont pour but de fortifier la foi, de châtier la désobéissance, de produire la repentance, ils ont leur place dans le gouvernement moral du monde, dans le plan de Dieu, et doivent ainsi prendre rang parmi les miracles. Ils peuvent d’autant mieux être envisagés comme tels, si l’événement vient confirmer une prophétie du Seigneur. Il en sera ainsi pour le cœur pieux, pour l’homme qui croit que Dieu règne par sa sagesse, sa justice et son amour : pour lui, de tels faits seront surtout des signes de l’action de Dieu. Souvent les impies, tels que les magiciens d’Egypte, sont forcés de dire : « C’est ici le doigt de Dieu, » (Exode 8.15) lorsqu’il s’agit de miracles dans le sens absolu de ce mot ; mais quand il s’agit des faits dont nous venons de parler, ils ne le diront pas, parce qu’on peut les expliquer d’une manière naturelle.

Il est entièrement faux de prétendre que ces œuvres merveilleuses de Dieu que nous appelons des miracles, soient des violations d’une loi naturelle. Ils dépassent et surpassent la nature, mais ne lui sont pas contraires. Le miracle ne peut contredire la nature, puisque ce qui est contraire à la nature, c’est-à-dire à l’ordre divin, c’est ce qui est en révolte contre Dieu. Le vrai miracle est l’intrusion d’un monde plus élevé et plus pur dans notre monde actuel et troublé par tant de désordres, afin de le mettre, au moins pour un moment, en harmonie avec ce monde plus élevéc. La guérison des malades n’est pas contre nature, puisque la maladie ne faisait pas partie de l’état primitif de l’homme ; la santé est l’état normal, non la maladie. La guérison est le rétablissement de l’ordre primitif. Le miracle n’est donc pas la dérogation à la loi, mais plutôt sa neutralisation, la loi étant suspendue pour un temps ; nous en avons de nombreux exemples. Continuellement nous voyons, dans notre monde, des lois inférieures suspendues par de plus importantes, ainsi, des lois physiques supplantées par des lois morales ; cependant, nous ne parlons pas alors de violation d’une loi, ni d’un fait contraire à la nature, mais nous reconnaissons que la loi d’une plus grande liberté l’emporte sur une loi inférieure. Ainsi, quand je lève mon bras, la loi de la gravitation n’est pas pour cela détruite ; elle existe toujours, mais est interrompue par la loi supérieure de ma libre volonté. Les lois chimiques de la décomposition des substances animales subsistent toujours, alors même qu’elles rencontrent un obstacle dans le sel qui préserve ces substances de la corruption. La loi du péché, dans l’homme régénéré, est continuellement tenue en échec par la loi de l’esprit de vie ; cependant cette loi de péché est toujours dans ses membres, prête à réagir, dès que l’action plus énergique de la loi supérieure cessera. Ainsi, ce qui est interrompu, c’est l’effet d’une loi particulière, mais le système général des lois subsiste toujours. Dans le miracle, notre monde actuel est entraîné vers un ordre de choses supérieur ; ce sont alors des lois plus parfaites qui sont à l’œuvre dans le monde, elles prennent la place des lois inférieures, ce qui est leur droitd.

c – Augustin, Contre Fauste, ch. III : « Cependant ce n’est pas s’exprimer d’une manière inexacte que de dire que Dieu fait quelque chose contre la nature quand il fait quelque chose contre ce que nous connaissons de la nature ; parce que nous donnons aussi le nom de nature au cours de la nature ordinaire et connu de nous, et c’est quand Dieu agit contre ce cours que nous donnons à ses œuvres le nom de merveille et de miracle. »

d – Dans un passage remarquable, l’auteur de la Sapience de Salomon (19.6) montre comment, lors du passage de la mer Rouge, la nature était dominée pour servir au but que Dieu se proposait.

Les miracles n’étant donc pas contraires à la nature, quoique la dépassant, servent à ennoblir les faits ordinaires, en témoignant de leur source. Christ, guérissant un malade par sa seule parole, prétend, par ce fait même, être le maître de toutes les vertus qui servent à la guérison de nos corps ; il veut nous dire : « Je viens vous rappeler que la puissance de guérir réside en moi » ; il rattache à sa personne tous les moyens de guérison. Quand il multiplie les pains, quand il change l’eau en vin, c’est comme s’il disait : « C’est moi et nul autre qui, par le soleil et la pluie, par les semailles et la moisson, donne la nourriture nécessaire à l’homme ; pour vous rappeler ce fait que vous êtes toujours tentés d’oublier, je vous montrerai comment le pain se multiplie dans mes mains, comment l’eau se change en vin, par ma seule parole. » Dans un sens, les œuvres de la nature révèlent la gloire de Dieu (Psaumes 19.1-6), mais, d’autre part, elles nous cachent cette gloire ; elles devraient nous faire souvenir sans cesse de lui, mais elles peuvent nous conduire à l’oublier. Les miracles proclament la libre volonté de Dieu, ils nous rappellent qu’au dessus des causes et de leurs effets il y a un Ouvrier divin, que le monde ne dépend pas d’une aveugle fatalité. Mais ils ont d’autres buts encore, en rapport avec le salut de l’humanité, auquel ils servent.

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