Jean

L’ÉVANGILE SELON SAINT JEAN

Introduction

L’évangile de Jean se présente comme les évangiles synoptiques : il commence par montrer le témoignage du Baptiste sur Jésus, il donne ensuite un certain nombre d’épisodes concernant la vie du Christ, dont plusieurs recoupent ceux de la tradition synoptique ; il se termine par les récits de la passion et de la résurrection. Il se distingue toutefois des autres évangiles par de nombreux traits : miracles qu’ils ignorent, comme le miracle de l’eau changée en vin à Cana ou la résurrection de Lazare, longs discours, comme celui qui suit la multiplication des pains, christologie beaucoup plus évoluée insistant en particulier sur la divinité du Christ. Que penser de cet évangile auquel, pendant longtemps, la critique indépendante aurait dénué toute valeur historique mais qui en revanche a fasciné bien des générations chrétiennes ?

D’après Dt 18.15, 18-19, Dieu avait promis à son peuple de lui envoyer un prophète semblable à Moïse. Cette promesse s’est réalisée en Jésus de Nazareth. Une telle conviction sous-tend tout l’évangile de Jean et en commande presque tous les thèmes majeurs. Jésus est, non pas un prophète ordinaire, mais le prophète par excellence (6.14 ; 7.40, 52), nourrissant le peuple de Dieu comme l’avait fait Moïse durant l’Exode (Ex 6.5-13 ; cf. Ex 16). Ce n’est pas Jean-Baptiste qui est ce prophète par excellence (1.21b), mais Jésus, au sujet duquel Moïse avait écrit dans la Loi (1.45 ; 5.46 ; cf. Dt 18 ;15, 18). Pour le souligner, l’évangéliste met sur les lèvres de Jésus des paroles qui concernaient Moïse dans l’AT (12.48-50 ; 8.28-29 ; 7.16b-17 ; cf. Dt 18.18-19 ; Nb 16.28 ; Ex 3.12 ; 4.12). Dans l’économie de la Nouvelle Alliance, Jésus remplace Moïse (1.17) et les Juifs doivent maintenant choisir entre l’ancien et le nouveau Moïse (9.24-34).

– Un prophète est, par définition, le porte-parole de Dieu. Ainsi en était-il de Moïse : il ne faisait que redire ce que Dieu lui commandait de dire (Dt 18.18 ; Ex 4.12, 15). C’est aussi le propre de Jésus (12.49 ; 8.28). Il ne parle pas de son propre chef (7.16-18 ; 14.10, 24), mais il ne fait que transmettre aux hommes les paroles que Dieu lui a données pour eux (17.8 ; 3.34).

– Or, quel est le message que le nouveau Moïse est venu nous transmettre de la part de Dieu ? Que nous nous aimions les uns les autres comme Jésus lui-même nous a aimés (13.34-35 ; 15.12, 17). C’est le commandement que le Christ nous laisse comme son testament et qui résume toute la Loi ancienne, les dix « paroles » que jadis Moïse nous avait transmises de la part de Dieu (Ex 20.1-17 ; Dt 5.5-22). Car « Dieu est Amour » (1 Jn 4 7-16) et cet amour descend du Père sur le Christ et sur nous, puis remonte de nous au Christ et au Père (17.23-26 ; 3.16, 35 ; 10.17 ; 11.5 ; 13.1 ; 14.15, 21-24, 31 ; 15.9). Le christianisme est essentiellement une religion d’amour. Moïse avait déjà reçu et transmis aux hommes la révélation du Nom divin par excellence : « Je suis » (Ex 3.13-15) ; de même Jésus a révélé aux hommes cet autre nom divin (17.6, 26) qui implique un amour indéfectible : « Père » (17.1, 11, 24, 25). Ayant reçu cette révélation d’amour, les hommes n’obéissent pas comme des esclaves, mais comme des amis (15.15 ; 8.34-36).

Lorsqu’il promettait aux Hébreux l’envoi d’un prophète semblable à Moïse, Dieu leur ordonnait aussi : « Écoutez-le » (Dt 18.15). Celui qui n’écoutera pas ses paroles sera condamné par Dieu (Dt 18.19). C’est une question de vie et de mort : si le peuple hébreu veut vivre, et non pas mourir, il devra obéir aux commandements de Dieu, écouter sa voix (Dt 30.15-20). De même des disciples du Christ. Celui qui écoute la parole du Christ a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie (5.24) ; celui qui garde cette parole ne verra jamais la mort (8.51). Celui qui rejette le Christ et ne reçoit pas ses paroles est déjà condamné (12.48 ; cf. Dt 18.19), car le commandement de Dieu est vie éternelle (12.50). Le Christ seul a les paroles qui sont vie éternelle (6.63, 68 ; cf. Dt 8.3). La Parole de Dieu est à la fois lumière et vie (1.4-5, 9), lumière qui permet de marcher vers la vie (8.12 ; 9.5 ; cf. Ps 119.115), sans heurter les obstacles qui sont sur la route (11.9-10 ; 12.35-36). Le Christ est parti devant nous afin de nous préparer une place dans la maison du Père (cf. Dt 1.33), mais il reviendra nous chercher pour que nous puissions le rejoindre là où il est (14.3 ; 17.24 ; 12.26). Celui qui se met à la suite de Jésus, comme son disciple, arrive finalement là où est Jésus (1.37-39 ; opposer 7.33-34 ; 8.21-22), dans la maison du Père (14.2-3).

Moïse, comme tous les prophètes, avait été « envoyé » par Dieu pour sauver et guider son peuple (Ex 3.10-12). De même le Christ fut « envoyé » par Dieu pour donner la vie aux hommes (3.17 ; 3.34 ; 6.29, 57 ; 7.29 ; 10.36 ; 17.18). C’est ainsi que Jésus, à vingt-six reprises, nomme Dieu comme « celui qui m’a envoyé » (4.34 ; 5.23-24, 30 et passim). Mais comment pouvons-nous croire qu’il en est bien ainsi et que Jésus n’est pas un imposteur (17.8, 21-25) ? Moïse déjà avait fait cette objection à Dieu (Ex 3.13 ; 4.1), et pour y répondre Dieu avait donné à Moïse d’accomplir des « signes » qui seraient la preuve de sa mission divine (Ex 4.2-9). De même de Jésus. Durant sa vie terrestre, il accomplit six miracles dont les deux premiers et le dernier sont donnés comme des « signes » prouvant sa mission (2.11 ; 4.54 ; 12.18 ; cf. 11.42). C’est en raison de ces « signes » que les foules suivent Jésus et croient en lui (2.23 ; 6.2, 14 ; 7.31 ; 11.47 ; 12.37 ; 20.30). En effet, Dieu seul peut bouleverser les lois de la nature ; si donc un homme accomplit des « signes », c’est qu’il est venu de la part de Dieu et que « Dieu est avec lui » (3.2 ; 9.32-33 ; cf. Ex 3.12). Et le « signe » par excellence, le septième, sera la résurrection (2.18-22), car c’est Jésus lui-même qui a pouvoir de reprendre sa vie (10.17-18).

– Pour croire en Jésus, toutefois, il ne faut pas donner trop d’importance aux « signes » (4.48 ; 20.25, 29) ; c’est en définitive sa parole, le message qu’il nous transmet de la part de Dieu, qui doit nous attacher à lui (4.40-42). Si, même après le « signe » de la multiplication des pains, les Douze seuls restent fidèles à Jésus, c’est parce qu’ils ont compris qu’il a les paroles de la vie éternelle (6.66-69). Ses paroles doivent engager notre foi au même titre que les « signes » qu’il accomplit (15.22, 24 ; cf. Ex 4.15-17). S’il est vrai que les « signes » témoignent en faveur de la mission de Jésus (5.36 ; 10.25), nous pouvons être motivés aussi par le témoignage du Baptiste (1.7-8, 15 ; 5.31-35), par celui du Père lors du baptême du Christ (5.37 ; cf. 1.32-34), par celui des Écritures qui ont annoncé sa venue (5.39, 45-47 ; cf. Dt 18.15, 18), enfin par l’Esprit (15.26). Quant au disciple que Jésus aimait, il peut témoigner que Jésus est réellement mort (19.35), condition indispensable pour que le « signe » par excellence, la résurrection, ne puisse être contesté.

Au thème de Jésus nouveau Moïse est étroitement lié celui de Jésus roi messianique. C’est parce qu’ils le reconnaissent comme le prophète par excellence que les Juifs veulent s’emparer de lui pour le faire roi (6.14-15). Ce lien entre les deux thèmes provient peut-être des traditions samaritaines. Pour les Samaritains, en effet, deux personnages dominaient l’histoire biblique : Moïse, le prophète par excellence, et le patriarche Joseph à qui ils donnaient le titre de « roi » (cf. Gn 41.41-43). Or, dans l’évangile de Jean, après avoir été reconnu comme « Celui dont Moïse a écrit dans la Loi » (1.45 ; cf. Dt 18.15, 18), Jésus est proclamé « roi d’Israël » par Nathanaël (1.49) et aussitôt après il procure du vin à ceux qui n’en avaient pas, comme le patriarche Joseph avait procuré du blé durant la famine d’Égypte (2.5 citant Gn 41.55). Quoi qu’il en soit, avec ce titre de « roi » donné à Jésus, on rejoint les traditions juives selon lesquelles le Christ, le roi messianique, devait être descendant de David (7.40-42). C’est acclamé par la foule comme « roi d’Israël » que Jésus fera son entrée solennelle à Jérusalem (12.13). C’est comme « roi des Juifs » qu’il sera condamné à mort et cloué à la croix (19.3, 12-15, 19-21). – Comment expliquer ce renversement de situation dramatique ? C’est que Satan, le Diable, règne déjà sur le monde. Il est le « Prince de ce monde » (12.31 ; 14.30 ; 16.11) et le monde entier gît en son pouvoir (1 Jn 5.19). Derrière les opposants de Jésus, se cache et agit le Prince de ce monde décidé à le perdre (14.30 ; 13.2, 27). Il domine le monde, et ce monde mauvais, auquel appartiennent les chefs du peuple juif (8.23) ne peut que haïr Jésus et tous ceux qui sont devenus ses disciples (15.18-19 ; 17.14). L’évangile de Jean se présente alors comme un drame. Chaque fois que Jésus monte à Jérusalem, il se heurte à une opposition de plus en plus violente de la part des chefs du peuple juif (5.16-18 ; 7.30-32, 44 ; 8.59 ; 10.31, 39) qui, finalement, réunissent le Sanhédrin et décident de le mettre à mort (11.47-53). Mais, situation paradoxale que Satan ne prévoyait pas, au moment même où Jésus est « élevé » sur la croix prend fin la domination du Prince de ce monde (12.31-32). L’élévation de Jésus sur la croix est comme le premier pas qui marque son retour dans la gloire divine à l’Heure marquée par Dieu (12.23 ; 13.31-32 ; 17.1, 5), l’Heure de son intronisation royale. Jésus est roi, mais sa royauté n’est pas de ce monde (18.36). Le Prince de ce monde n’a donc aucun pouvoir sur lui (14.30).

Jésus est le prophète, le nouveau Moïse annoncé par Dt 18.15, 18, mais il est plus que Moïse. Un prophète est un porte-parole de Dieu. Pour qu’il en soit ainsi, Dieu mettait ses paroles dans la bouche de Moïse (Dt 18.18), il était avec sa bouche (Ex 4.12). D’une façon beaucoup plus radicale, c’est la Parole de Dieu elle-même, personnifiée, qui est venue s’incarner en Jésus (1.1-2, 14). Comme la Parole dont parle Isa 55.10-11, elle est venue habiter parmi les hommes pour donner à ceux qui la reçoivent le pouvoir de devenir « enfants de Dieu » (1.12-13), puis elle a fait retour dans le sein du Père (1.18 ; 13.3 ; 16.27-28 ; 14.2-3). En Jésus, c’est la Parole de Dieu qui nous fait connaître les mystères divins (1.18 ; 3.11-13). Elle n’est plus cachée dans les cieux, elle est venue vivre auprès de nous (Dt 30.11-14 ; Ba 3.29-31, 38). – En tant que Parole de Dieu incarnée, le Christ peut dire : « Avant qu’Abraham existât, Je Suis » (8.58). Il existait avant le monde, qui fut créé par la Parole (1.3). Moïse a donc pu voir sa gloire (12.41) et lorsque le Christ fait retour au Père, celui-ci rend la gloire qu’il avait avant que le monde ne fût (17.5). – En tant que Parole de Dieu incarnée, le Christ est l’Unique-Engendré (1.14, 18 ; 3.16, 18). Dans l’Ancien Testament, le titre « Fils de Dieu » n’avait pas un sens transcendant (10.33-36 ; 19.7) ; mais chez Jean, qui appelle les autres hommes « enfants » de Dieu (1.12 ; 11.52), le terme « Fils » est réservé à Jésus et reçoit donc un sens fort : engendré de Dieu (Pr 8.25), il est lui-même Dieu (1.1 ; 20.29 ; 1 Jn 5.20). Lorsqu’il dit aux Juifs : « Avant qu’Abraham existât, Je Suis » (8.58 ; cf. 8.24, 28 ; 13.19 ; Isa 43.10 ; 45.18 ; Dt 32.39), ce dernier verbe évoque la révélation que Dieu fit à Moïse lors de la théophanie du Sinaï : « Je suis qui je suis. Voici ce que tu diras aux Israélites : « Je suis » m’a envoyé vers vous » (Ex 3.14). Lorsqu’une troupe armée vient arrêter Jésus, il leur dit « Je (le) suis » et l’évocation du Nom divin suffit à les jeter à terre (18.5-6). Puisque la Parole est Dieu (1.1), c’est Dieu qui, en Jésus, est venu habiter parmi nous (1.14).

Le Christ nouveau Moïse, le Prophète par excellence, va quitter ce monde pour retourner au Père. Mais les disciples bénéficieront alors de la venue de l’Esprit de vérité, du Paraclet (14.26 note), qui continuera auprès d’eux l’œuvre du Christ. Comme le Christ, il procède du Père (15.26 ; cf. 8.42 ; 16.27-30 ; 17.8). Comme lui, il sera « envoyé » vers eux (par le Père sur la demande du Christ : 14.16 ; 15.26 ; par le Christ lui-même : 15.26 ; 16.7) et demeurera auprès d’eux pour toujours (14.16-17 ; cf. Mt 28.20). Il aura pour mission de leur enseigner tout ce que le Christ n’aura pas pu leur dire et, pas plus que le Christ, il ne parlera « de lui-même », se contentant de transmettre ce qu’il aura entendu d’auprès du Père (16.12-15). Ainsi, les disciples comprendront le sens mystérieux, encore caché, de certains événements concernant le Christ (2.22 ; 12.16 ; 13.7 ; 20.9). L’Esprit pourra rendre témoignage au Christ (15.26), faisant comprendre aux disciples que, malgré sa mort ignominieuse, il était bien l’Envoyé de Dieu, celui en qui il fallait croire pour être sauvé, celui qui, malgré les apparences, avait vaincu définitivement le Prince de ce monde (16.8-11).

Pour exprimer ses idées christologiques, l’évangéliste utilise souvent la symbolique des nombres, procédé assez courant à l’époque. Son intérêt pour les chiffres se trahit à certains détails. En 4.16-18, Jésus reproche à la Samaritaine d’avoir eu cinq maris, et le mot « mari » revient cinq fois. Il en va de même pour les mots « pains » et « poissons » en 6.9-13, « disciples » en 1.35-37 et 21.1-14. Plus intéressant est l’emploi de chiffres qui ont une valeur symbolique bien connue dans l’Antiquité : « sept » symbolise la totalité, la perfection, et « six » évoque l’idée d’imperfection. Jésus a rendu sain le paralytique « tout entier » (7.23), et l’adjectif « sain » revient sept fois dans le récit primitif (5.4, 6, 9, 11, 14, 15 ; 7.23), comme l’expression « ouvrir les yeux » dans le récit parallèle de la guérison de l’aveugle-né (9.10, 14, 17, 21, 26, 30, 32). L’enfant du fonctionnaire royal de Capharnaüm est guéri à la septième heure (4.52-53). En revanche, la faiblesse du Christ-homme se manifeste à la sixième heure (4.6 ; 19.14). En 5.31-47, l’évangéliste énumère les témoins en faveur de la mission du Christ, auxquels il oppose le refus de croire des Juifs ; or, le verbe « témoigner » revient sept fois dans ce passage (5.31, 32, 32, 33, 36, 37, 39) tandis que le verbe « croire », souvent au négatif, s’y lit six fois (5.38, 44, 46, 46, 47, 47). Ainsi s’opposent judaïsme et christianisme. Les jarres servant aux purifications des Juifs sont au nombre de six (2.6) ; ce système de purification, imparfait, est périmé (opposer 15.3 ; 13.8-10). Les fêtes « des Juifs » sont mentionnées six fois : la Pâque (2.13 ; 6.4 ; 11.55), une fête non nommée (5.1), les Tentes (7.2) et la Dédicace (10.22) ; mais la dernière Pâque va devenir la Pâque du Christ, son passage de ce monde vers le Père (13.1), et c’est pourquoi elle est nommée sept fois (11.55 ; 12.1 ; 13.1 ; 18.28, 39 ; 19.14). Le Christ est maintenant le véritable Agneau pascal (19.36 ; cf. Ex 12.10, 46 ; 1Co 5.7). Mais s’il est mis à mort, il a le pouvoir de se ressusciter lui-même, ce qui constituera le septième « signe » attestant la réalité de sa mission, le « signe » par excellence (2.18-19 ; cf. 2.1s ; 4.46s ; 5.1s ; 6.1s ; 9.1s ; 11.1s).

Tous ces textes furent-ils rédigés à la même époque et par la même main ? Tel que nous le possédons maintenant, l’évangile de Jean offre en effet nombre de difficultés. Il est impossible de concilier des textes tels que 13.36 et 16.5. La suite normale de 14.31 se lit en 18.1. La demande des frères de Jésus en 7 3-4 suppose que celui-ci n’a accompli encore aucun « signe » à Jérusalem (opposer surtout 2.23 mais aussi 5.1-9). Des fragments tels que 3.31-36 et surtout 12.44-50 sont hors de contexte. Le fragment qui se lit en 7.19-24 devrait suivre immédiatement le récit de la guérison du paralytique un jour de sabbat (5.1-16). Tout le chapitre 21 Se place curieusement après une conclusion de l’évangile (20.30-31) qui sera reprise en partie en 21.25. En outre, les doublets sont nombreux. Notons en particulier ceux des chapitres 7-8 : les textes de 7.33-36 et de 8.21-22 ne sont que deux développements parallèles d’un thème commun ; et il y a trop de tentatives de faire arrêter Jésus au cours d’une même fête (7.30, 32, 44 ; 8.20, 59).

On remarque au fil du texte certaines affirmations difficilement conciliables les unes avec les autres, pour ne pas dire contradictoires. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’eschatologie. Dans son ensemble, le quatrième évangile développe le principe d’une eschatologie déjà réalisée, influencée par les modes de penser grecs. Selon 8.23, les deux mondes distingués par le judaïsme, présent et à venir (eschatologique), cœxistent : l’un est « en bas » (ce monde-ci) et l’autre est « en haut », en Dieu (13.1). La résurrection n’est plus à attendre pour l’instant où sera instauré le « monde à venir » (cf. Dn 12.1-2), elle est déjà réalisée dans et par le Christ (11.23-26). Celui qui croit dans le Christ est déjà passé de la mort à la vie (5.24 ; 1 Jn 3.14), il ne verra jamais la mort, c’est-à-dire la mort au sens sémitique du terme, ce quasi-anéantissement dans le shéol (8.50 ; 11.25). La mort n’est plus qu’une apparence (cf. Sg 3.2) ou plutôt un passage (13.1). En ce sens, ceux qui croient dans le Christ ne seront pas jugés tandis que ceux qui refusent de croire sont déjà jugés (3.18-21, 36). Mais on trouve quelques traces de l’eschatologie juive héritée de Daniel : c’est seulement « au dernier jour » que ressuscitera celui qui croit dans le Christ (6: 39, 40, 44, 54 ; opposer 11.23-26) ; c’est seulement « au dernier jour » qu’il sera jugé (11.48), lorsque, à la voix du Christ, tous ceux qui sont dans les tombeaux en sortiront, les uns pour une résurrection de vie, les autres pour une résurrection de jugement (5.28-29 ; cf. Dn 12.2 ; opposer 5.24).

– Le quatrième évangile affirme à maintes reprises la divinité du Christ, Parole incarnée, mais ne lui attribue que rarement le titre de « Dieu » (1.1 ; 20.28 et, dans quelques mss, 1.18). Introduit dans la grande prière du Christ (17), le v. 3 distingue « l’unique Dieu véritable » et celui que Dieu a envoyé, le Christ (comparer 1 Jn 5.20). Affirmer la divinité du Christ n’était certainement pas facile pour un judéo-chrétien. Cependant, avec sa théologie du « Verbe fait chair » (1.14), le quatrième évangile constitue un jalon important dans l’élaboration du dogme trinitaire. – On a cherché à expliquer ces anomalies en supposant que l’évangile actuel serait le résultat d’une lente élaboration, comportant des éléments d’époques différentes, des retouches, des additions, des rédactions diverses, d’un même enseignement, le tout ayant été définitivement publié, non par Jean lui-même, mais, après sa mort, par ses disciples (21.24) ; ainsi, dans la trame primitive de l’évangile, ceux-ci auraient inséré des fragments johanniques qu’ils ne voulaient pas laisser perdre et dont la place n’était pas rigoureusement déterminée. – Pour expliquer les anomalies de l’évangile sous sa forme actuelle, d’autres auteurs admettraient plutôt que l’évangéliste aurait utilisé une ou plusieurs sources. On a ainsi distingué une « source des signes » qui aurait contenu les miracles racontés dans le quatrième évangile, un recueil de « paroles » attribuées à Jésus, un récit racontant la passion et la résurrection du Christ. Un ultime rédacteur aurait apporté un certain nombre de retouches à l’œuvre de l’évangéliste. De cette reconstruction, seule l’hypothèse d’une « source des signes » a connu un certain succès. Succès tout relatif d’ailleurs puisque pour certains on ne pourrait plus parler d’une « source des signes » mais d’un évangile complet incluant la prédication du Baptiste et les récits de la passion et de la résurrection. Mais pour d’autres encore, la théologie des signes marque l’ensemble du livre, et ne permet pas de dégager une série de miracles ayant eu auparavant une existence autonome. Des commentateurs s’efforcent de reconstituer un « écrit fondamental » réutilisé par l’évangéliste. Il est possible que cet « écrit fondamental » ait été connu aussi de Luc, ce qui expliquerait la parenté, notée depuis longtemps, entre traditions « johanniques » et « lucaniennes » (évangile et Actes), spécialement en ce qui concerne les récits de la passion et de la résurrection.

Quel est l’auteur du quatrième évangile ? Ou plutôt, quels en sont les auteurs puisque cet évangile s’est probablement formé par étapes successives ? Il est difficile de répondre. Traditionnellement, l’Église reconnaît dans l’apôtre Jean le quatrième évangéliste : il faudrait donc voir en lui l’initiateur de ce long processus rédactionnel. Saint Irénée de Lyon semble être le premier auteur à affirmer un lien entre l’évangile et l’apôtre :« Jean, le disciple du Seigneur, le même qui reposa sur sa poitrine, a publié lui aussi l’évangile pendant son séjour à Éphèse. » Nombre d’auteurs ecclésiastiques anciens l’ont admis sans difficulté. De fait, l’évangile se présente sous la garantie d’un disciple « que Jésus aimait », témoin oculaire des faits qu’il raconte (21.20-24 ; cf. 13.23). Comme Jean l’apôtre, il devait être pêcheur en Galilée (21.2, 7 ; cf. Mc 1.19-20). Saint Luc confirmerait indirectement une telle identification ; en effet, ce « disciple que Jésus aimait » apparaît lié d’amitié avec Pierre (13.23s ; 18.15 ; 20.3-10 ; 21.20-23) ; or Luc nous dit que c’était le cas de Jean l’apôtre (Lc 22.8 ; Ac 3.1-4 ; 4.13 ; 8.14). – Mais, pour vénérable qu’elle soit, une telle identification ne va pas sans difficulté. De grands exégètes catholiques, après l’avoir admise, l’ont abandonnée. Ils ne l’ont certainement pas fait sans de sérieuses raisons. On peut se demander pourquoi l’apôtre Jean aurait omis de raconter certaines scènes auxquelles il avait assisté, des scènes aussi importantes que la résurrection de la fille de Jaïre (Mc 5.37), la transfiguration (Mc 9.2), l’institution de l’eucharistie (Mc 14.17s), l’agonie de Jésus à Gethsémani (Mc 14.33). Rien n’oblige à identifier le « disciple que Jésus aimait », présent dans plusieurs scènes, avec le fils de Zébédée qui n’apparaît qu’une fois dans le texte (21.2 ; Comparer avec 21.7, 20). On a objecté aussi le fait que, d’après certains témoignages dont se font l’écho de très nombreux textes liturgiques, Jean l’apôtre serait mort martyr à une date relativement ancienne, et donc qu’il n’aurait pu écrire l’évangile qui porte son nom. Enfin, l’identification du « disciple que Jésus aimait » avec l’apôtre Jean ne va pas sans difficulté. Contrairement aux données de 21, il semblerait habiter plutôt aux environs de Jérusalem. En effet, il n’apparaît qu’au moment du dernier repas à Jérusalem (13.23) et, identifié explicitement à un certain « autre disciple » (20.2), il était ami du Grand Prêtre et fort bien connu de la servante qui gardait la porte de son palais (18.16). On comprend alors que certains commentateurs aient avancé, parmi de nombreuses hypothèses (plus d’une vingtaine !), celle de Lazare. Ce disciple habitait aux environs de Jérusalem, et rien n’empêche qu’il ait été connu du Grand Prêtre. D’autre part, lorsqu’il tombe gravement malade, ses sœurs envoient un messager pour dire à Jésus : « Celui que tu aimes est malade » (11.3 ; cf. 11.36). Dans l’intention des sœurs de Lazare, aucune confusion n’était possible : Jésus n’avait qu’un seul ami. Ne serait-ce pas lui alors « le disciple que Jésus aimait » (plutôt que le jeune homme riche dont parle Mc 10.21) ? En outre, le témoignage de saint Irénée, souvent invoqué en faveur de l’apôtre, n’est pas sans ambiguïté. Irénée appelle toujours « apôtre » Pierre, Paul ou les fils de Zébédée, tandis que l’évangéliste est presque toujours pour lui « Jean, le disciple du Seigneur ». Irénée connaîtrait-il deux groupes, « les apôtres et les disciples du Seigneur, c’est-à-dire l’Église » (Contre les hérésies, III, 12, 5, et passim) ? Il est certain que Jésus avait d’autres disciples à côté des douze apôtres. Vatican II affirme l’origine apostolique des évangiles, mais leurs auteurs sont soit des apôtres au sens strict, soit des membres de leur entourage (« apostolici viri »), les titres traditionnels n’affirmant rien sur leur identité réelle (Dei Verbum 18). On le voit, la personne du « disciple que Jésus aimait » reste environnée de mystère. Mais c’est là un point d’histoire dont la solution ne change rien à la valeur du message religieux contenu dans le livre en son état actuel. Quel qu’il soit et quelles que soient les étapes de sa rédaction, c’est le texte final, l’évangile tel que nous l’avons, qui nous livre le témoignage du disciple bien-aimé (20.30-31 ; 21.24-25), et qui est parole de Dieu pour l’Église qui reçoit ce témoignage.

À quelle date fut composé le quatrième évangile ? Son plus ancien témoin est un fragment de papyrus (Rylands 457), écrit vers 125, qui donne 18.31-34 et 18.37-38 sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. Le papyrus Egerton 2, qui lui est de très peu postérieur, en cite plusieurs passages. Ces deux documents ont été trouvés en Égypte. Il faut en conclure que le quatrième évangile aurait été publié, à Éphèse ou à Antioche, au plus tard dans les dernières années du Ier siècle. En outre, s’il est vrai que des textes tels que 9.22 ; 12.42 ; 16.2, font allusion à une décision des autorités juives prise lors du « concile » de Jamnia, la composition du quatrième évangile, sous sa forme quasi définitive, ne pourrait pas être antérieure aux années 80. – Mais cette rédaction, qui suppose une évolution assez complexe des traditions « johanniques », oblige à faire remonter la composition du document le plus ancien à une date beaucoup plus haute. Un texte tel que 14.2-3, proche de 1 Th 4.13s, suppose que l’on attendait encore le retour du Christ dans un avenir assez proche. Il est possible alors que le document « johannique » le plus ancien, d’origine palestinienne, puisse être daté des environs de l’an 50.

Il est clair alors que la rédaction « johannique » la plus ancienne, conservée dans l’évangile sous sa forme actuelle, se fait l’écho de traditions indépendantes de la tradition synoptique et qui, on le reconnaît aujourd’hui, sont d’un intérêt primordial pour reconstituer la vie et l’enseignement du Christ. À propos de la construction du Temple, le quatrième évangile contient une des données chronologiques les plus précises des évangiles (2.20 ; cf. Lc 3.1). La topographie « johannique » est également beaucoup plus riche que celle des Synoptiques. Tout l’évangile est rempli de détails concrets prouvant que son auteur était au courant des coutumes religieuses juives, de même que de la mentalité rabbinique ou de la casuistique en usage chez les Docteurs de la Loi. En ce qui concerne le déroulement de la vie de Jésus, sur bien des points le quatrième évangile précise les données synoptiques ; ainsi de la durée réelle du ministère de Jésus et de la chronologie de la passion, plus exacte, semble-t-il, que celle des Synoptiques. Donnons un exemple. Selon les Synoptiques, avant d’être livré à Pilate, Jésus aurait comparu devant le Sanhédrin qui l’aurait condamné à mort pour cause de blasphème (Mc 14.43-54 et parallèles). Nombre d’historiens ont montré l’invraisemblance de cette procédure, ce qui battait en brèche la vérité historique des Synoptiques. Or, 18.31 suppose que, effectivement, il n’y eut pas de procès devant le Sanhédrin qui se serait terminé par une condamnation à mort. Selon les traditions « johanniques », il y aurait bien eu une réunion du Sanhédrin qui aurait décidé la mort de Jésus pour raison d’État, mais en l’absence de celui-ci et bien avant son arrestation. D’autre part, cette décision de faire mourir Jésus serait la conclusion d’un long conflit entre Jésus et les chefs du peuple juif, qui se serait exacerbé lors des diverses montées de Jésus à Jérusalem (5.16-18 ; 7.30, 44 ; 8.59 ; 10.31, 39). Cette présentation des faits est plus plausible que celle de la tradition synoptique, laquelle, ne faisant monter qu’une seule fois Jésus à Jérusalem, aurait schématisé le drame en composant le récit de la comparution de Jésus devant le Sanhédrin la nuit même où il fut arrêté. Ainsi, les Synoptiques n’auraient pas contrevenu à la vérité historique, ils auraient seulement schématisé les éléments du drame. On voit le renversement de situation : c’est l’évangile de Jean qui permettrait de sauvegarder la vérité historique de la tradition synoptique, vérité historique telle qu’on la comprenait à l’époque.

Mais que l’on ne s’y trompe pas ; la conception de l’histoire que suppose le quatrième évangile diffère profondément de l’idée que s’en fait l’historien moderne. Ce qui importe avant tout à l’évangéliste, c’est de mettre en lumière le sens d’une histoire, qui est divine autant qu’humaine, histoire mais aussi théologie, qui se déroule dans le temps mais plonge dans l’éternité ; il veut raconter fidèlement et proposer à la foi des hommes l’événement spirituel qui s’est accompli dans le monde par la venue de Jésus Christ : l’Incarnation du Verbe pour le salut des hommes. Pour cela, l’évangéliste a fait un choix, et il a retenu spécialement les faits qui pouvaient présenter à ses yeux une valeur symbolique, leur donnant par là une profondeur et des résonances nouvelles. Les miracles racontés sont des « signes » qui révèlent la gloire du Christ et symbolisent les dons qu’il apporte au monde (purification nouvelle, pain vivant, lumière, vie). En dehors des miracles, l’auteur a le don de saisir la signification spirituelle des faits et d’y découvrir des mystères divins (cf. 2.19-21 ; 9.7 ; 11.51s ; 13.30 ; 19.31-37 et les notes) ; il voit les faits matériels, historiques, dans leur dimension spirituelle : Jésus est la lumière qui vient dans le monde, son combat est celui de la lumière contre les ténèbres ; sa mort est le jugement du monde ; toute sa vie est en définitive l’accomplissement des grandes figures messianiques de l’Ancien Testament : il est l’Agneau de Dieu, 1.29, le temple nouveau, 2.21, le serpent sauveur élevé dans le désert, 3.14, le pain de vie qui remplace la manne, 6.35, le bon Pasteur, 10.11, le vrai cep, 15: 1 etc. Ce portrait, à la fois hiératique et plein de vérité humaine, donne à la figure historique du Christ toute sa dimension de Sauveur du monde. À propos de Jean, il ne faut donc pas opposer symbolisme et histoire : le symbolisme est celui des faits eux-mêmes, il jaillit de l’histoire, il s’y enracine, il en exprime le sens et n’a de valeur, pour le témoin privilégié du Verbe fait chair, qu’à cette condition.